La Bête, de Madame de Villeneuve à Walt Disney en passant par Jean Cocteau

Que ce soit en littérature ou au cinéma, par les mots ou par l’image, la représentation de la Bête du conte La Belle et la Bête est un défi posé à l’art. Contrairement au beau, à chaque époque défini par des règles et des canons bien précis, le monstrueux est moins codé, bien plus libre. Si certains considèrent qu’il suffit de prendre à rebours les principes du premier – l’harmonie, l’équilibre ou encore la grâce pour les Grecs – d’autres artistes préfèrent explorer le bizarre ou l’inquiétante étrangeté. L’important est que, dans tous les cas, la Bête en soit véritablement une.

L’idée est que la nature monstrueuse de la Bête, terrible et inhumaine, est ce qui permet de croire au conte. S’il ne s’agit que d’une métaphore, que l’appellation « la Bête » ne sert qu’à désigner un homme sauvage, violent, reclus du monde, et pourtant bien humain, le conte perd en puissance et devient simplement moral. Pour qu’il prenne son sens, pour qu’il s’élève au-dessus du rang de simple histoire, il faut que la Bête apparaisse comme un monstre indompté, suscitant frayeur et horreur.

La Belle et la Bête - VilleneuveCe conte apparaît comme tel au XVIIIe siècle, sous la plume de Madame de Villeneuve. Cette version écrite – la plus longue qui soit – inspire de nombreuses œuvres par la suite, littéraires ou picturales, mais aussi, deux siècles plus tard, cinématographiques. Si, comme on va le voir, la représentation de la Bête y est très elliptique, elle inspire néanmoins les créatures de Jean Cocteau et de Walt Disney, devenues emblématiques dans l’imaginaire collectif.

Le conte de Madame de Villeneuve débute avec le récit de la ruine d’un riche marchand, forcé de se retirer à la campagne avec ses douze enfants pour mener une vie plus simple. Quelques temps plus tard, apprenant qu’un de ses navires est revenu chargé de biens, il part en ville avec l’espoir de retrouver un peu du faste qu’il a quitté et d’y ramener bientôt ses enfants. Avant de partir, ses cinq filles aînées le charge de lui rapporter de riches robes et des parures dispendieuses pour les consoler de leur sort, tandis que la cadette, la Belle, ne lui demande qu’une rose.

Après un séjour de six mois, le marchand prend le chemin du retour, aussi pauvre qu’il n’était parti. En pleine nuit, il se perd dans la forêt, et arrive devant un château imposant dans lequel il trouve refuge. Là, un souper et des douceurs l’attendent, mais il ne croise personne. Après s’être nourri et reposé, il s’apprête à repartir, lorsque, voyant un mur de roses, il en cueille une pour la Belle. Surgit alors l’habitant des lieux, la fameuse Bête.

La Belle et la Bête - trompePrécédée d’un « bruit terrible », elle fait l’objet d’une courte description : « il aperçut à ses côtés une horrible bête, qui, d’un air furieux, lui mit sur le cou une espèce de trompe semblable à celle d’un éléphant ». Cet attribut, plutôt pittoresque et à la connotation sexuelle, fait alors imaginer une chimère, faite de l’association monstrueuse de différentes parties des corps de plusieurs animaux. Malgré cette apparence le pauvre marchand comprend qu’il est le maître des lieux et l’appelle « monseigneur ». A ceci, la Bête réplique d’une phrase devenue célèbre : « Je ne suis pas monseigneur, je suis la Bête ». Cette appellation qu’elle revendique, précédée de l’article défini, fait d’elle la bête par excellence, l’essence même de la bête.

Par la suite, elle est désignée à plusieurs reprises comme un « monstre », ce nom étant accompagné d’adjectifs péjoratifs peu figuratifs. Après sa première apparition, le deuxième moment décisif dans l’ordre de sa représentation est la rencontre avec la Belle. Ayant conclu avec le marchand qu’il le laisserait repartir s’il envoyait auprès d’elle une de ses filles, qui deviendrait volontairement sa prisonnière, elle arrive donc au château, prête à se sacrifier pour le salut de son géniteur. Comme la première fois, la Bête est annoncée par « un bruit effroyable », « causé par le poids énorme de son corps, par le cliquetis terrible de ses écailles, et par des hurlements affreux ».

Loin d’aider à construire son image, ces détails rendent plus inimaginable et plus inconcevable encore la Bête. Trompe et écailles semblent non seulement insuffisantes à le saisir dans son entier, mais en plus incompatibles. A cette absence de portrait s’ajoute la faible présence de la Bête dans le conte. Chaque soir il vient voir la Belle tandis qu’elle dîne, et lui demande inlassablement si elle accepte de coucher avec lui. Peu à peu, ce simple dialogue n’est plus qu’implicite. A contrario, un prince qui vient chaque nuit visiter la Belle en rêve et lui dire son amour est longuement décrit, pourvu de toutes les qualités imaginables.

