Marivaux, outre ses pièces de théâtre qui l’ont rendu célèbre, est l’auteur de deux grands romans, Le Paysan parvenu et La Vie de Marianne. L’un et l’autre ont pour particularité d’être inachevés, quoique tous deux déterminés à une fin par leur auteur. L’interruption de leur rédaction ne s’explique pas par la mort de Marivaux, mais peut-être par une forme de désintérêt de sa part qui invite à attacher moins d’importance à l’intrigue qu’à son développement, son traitement. Si Marivaux prend plaisir à manier les ressorts du romanesque, c’est davantage à la psychologie et à l’écriture des sentiments les plus aigus qu’il s’intéresse, dans un style qui en épouse les subtilités.
L’œuvre, composée de onze parties correspondant à onze envois, se présente comme le récit épistolaire que Marianne fait à une de ses amies qui veut connaître l’histoire de sa vie. Le personnage éponyme écrit donc a posteriori, une fois qu’elle est adulte et qu’elle a acquis le titre de comtesse. Elle comme son interlocutrice connaissent donc le fin de mot de son parcours dans la société, et il s’agit alors pour Marianne de raconter comment elle est passée de pauvre orpheline aux origines inconnues à comtesse à la noblesse acquise.
Le romanesque préside à la destinée de Marianne avec la mort de ses parents à l’âge de deux ans, dans un accident de voiture. En plus de se retrouver abandonnée, Marianne est livrée au monde sans identité et sans fortune. Cette interrogation originelle sur sa naissance pèse sur l’ensemble de son histoire par la suite, dans une société où les mariages ne se font qu’entre personnes de même rang à moins de choquer les mœurs et de s’attirer l’opprobre de sa classe.
Ainsi Marianne a beau rencontrer tout au long de sa vie des personnes de cœur capables de la prendre sous leur protection, essentiellement des femmes, chaque fois le mystère de sa naissance vient interrompre son bonheur retrouvé. A ceci s’ajoute la fierté exacerbée de Marianne, qui n’avoue qu’avec honte et réticence son histoire, pourtant capable de susciter la pitié et la charité quand l’aveu devient inévitable. On perçoit dans cette réaction le poids des bienséances sociales que Marianne a profondément intégrées avant même de les subir.
Ce malheur initial n’est que le premier d’une longue série : viennent ensuite la mort subite de ses tuteurs, la tromperie d’un faux-dévot moliéresque qui veut l’épouser en secret sous couvert de faire acte de charité, la malveillance de femmes du monde qui veulent empêcher son mariage avec un jeune homme noble, Valville, ou encore l’inconstance de ce dernier alors que leur union est enfin acceptée grâce à la bonté et la vertu de Marianne. Quand prête à renoncer au monde, Marianne envisage d’entrer dans les ordres, le roman prend une nouvelle orientation, et les trois derniers livres sont consacrés à la vie d’une de ses amies religieuse, Tervire, dont les malheurs et les aventures sont au moins comparables aux siens.
Dans ces deux vies de femmes, les rebondissements et les retournements de situation sont démultipliés, qu’ils soient positifs ou négatifs. Le hasard agit en maître, tissant d’innombrables liens familiaux entre les personnages et multipliant les rencontres impromptues. Le malheur autant que le bonheur n’en résultent jamais durables, ce qui permet à l’auteur d’analyser d’infinies nuances de sentiments d’un extrême à l’autre, du ravissement au désespoir.
De fait, Marivaux recourt à l’envi à l’art de la scène théâtrale qu’il pratique par ailleurs dans ses pièces écrites à la même époque, en prenant un malin plaisir à réunir tous ses protagonistes en un même lieu pour un moment de révélation dramatique et pathétique (en témoignent les gravures de Jakob van der Schley inspirées par le roman). A ces ressorts, il ajoute ceux du romanesque tout aussi puissants dans la mise en scène d’émotions, avec en particulier le motif topique de la reconnaissance. Pour caractériser cette débauche de sentiments, on a pu parler de roman sensible, et sa marque la plus évidente est celle des larmes, qui coulent sans cesse, qu’elles soient de peine ou de joie, et qui se communiquent la plupart du temps à l’interlocuteur de Marianne ou à l’assemblée qui l’entoure.
Toute l’énergie de l’auteur est ainsi investie dans la description des moindres mouvements de l’âme. Il y sacrifie le rythme de l’intrigue, considérablement ralentie par ces haltes, et la peinture sociale, limitée à la noblesse et à la satire des faux-dévots, soit les personnages qui côtoient Marianne de près, simplement saisis de façon statique dans des portraits physiques et de caractère. Ce qui lui importe est bien davantage de creuser la personnalité de Marianne, aussi bonne que fière et aussi vertueuse que rusée, et de saisir les subtilités de son cœur et de sa conscience, de les déplier à chaque instant, que ce soit dans l’anticipation d’un événement, dans son déroulement, ou à sa suite.
Le procédé même de mise en récit est ébranlé par cette recherche minutieuse dans les méandres de la psychologie sentimentale. La fiction épistolaire qui invite à croire que Marianne écrit à une de ses amies des événements qui se sont déroulés des années auparavant, mise en valeur au début et à la fin de chaque partie, entre en tension avec une précision et une justesse peu probable de l’analyse, doublée d’une reconstitution invraisemblable des faits, des dialogues et des pensées dans leurs plus infimes détails. A cela s’ajoute une tendance à la généralisation, manifeste par des remarques comme les nomme Marianne, qui lui donne le ton d’un moraliste.
S’il n’exploite pas les effets de la mémoire, Marivaux manie en revanche abondamment les effets de répétitions et variations, ainsi que d’emboîtements des récits. A chaque nouvelle étape de la vie de Marianne, son parcours est entièrement résumé depuis sa naissance qui détermine toute la suite, chaque fois grossi par ce qui précède immédiatement. De même, le moindre est événements est reraconté à chaque occasion, suivant un principe de réécriture qui fait avancer le roman par boucles, par des retours en arrière qui seuls permettent la progression. Ces phénomènes de reprises invitent aussi à l’emploi généreux du discours rapporté par chaque personnage qui raconte un événement mais aussi par Marianne qui fait ainsi entendre toutes les voix par la sienne à l’échelle de l’œuvre. Le principe de mise en abyme est poussé le plus loin avec le récit de Tervire, qui relate sa vie à Marianne qui elle-même s’en souvient pour la rapporter à sa correspondante.
Pour dépeindre la naissance et les progrès de l’amour, Marivaux puise dans le théâtre, le romanesque, le picaresque et le roman précieux. Le parcours de Marianne est initiatique et l’œuvre, quoiqu’inachevée, prend la forme d’un roman d’apprentissage. Néanmoins, le lecteur bute face à son interruption, brutale et inexpliquée. Si une fois le livre refermé, il semble inévitable que le récit reste ainsi en suspens, à moins d’être encore rallongé de dizaines de parties encore, cette non-fin invite à repenser le projet de l’auteur. Le roman apparaît plus comme un espace de liberté, propice à la mise en œuvre des possibles du récit et à des exercices de style, que comme un tout refermé sur lui-même. C’est comme si Marivaux aiguisait là ses outils de dramaturge pour mieux les exploiter dans ses pièces de théâtre, comme si le lecteur découvrait là le laboratoire du marivaudage qui fait la singularité de sa langue.
F.