« Une vie » de Maupassant

Outre les nouvelles qui l’ont fait connaître dans le monde littéraire et qui l’ont rendu célèbre auprès du grand public, Guy de Maupassant a écrit quelques romans dont les plus connus sont Une vie, Bel-Ami et Pierre et Jean. Une vie, le premier auquel il se consacre, l’occupe pendant près de six ans au cours desquels le projet a été abandonné à plusieurs reprises avant d’être mené à bout, au point que l’auteur lui-même a fini par être exaspéré par son héroïne, Jeanne. Exemplaire du réalisme tel qu’il est conçu en tant que mouvement littéraire au XIXe siècle, cette œuvre fait concurrence à celle de Flaubert, maître de Maupassant, qui voulait avec Madame Bovary écrire « un livre sur rien ». Le disciple surpasse le maître dans ce projet, car la vie misérable d’une jeune fille dans la campagne normande n’est pas élevée au rang de symbole comme l’est celle d’Emma. Cette réduction du sujet au minimum par Flaubert avait pour but de focaliser entièrement l’attention sur le style, capable de transcender n’importe quelle matière, ce que démontre bien cette œuvre de Maupassant.

Le roman commence avec le retour de Jeanne chez ses parents après plusieurs années passées au couvent. Cette entrée dans la vie est accompagnée de multiples rêveries de jeune fille, qui semblent se réaliser avec la rencontre de Julien de Lamare, jeune désargenté qui voit en elle un bon parti et qui joue la comédie de l’amour pour la séduire. La désillusion la frappe violemment dès son voyage de noces en Corse, et est ensuite douloureusement confirmée à leur retour par ses parents. Ceux-ci quittent le château familial et laissent Jeanne en proie au malheur, confrontée à l’avarice et à l’égoïsme de son mari, qui la trompe avec sa domestique Rosalie, puis avec une voisine de la région. Seule la naissance de son fils Paul fait échapper Jeanne à la mort, mais celle de Julien, la perte de sa fille le même jour et la cruauté de son fils qui dilapide une fois adulte la fin de sa fortune achèvent de faire de sa vie un échec.

Maupassant donne pour sous-titre de son œuvre « l’humble vérité », s’inscrivant en plein dans le mouvement réaliste initié par Balzac et Stendhal. À son tour en effet, il s’affirme contre le romanesque, contre les élans romantiques et l’idéalisation du réel, en dépeignant sans artifice une réalité dont l’attrait est encore diminué par l’absence de toute mise en perspective historique des destins qu’il trace. Privilégiant la peinture du réel à l’imagination, il s’intéresse donc à la vie de la noblesse de la campagne normande et aux classes plus basses qu’elle côtoie, puisant dans ses propres souvenirs et portant sur elle son regard perçant, capable de saisir l’essence de chaque situation. L’œuvre offre donc peu de séductions dans son sujet ; tout son intérêt réside dans le traitement de cette matière qui se veut à l’image du réel, aussi noir et amer soit-il, aussi pessimiste puisse-t-il rendre, et face auquel il n’est que de conclure : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit ».

La sublimation par l’écriture de cette matière morose ne passe pas par l’originalité. Comme on le voit avec cette dernière phrase du roman, Maupassant au contraire, pour être au plus proche du vrai, multiplie les lieux communs, que ce soit dans la structure d’ensemble du roman ou dans la conversation de ses personnages. De plus, ceux-ci n’ont rien d’héroïque. Bien au contraire, leurs défauts sont tels qu’ils en viennent à paraître comiques ou insupportables. Jeanne fait un peu exception au milieu d’eux : bien que rêveuse, passive et larmoyante, sa sensibilité exacerbée, au départ simplement juvénile, gagne en gravité par la suite. Elle lui permet d’esquisser quelques réflexions qui ont une véritable profondeur, et qui, si elles restent en suspens car le personnage y attache peu d’importance, font entendre Maupassant lui-même, qui prend de la hauteur par rapport à son histoire et énonce ainsi sans emphase de petites vérités éternelles.