La Belle et la Bête - gravureUn dernier épisode est décisif pour bâtir l’image de la Bête : celui de sa métamorphose. A son retour au château, après s’être rendue auprès de son père malade, la Belle trouve la Bête mourante, dans une grotte. Elle écoute son cœur et lui passe de l’eau sur la tête. Bien que ce contact physique entre les deux personnages soit sans précédent, il n’est pas l’occasion de livrer de nouveaux détails sur son allure et sa constitution. Sa métamorphose subséquente en homme, longuement préparée par la description du prince nocturne et du même coup atténuée, se fait quant à elle dans le sommeil, comme insensible. Elle l’est d’autant plus qu’à de multiples reprises, la Bête est dite bienveillante, attentionnée et de bon goût. Dans ces conditions, il n’était pas nécessaire pour la Belle de l’apprivoiser.

Plus encore, il est révélateur que la métamorphose ne mette pas fin au conte. A son réveil, arrivent au palais la Reine et la bonne fée, qui soulèvent longuement le problème de la naissance de la Belle, indigne de celle de la Bête. Un dernier coup de théâtre révèle sa noblesse et permet finalement que leur union ait lieu. Néanmoins, même une fois devenu gentilhomme, descendant d’une lignée royale, la Bête reste un personnage en retrait.

Tout au long du conte, toute l’attention de Madame de Villeneuve se tourne en effet vers la beauté du palais, la richesse des plaisirs qu’il offre, l’harmonie de ses jardins et la grandeur des feux d’artifice qui y sont donnés, et le charme incomparable du prince nocturne, plutôt que vers l’allure et les mœurs de la Bête. On peut supposer que c’est la bienséance du XVIIIe siècle qui impose un tel déséquilibre entre la représentation du beau et celle du monstrueux. Dans cette version originelle de l’histoire, la métamorphose n’apparaît donc que physique, visuelle, et le conte se résume à un discours sur les apparences, bien plus charmant que terrible. Par l’ellipse, la représentation de la Bête est laissée à l’imagination des lecteurs, très libres mais peu sollicitée.

La Belle et la Bête - CocteauA l’écran, l’enjeu de la représentation de la Bête est bien différent. Jean Cocteau a tenté de relever le défi en 1946, confiant le rôle principal à Jean Marais. Pour son film, il s’appuie sur la version du conte de Madame Leprince de Beaumont, plus courte que la précédente, mais elle aussi avare de descriptions. Dans son adaptation, Jean Cocteau souligne la relation des filles du marchand entre elles – en particulier la façon dont Adélaïde et Félicie soumettent leur cadette, apparentant ainsi la Belle à Cendrillon –, et crée le personnage d’Avenant – ami de leur frère qui constitue l’équivalent cinématographique du prince nocturne du conte. Amoureux de Belle, il réitère ses déclarations d’amour et ses demandes en mariage à son adresse, en vain.

Comme dans le conte, la Bête apparaît pour la première fois quand le marchand s’apprête à repartir. Néanmoins, elle a été annoncée un peu avant cela. A son arrivée dans la nuit, le marchand, assoupi dans un fauteuil devant un grand feu, se réveille en sursaut à cause d’un rugissement soudain. Sous sa main, est découvert un lion à la gueule ouverte, sculpté dans l’accoudoir du fauteuil. Par la suite, quand il s’apprête à repartir, le marchand découvre le cadavre d’une biche, dévorée en plusieurs endroits. Ces indices préparent en amont l’apparition terrible de la Bête.

La Bête - CocteauS’indignant de ce que le marchand abuse de sa générosité en lui volant une de ses roses, la Bête surgit quand il en cueille une. Son visage est celui d’un félin, oscillant entre le chat et le lion : sa peau est recouverte de poils, il a une crinière, des oreilles haut perchées et des crocs pointus qui lui sortent de la gueule. Ses yeux, humains, sont grand ouverts et particulièrement expressifs, ce qui permet de combler le floutage de ses traits. Ses mains sont quant à elles démesurément grandes par rapport aux poignets dont elles sortent, et sont elles aussi poilues, et terminées par de grosses griffes.

Plus encore, le costume princier dont la Bête est revêtue sert lui aussi à suggérer le monstrueux en déformant son corps : sa carrure est élargie par des épaulettes, une large collerette cerne sa tête, et de sa traîne sort une longue queue. Sa silhouette et son ombre s’en trouvent encore plus disgracieuses. Pour mettre en valeur sa nature de bête, de gros plans sont faits sur son visage et sur ses mains, indices les plus flagrants de son animalité. En outre, celle-ci se manifeste à plusieurs reprises et surgit avec le plus de clarté lors d’une promenade dans le parc avec Belle : n’entendant plus les paroles de celle qu’il aime, ses oreilles se dressent pour écouter le galop d’une biche qui s’enfuit, montrant combien son instinct surpasse sa raison.

