Rouge décanté est le deuxième volet d’une trilogie autobiographique écrite par Jeroen Brouwers. Dans ce récit, provoqué par le décès de sa mère, l’auteur revient sur les années qu’il a passées avec elle dans le camp de Tjideng en Indonésie néerlandaise pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les Japonais envahissent la colonie. Avec cette œuvre de deuil, la mère et l’enfance sont enterrés pour de bon.
Bien que la parole surgisse suite à la perte de la mère, qu’elle vienne aider à la vivre, du moins à la traverser, le récit ne se présente pas comme une œuvre-hommage, en forme de stèle funéraire achevée et polie, toute imprégnée du regret de la morte – comme dans Le Livre de ma mère de Cohen. Sans suivre de ligne précise, elle s’apparente davantage à un chantier qui rend compte de la confusion de la mémoire remise en branle après la mort de celle qui portait avec elle tout un pan de vie. Les temporalités se mêlent, les passés – multiples, irréductibles à un singulier illusoire – se confondent, des remarques s’invitent au milieu d’un souvenir faisant l’effet d’une interférence, et des ponts se bâtissent de Tjideng à la maison de retraite de la défunte, de la figure maternelle à l’amante Lisa, en qui trouver refuge, des tortures infligées aux corps au traumatisme de l’accouchement de la femme de l’auteur, ou d’une place centrale du camp à une forêt embrumée. Au cours de la lecture, l’organisation en cours chapitre eux-mêmes ouverts à la libre-association apparaît comme une nécessité pour dire l’impossibilité de rétablir une quelconque forme d’ordre, de continuité, au moment de rendre compte du double chaos de l’expérience du camp de concentration et de la perte de la mère.
Cette écriture en boucles produit de discrets phénomènes de répétition, et des motifs se dégagent ainsi progressivement, restituant du liant dans ce témoignage qui ne peut qu’être décousu. Ainsi les côa de grenouilles, les mouches qui menacent de mort, le vent comme une image des sentiments impalpables, le rouge du sang qui s’infiltre dans le regard de l’enfant, les prières et incantations détournées, les durillons seuls capables d’exprimer l’insensibilité. Ce qui se formule aussi dans cette remémoration autour de la figure maternelle est le rapport complexe de l’auteur à la femme, quelle qu’elle soit, à son corps, à son amour, à l’impossible fusion avec elle depuis qu’un grillage s’est interposé entre elles et lui quand la voilette de sa mère est retombée sur son visage au moment où elle l’embrassait.
Ces symptômes d’obsession ouvrent à la subjectivité de l’auteur, à son intimité, encore renforcée par la simplicité du ton, de l’énonciation. Le « je » s’exprime sans artifice, se refusant à tout effet de style. La langue est brute, les phrases sont heurtées – par les tirets, les deux points, les parenthèses… –, les structures hoquètent et en disent parfois plus long que les mots eux-mêmes. Mais la violence est sourde, étouffée, formulée par des mots d’une simplicité déconcertante, car l’émotion est tenue à distance, que ce soit celle provoquée par le décès de la mère ou celle qui resurgit au moment de se remémorer l’horreur traversée. L’adulte qui écrit laisse entrevoir un état dépressif et beaucoup de cynisme, seul capable d’anéantir tout larmoiement, de dompter tout émoi, de préserver de la submersion.
Ce recul provient aussi du point de vue par lequel est racontée l’Histoire, celui d’un enfant qui n’est pas même conscient de la vivre. Dépourvu de cadres capables de lui indiquer comment recevoir tel ou tel événement, il déstabilise car il semble ignorer tout autant que savoir, de même qu’on ne sait bien si sa posture l’épargne ou l’expose au contraire davantage. Pour pallier son amoralité, l’auteur raconte en quelques mots qu’une fois sorti du camp, une fois de retour en Europe, il est allé dans des pensionnats tenus par des hommes d’Eglise chargés de rattraper le retard et de corriger le tir. L’importance de ce regard scinde la personnalité de l’auteur, pris entre le rire de l’enfant qui ne se rend pas totalement compte – à moins qu’il ne serve de rempart pour se protéger d’une conscience trop aigüe – et les remords de l’adulte qui se donne des claques pour se punir d’avoir réagi ainsi.
Le témoignage est d’autant plus fort qu’il se construit dans ce double regard, que la violence des scènes et la cruauté des supplices infligés par les Japs sont présentées comme des « évidences de l’enfance », considérées pour ce qu’elles sont véritablement après coup. De l’enfant à l’adulte, ce qui reste est une sincérité troublante, débarrassée de la bienséance, et même de tout filtre social, qui laisse place à une confession entière de ses sentiments les plus coupables, les moins avouables, à l’égard de sa mère ou d’autrui.
Par cette transparence totale seule peut avoir lieu la catharsis recherchée par l’écriture. De fait, si Jeroen Brouwers écrit, ce n’est pas tant pour rendre son importance à tout un pan de l’histoire néerlandaise et mondiale, négligé, atténué à cause de l’indulgence des prisonniers, voire leur incompréhensible nostalgie, que pour se décharger de ce passé insurmontable et pour achever le deuil de la mère. L’auteur confesse ne jamais relire ses récits, car faire œuvre lui permet de se libérer de ce qui lui pèse par les mots. Et ainsi, au-delà du témoignage d’un enfant prisonnier, aussi poignant soit-il, ce qui est en jeu à chaque page est la lente constitution d’une cérémonie funèbre, bien plus forte et efficace que celle prévue par la société, et seule capable d’assumer le double adieu à la mère et à l’enfance.
F.