Une vie - folioCe qui surprend en revanche, c’est le rythme du roman, enlevé. D’un chapitre à l’autre, les événements tant rêvés se réalisent – le mariage de Jeanne a lieu dès le chapitre quatre –, et au sein même de ces unités, les événements sont extrêmement concentrés : dans ce même chapitre, le père de Jeanne lui fait part de la demande en mariage de Julien, puis la fête a lieu et s’achève avec la nuit de noces des amants, première étape terrible de la désillusion de Jeanne. Les étapes principales de cette morne vie s’enchaînent donc rapidement, avec une densité remarquable, alors qu’un sentiment de langueur et d’immobilité se dégage de l’unité spatiale de l’histoire, qui se déroule en grande partie dans la propriété familiale, les Peuples, dont chaque pièce et chaque arpent semble finalement familier.

Cette impression se dégage de la saisie précise du quotidien et de l’habitude par Maupassant, que ce soit la peinture sociale du village, et notamment des deux prêtres qui se succèdent, qui incarnent tous deux une conception radicalement opposée de l’Église catholique, celle de la vie des domestiques, des châtelains et des paysans, ou encore celle de l’activité des pêcheurs. Grâce à ses nombreuses accumulations, qui parcourent chaque page de son œuvre, il saisit avec une justesse étonnante les gestes les plus insignifiants, les déplacements les plus caractéristiques, qui se substituent à de longs développements psychologiques. Dans la même perspective, la nature joue un rôle à part entière dans l’œuvre, en offrant un miroir capable de refléter l’humeur de l’héroïne. Ce sont alors les multiples allures de la mer, de la tempête aux scintillements infinis du soleil, ou les promenades dans les bois, lieu de découvertes et de révélations cruelles. Maupassant s’inspire de sa connaissance de la Normandie pour décrire les falaises d’Étretat et les couleurs de ce pays humide, et en quelques touches seulement il dresse un paysage complet.

Une vieMais plus encore que l’histoire tissée sur plusieurs années, ce qui semble intéresser l’auteur est le développement de certaines événements qu’elle rassemble. L’œuvre a d’abord été publiée en feuilletons, et c’était probablement moins le suspens qui liait les épisodes entre eux qu’au contraire leur apparente autonomie qui pouvait procurer du plaisir. Maupassant est avant tout un auteur de nouvelles – il en écrit près de 300 à partir du moment où il se fait connaître avec Boule de suif – et ce goût de l’anecdote longuement préparée et soigneusement étoffée se retrouve à l’échelle du roman. Après la lecture, reste moins en mémoire le récit d’une vie qu’une succession de scènes frappantes, qui se focalisent autant sur Jeanne que sur des personnages secondaires qui acquièrent alors du relief. C’est ainsi l’arrivée de Jeanne aux Peuples sous la pluie, qui annonce ses larmes à venir ; le portrait de la tante Lison, qui hante tout le roman comme un fantôme, vieille femme qui s’émeut au moindre geste d’amour sans même réussir à conquérir celui de son petit-neveu ; c’est aussi le voyage de noces de Jeanne et Julien en Corse, le récit de leur trajet dans les montagnes et la jouissance qu’y découvre la jeune mariée ; la crise d’hystérie de Jeanne quand elle découvre la relation de Julien et de Rosalie ; ses confessions au curé du village ; la nouvelle relation de Julien avec Gilberte de Fourville et leur mort dramatique ; la violence extraordinaire du nouvel abbé ; ou enfin le séjour de Jeanne à Paris, à la recherche de son fils…

L’œuvre aborde les thèmes du mariage et de l’amour, de l’adultère, de l’éducation des enfants, de la religion et de l’argent, et propose plus largement une réflexion sur la condition féminine dans ses dimensions morales, conjugales et sexuelles, particulièrement originale pour l’époque. Mais sa richesse réside également dans ses menus détails : ils recèlent une variété de tons et de nuances qui démentent l’impression triste et sombre de l’œuvre, en plus de rendre compte des plus infimes parties de la vie.

F.

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