La Belle et la Bête - JCocteauBelle se montre consciente de ses massacres lorsqu’elle raconte à son père qu’il vient la voir à des heures où ses appétits sont apaisés. Ainsi, si elle est effrayée, elle est peu étonnée de le voir surgir à sa porte en pleine nuit, ensanglanté et fumant, le regard embrasé, alors qu’il vient de tuer. Les rugissements qu’il pousse et les caresses qu’elle lui porte comme à un chat semblent révéler qu’elle n’envisage pas qu’il puisse être un homme ensorcelé.

De façon particulièrement habile et esthétique, l’humanité de la Bête est transférée à son château, anthropomorphe. Des bras d’hommes tiennent les candélabres aux murs, des têtes surmontent les cheminées, de nombreuses statues décorent le château et les portes parlent. Tous ces éléments sont mouvants, voire même animés. On retrouve là le goût de Jean Cocteau pour la magie et les inspirations surréalistes de son art. De plus, la porosité entre l’homme et l’animal est redoublée par celle qui mêle l’intérieur et l’extérieur : la chambre de la Belle est richement parée, mais son lit est cerné de plantes, d’une intense végétation qui brouille les frontières entre le dedans et le dehors. Enfin, les limites de la monstruosité sont elles aussi troublées : ainsi, si la Belle ne revient pas de chez son père, ce sera elle le monstre, responsable de la mort de la Bête.

Tout au long du film, leurs appellations respectives sont particulièrement mises en valeur. Leurs noms disent l’essentiel de ce qu’ils sont, et c’est parce qu’elle redit sans cesse celui de la Bête que la Belle tente de le raisonner quand il lui demande quotidiennement si elle accepte de coucher avec lui : « Je ne vous aime pas la Bête » répète Josette Day, avec un accent magistral.

La Belle et la Bête - châteauLe pendant de la Bête est Avenant, supposé plaisant par sa manière d’être et par son aspect. A la fin, l’un se fond dans l’autre : la Bête se métamorphose en homme et prend l’allure d’Avenant, que la Belle avoue finalement aimer. C’est donc comme s’ils étaient les deux versants complémentaires d’un être parfait. Néanmoins, le personnage d’Avenant est plutôt désagréable – semblable au Gaston du dessin animé de Walt Disney –, et la substitution de l’un par l’autre atténue le plaisir du happy ending : toute l’entreprise d’apprivoisement de Belle n’a servi à rien, puisqu’elle épouse un prince semblable à n’importe quel autre, et devient à son tour une princesse comme une autre. Le narrateur dit lui-même : « Il semble qu’elle regrette un peu la bonne Bête ».

La croyance, que Jean Cocteau lui-même plaçait comme nécessaire à l’appréhension de son film par un carton initial, disparaît un peu avec cette métamorphose finale. Néanmoins, cette déception donne la mesure de la force de la construction du personnage de la Bête : l’horrible monstre est devenu objet d’un amour bien plus fort que celui que peut susciter le visage lisse et sans accroche de Jean Marais.

La Belle et la Bête - DisneyAvec le médium du dessin animé, la représentation de la Bête est beaucoup moins contrainte qu’avec celui du film. La plume du dessinateur peut en effet imaginer la plus monstrueuse et la plus farfelues des chimères. Il n’en est pourtant rien avec l’œuvre de Walt Disney. En préambule à l’histoire de Belle et de son père, une narration présente le sortilège qui a transformé le prince en Bête. D’emblée, cet état est montré comme n’étant pas naturel, résultant d’un sort maléfique. Pour le rompre, la Bête doit aimer et être aimée en retour avant ses vingt et un ans. Cette métamorphose initiale, tue dans la plupart des autres versions et qui annonce celle qui va conclure le dessin animé, prend appui sur des images de vitraux. Là, la métamorphose d’homme en Bête prend appui sur ses mains, devenues des pattes griffues.

Ce préambule est suivi de quelques plans qui ne font que suggérer la Bête et attisent le désir de la voir. Sa silhouette se dévoile par son ombre fuyante et son caractère irascible se manifeste lorsqu’il déchire violemment son portrait d’être humain. Par la suite, elle est à nouveau annoncée par des effets d’ombres chinoises, qui soulignent sa taille démesurément grande et ses cornes. Quand il est enfin révélé, son image est, comme dans le conte, précédée par un bruit terrible qui ébranle tout.

