« Eugène Onéguine » de Pouchkine

L’œuvre de Pouchkine, Eugène Onéguine, constitue le tournant vers la modernité de la littérature russe, encore toute imprégnée par le romantisme qu’elle dépasse. Ce roman en vers, composé de huit chapitres de près de 400 strophes, retrace le parcours du personnage éponyme dans la Russie du XIXe siècle. Désigné par un critique contemporain de l’auteur comme une « encyclopédie de la vie russe », ce classique connu de tous les enfants du pays a profondément marqué les auteurs qui ont succédé à Pouchkine et ont tenté à leur tour de saisir ce que l’Occident appelle « l’âme russe ».

Eugène Onéguine - femmeDès les premières strophes, Eugène Onéguine est présenté comme un jeune dandy qui traverse le monde avec indifférence, nouveau Dom Juan par ses séductions et modèle d’homme mondain qui maîtrise parfaitement les codes de la sociabilité. Le portrait de ce type inscrit Pouchkine dans la lignée de Molière, La Bruyère ou Montesquieu. Mais dès qu’il apparaît dans l’intimité, Onéguine s’apparente davantage au héros de Huysmans, Des Esseintes, et son caractère solitaire et mélancolique s’accentue encore quand un héritage lui permet de quitter la ville pour se retirer à la campagne, où, loin des bals et des nuits de fête, il vit en ermite et intrigue tout son voisinage. Seul le jeune poète Vladimir Lenski arrive à l’approcher et à devenir son ami, quoiqu’il se distingue nettement de lui par son âme exaltée, emplie d’idéaux romantiques et de son amour pour Olga.

Cette entente mène Onéguine à faire la connaissance de cette muse à la beauté pure et au caractère gai et simple, et de sa sœur Tatiana, à l’inverse sauvage, mystérieuse, secrète. Une rencontre fortuite avec cet homme qu’elle connaît à peine suffira à faire déborder le cœur de Tatiana, préparée à un tel coup de foudre par des heures de lecture d’œuvres sentimentales. Sa passion, faite de souffrance et de langueur, la poussera à lui écrire une lettre pour se déclarer. Mais, quoique touché, Onéguine se dérobe face à tant d’effusions, convaincu que tout amour est voué à l’échec et qu’il vaut mieux y mettre un terme dès sa naissance. Au malheur de Tatiana, d’abord mis en balance par le bonheur de sa sœur – comme l’amour d’Anna Karénine et Alexis Vronski a pour contrepoint la relation apaisée de Lévine et Kitty Stcherbatski dans l’œuvre de Tolstoï – s’ajoute bientôt celui de Lenski, jaloux de son ami pour une bagatelle qui le mènera à la mort. Après cette perte, Onéguine, plus mélancolique que jamais, frappé par un ennui digne du spleen de Baudelaire, errera dans le pays avant de retourner à Moscou.

Au gré des saisons et au travers du pays s’écrit ainsi l’histoire tragique d’un amour manqué, de sentiments réciproques qui ne se découvrent et ne se manifestent pas au même moment et qui ne peuvent en conséquence s’accroître mutuellement et offrir l’espoir d’atteindre la joie. Mais l’œuvre de Pouchkine est loin de se résumer à cette matière romanesque. A l’expression lyrique se mêlent des considérations plus réalistes, voire triviales, sur le monde, et cette concomitance de la hauteur et de l’humble tient à l’originalité de la forme que l’auteur a adoptée, le roman en vers, qui associe prose et poésie et brasse leurs caractéristiques respectives.

