Le Théâtre de la Ville bouillonnait d’effervescence hier soir, pour la première de Big and Small de Botho Strauss. Ce ralliement massif était en grande partie dû à la présence sur scène de la célèbre Cate Blanchett, à qui le metteur en scène australien Benedict Andrews a confié le premier rôle. Un choix qui nous comble pour un spectacle délectable à tous les niveaux.
D’un hôtel d’Agadir à l’Allemagne d’après-guerre, une jeune femme erre, suite à sa rupture avec son mari. Lotte Kotte est un peu excentrique et a certes un grain de folie, mais elle est pleine de bonne volonté et ne demande qu’à nouer des liens avec les personnes qu’elle rencontre. Elle écoute les conversations, y prend part au travers d’une fenêtre qui donne sur la chambre d’un couple, frappe à toutes les portes d’un immeuble, sonne à tous les noms de l’interphone d’un autre, appelle désespérément au téléphone, se retrouve dactylo pour un temps et finit dans une salle d’attente où son nom ne sera jamais appelé.
Dans sa détresse, elle dialogue même avec un dieu, qu’elle prend à parti avant de lui reprocher de la réduire, de la rendre « small ». De son mari qui la jette dehors à son frère qui lui est devenu étranger, en passant par son amie d’enfance qui refuse de l’accueillir et bon nombre d’inconnus, toutes ses tentatives sont vaines. Elle n’en garde pas moins l’espoir, et sa joie sans cesse renouvelée montre bien qu’elle y croit sincèrement à chaque fois.
En réalité, Lotte n’a pas d’autres choix que de continuer, car les phrases montent en elle et explosent dans sa bouche, à moins qu’elle ne la tienne fermée de ses deux mains. Ses sentiments d’amour et d’humanité sont trop lourds pour qu’elle les garde pour elle, et son instinct la pousse à aider chaque personne qu’elle croise, que ce soit une jeune fille recluse dans une tente à cause de son mal-être ou un homme ivre qui crie des mots incohérents dans la rue.
Lotte traverse de nombreux lieux, sans que son parcours n’aboutisse. Le texte de Botho Strauss pose donc plus d’un défi à la scène, et Johannes Schütz, en charge de la scénographie, se soumet à ses exigences avec une simplicité déroutante et réjouissante. On voit passer sur le plateau du Théâtre de la Ville des immeubles, une cabine téléphonique, des meubles de jardin enchaînés et bétonnés, des bureaux démultipliés, et même une route. Le tout est cerné d’un fin cadre blanc qui fait converger tous les regards.
Ces décors sont manipulés dans une semi-obscurité comblée par une excellente playlist, à l’écoute de laquelle le corps de Cate Blanchett ne résiste pas et se déhanche avec générosité. Car c’est bien elle qui lie tous ces épisodes et tous ces lieux entre eux. Elle est Lotte Kotte, cette âme que l’on suit à chaque pas. Elle porte tout le spectacle à elle seule, sans faire d’ombres aux comédiens qui l’entourent mais les entraînant au contraire dans sa folle énergie.
L’incarnation est juste, dosée entre les émotions contradictoires et instables qui constituent le personnage. Cate Blanchett passe du rire aux larmes en un clin d’œil et avec une même intensité. Dans ce portrait d’un être en manque d’amour, animé d’une folie touchante, elle nous fait don de son corps, sous toutes ces facettes et dans toutes les postures. On la voit vivre sur scène, tantôt secouée par ses émotions de la tête aux pieds, et tantôt extrêmement complice avec cet autre Lotte à qui elle parle et dont on recueille précieusement les paroles.
Grâce à elle, on se laisse ballotter avec insouciance d’un tableau à un autre, suivant sans se lasser les désirs de joie et de partage qui l’animent. Lotte et Cate rayonnent, et la communication qui échoue entre les personnages de la pièce passe merveilleusement bien du plateau à la salle. Le texte de Botho Strauss, traduit en Anglais par Martin Crimp, est ainsi magnifiquement porté à la scène pour notre plus grand plaisir.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Big and Small », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.