La Bête apparaît non pas quand le père de Belle cueille une rose mais quand il est installé dans son fauteuil, peu après son arrivée au château. Plus que son image elle-même, c’est la peur de l’inventeur face à la Bête qui désigne sa monstruosité, qui n’est à ce stade perçue que partiellement. Elle ne finit par se montrer quand elle propose à la Belle de remplacer son père et de devenir sa prisonnière : sur ses deux pattes arrière, elle avance enfin dans la lumière. Félin hybride, inidentifiable, ses yeux contrastent avec le reste de son corps : ils sont le lieu de son humanité, et le moyen par lequel Belle le reconnaît à la fin, quand il redevient homme.

La Bête - DisneyL’histoire que développe Walt Disney prend la forme d’un apprivoisement. Plutôt que de rugir, la Bête apprend ainsi à parler. De même la Belle l’encourage à contrôler son caractère impulsif, à s’habiller comme un homme, à manger avec une petite cuillère, à se montrer doux et à lire. Ses attitudes bestiales révèlent que la métamorphose qu’il subit n’est pas que physique. De plus, contrairement au film de Jean Cocteau, son allure monstrueuse est redoublée par les multiples gargouilles et statues qui ornent son château et son jardin, pourvus de cornes et de griffes.

La Bête est également révélée par son antre, dans la fameuse aile ouest interdite à la Belle. Là, tout est détruit et en lambeaux. Ces appartements humains mis en pièce disent ses accès de colère, ses instincts indomptables. C’est dans ce cadre désolé que prend place la précieuse rose qui lui sert de sablier et qui prend la mesure de son sort. Placée sous un globe, scintillante quoique flétrie, elle se distingue tout particulièrement dans ces ruines.

La Belle et la Bête - WDisneyProgressivement, l’animalité de la Bête ne se lit plus que dans son physique, dans le contraste entre la main fine et gracieuse de la Belle et la lourde patte de la Bête dans laquelle elle se perd. Néanmoins, à plusieurs reprises, la cruauté inhumaine de la Bête resurgit. Ses nombreux rugissements et ses combats, contre les loups puis contre Gaston, dévoilent sa force. Ce dernier, comme Avenant chez Jean Cocteau, lui offre tous les contrepoints : il est un homme à belle allure, mais grossier et inculte. Il est donc l’inverse exact de la Bête, dans le rapport contradictoire établi entre beauté intérieure et beauté extérieure.

La métamorphose finale de la Bête est annoncée par sa voix. Lorsqu’ils s’avouent leur amour en pensée avec la Belle dans la neige, son timbre d’ordinaire grave, ponctué de grognements, devient plus humain dans le chant. A la fin, c’est une nouvelle fois par les pattes que s’opère la transformation, qui, décomposée, révèle ce qui était en puissance. Une fois redevenu homme, seuls ses yeux et sa chevelure qui rappelle son poil attestent qu’il s’agit bien de la même personne, mais contrairement au conte de Madame de Villeneuve et au film de Jean Cocteau, son apparence est entièrement neuve, à aucun moment annoncée. Dans cette lecture du conte, la métamorphose physique vient donc parachever l’éducation que Belle lui a donnée, et est redoublée par celle de tous les domestiques du château, victimes du même sort, et du château lui-même, dont les gargouilles sont remplacées par des angelots et des Vénus aux courbes généreuses.

La Bête et les oiseauxCette Bête-là terrifie à plus d’une reprise par ses colères, ses surgissements soudains et sa victoire sur les loups dans la forêt, eux-mêmes déjà effrayants. A mesure que le dessin animé progresse, elle fait rire et devient attendrissante par les efforts qu’elle met en œuvre pour plaire à la Belle. Ceci repose en grande partie sur l’expressivité de ses traits, qui donnent à voir ses sentiments contradictoires, le combat entre l’instinct et l’amour qui l’habite.

Comme dans le film de Jean Cocteau, sa métamorphose finale en homme, qui fait disparaître à jamais la Bête, attriste plus qu’elle ne réjouit. Comme la Belle, le spectateur a apprivoisé cette dernière, beaucoup plus attachante que le prince extrêmement lisse et fade à laquelle elle laisse place. Une nouvelle fois, cela montre la puissance de la représentation visuelle de ce personnage inimaginable en pensée. Mais plus encore, cela donne à penser que le conte aurait été peut-être encore plus fort si la métamorphose n’était que dans les yeux de l’être qui aime, dans les yeux de la Belle.

Ce conte pose ainsi plus d’un défi à la représentation, qu’elle soit littéraire ou cinématographique. Favoriser l’image du prince par rapport à celle de la Bête, comme le fait Madame de Villeneuve, limite beaucoup sa visualisation mentale mais atténue la frustration de la voir métamorphosée. Lui consacrer au contraire beaucoup de soins et d’attention donne à l’inverse l’impression que sa substitution par un être humain est une mort, qui entame le happy ending tant attendu, et entrevu quelques instants avant sa transformation, quand l’amour est enfin réciproque.

F.

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