Eugène Onéguine - PouchkineA la contrainte d’une forme poétique stable – une strophe de quatorze vers composée de quatrains à rimes croisées, plates, puis embrassées et d’un distique à rimes plates, forme inventée par Pouchkine et qui évoque le sonnet – se confronte la liberté totale du roman, défini en creux par son absence de règles. De même, à la présence de la poésie, son inévitable inscription dans l’instant, s’oppose l’étendue temporelle d’un récit qui couvre plusieurs années. Dans ce poème, la durée s’exprime donc par des jalons, ceux que sont les changements de saisons, chaque fois objets d’une description picturale, d’un tableau qui saisit la transition plutôt que la permanence. La perception du temps est aussi nourrie par l’espace, par le passage d’un lieu à un autre dans l’œuvre, structurée en trois temps par le départ de la ville à la campagne, et le retour de la campagne à la ville, suivant un schéma symétrique qui souligne les parallèles et les inversions.

Pour produire ces effets romanesques, les strophes s’enchaînent donc à l’infini. Mais s’il arrive que deux strophes soient liées par une même phrase qui mènent de l’une à l’autre, la plupart gardent de leur autonomie. Ainsi à l’unité d’un poème refermé sur lui-même se superpose la continuité d’une narration, remise en jeu à chaque instant par la rupture que produit le blanc qui sépare une strophe d’une autre. Ces ruptures tiennent autant à l’histoire, à la progression d’un épisode à un autre, qu’aux tons et registres employés, aux rythmes et aux sonorités impliqués par la versification, ou à l’intrusion d’un narrateur.

Celui-ci intervient en effet à de nombreuses reprises et interrompt le récit pour faire des commentaires, soit sur les mœurs qu’il observe et desquels il tire un propos général, soit sur sa propre création. Le processus d’écriture est en effet désigné à de nombreuses reprises, par des remarques métalittéraires qui situent Pouchkine dans l’histoire de son art et invitent le lecteur à saisir la double qualité de son œuvre, à la fois inscrite dans la tradition et profondément originale et nouvelle. Ces intrusions, cette mise en scène de la narration, ont pour effet de mettre à distance l’intrigue racontée et à contrebalancer la gravité par la légèreté et l’ironie d’un narrateur omniprésent.

Eugène Onéguine - folioAu sein d’une même strophe, celui qui devient un personnage à part entière peut en effet intervenir, par exemple pour interrompre la description amoureuse d’Olga que fait Lenski à Onéguine pour vanter les qualités de son héroïne, Tatiana, première du nom dans la littérature russe et modèle de vertu inégalable. Un « je » surgit donc et met en déroute le récit pour exprimer ses propres sentiments, qui parfois égalent le lyrisme de ses héros. Derrière ce pronom se cache donc l’identité incertaine d’un personnage de fiction profondément ancré dans la réalité de l’auteur. Le trouble produit par cette mise en contact de deux mondes est encore accru à la lecture du duel qui oppose Onéguine et Lenski et qui signe la mort du poète, car cet épisode semble prémonitoire pour Pouchkine lui-même, qui mourra dans des circonstances similaires pour l’amour de sa femme.

L’accent porté sur le récit lui-même nourrit finalement l’impression qu’Eugène Onéguine est finalement plus absent que présent, plus souvent parlé que parlant, et qu’au bout du compte son point de vue est mineur par rapport à celui de Tatiana, ou plus encore celui du narrateur. Ce creux de plus en plus grand qui se dessine autour de lui au sein de l’œuvre est redoublé par les strophes manquantes, supprimées et désignées par des lignes de points, qui expriment une absence mais qui n’entament pas pour autant la cohérence de l’œuvre. Cette symbolique du vide, de la lacune est encore enrichie par une fin qui ne permet pas de ressaisir l’ensemble de l’histoire, qui semble laisser à l’abandon le destin des deux personnages à jamais séparés, et qui ce faisant signe pour de bon la victoire du réalisme sur le romantisme et la tragédie.

La traduction en vers d’André Markowicz donne à percevoir l’importance de cette œuvre d’art totale dans toutes ses dimensions, de cet objet hybride qui mêle les genres et les tons, qui associe les contraires et les fait se côtoyer au point de renouveler les codes, de les réinvestir et de les fondre dans une synthèse qui s’impose par sa liberté et sa modernité.

F.

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