« Le Cheval blanc » d’Elsa Triolet [extraits]

Préface à une « Vie de Michel Vigaud »

[…]

J’avais encore assez de jeunesse pour vivre dans l’amour. Or, si je ne connais pas l’amour malheureux, je sais ce que c’est que le malheur de l’amour. Le désespoir devant ce qui toujours reste « l’autre », labyrinthe, au-delà, parois lisses, le fuyant de sa pensée, de son rêve, qui s’en vont courir de par les rues et sentiers ainsi que le fait celui que l’on aime. Et j’allais, comme malgré moi, inventer un homme pour me plaire, imprenable, innocent des ravages de sa séduction, un homme à femmes qui ne serait pas un Don Juan, qui aurait la beauté animal ne cherchant pas à conquérir – qu’est ce qu’un cerf, un cheval ont à faire de notre admiration ? – qui aurait tout ce que l’enfance a d’adorable, de spontané, de tendre… le rire, l’attachement, la confiance, l’enfance qui ne soupçonne pas son pouvoir. Un être simple et clair, avec tout le mystère de ce qu’il porte en lui sans le savoir… Michel Vigaud, mon héros, prenait pour moi consistance, devenait un homme de son époque, bien au fait de la routine du monde, ignorant tout de ses raisons ; un barbare qui sait piloter un avion, un chevalier du Moyen Age qui rêve de délivrer du dragon une ville et la belle aux tresses blondes, et ne reconnaît point les dragons à décapiter et les belles à délivrer de notre XXe siècle, ne sachant que faire de son esprit de sacrifice et de sa soif d’amour. Un diamant brut, une énergie non captée, non employée, un homme en pure perte. Michel vivra à la discrétion du sort, ne cherchant ni gloire ni femmes ni argent, bifurquant soudain pour changer le cours de son présent sans un coup d’œil pour son avenir pour son destin qui s’en va au gré de la vie comme elle va.

Il vit comme ça se trouve. Sa morale est celle des contes de fées, des légendes – est-ce l’atavisme ? – ses aïeux sont saint Michel, Lancelot, Perceval, Tristan… C’est un chevalier errant qui cherche une occasion pour perdre sa vie dans un combat qui en vaudrait la peine. Sa vie, à laquelle il prend tant plaisir, tout en y tenant si peu. Un homme de la race des héros qui ne sait point, dans notre XXe siècle, distinguer le bien du mal. Et c’est nous qui manquons de pureté si nous pouvons croire que vendre de la drogue ou se laisser entretenir par une dame âgée, fait de lui un mauvais garçon. Lui, il rentre simplement dans le système, sans penser mal faire, et vend de la drogue en toute innocence. Il est comme des milliers d’hommes happé par la machine, un garçon de la génération à laquelle on avait soudain dit : « Va, fais la guerre ! » et qui ne savait pas plus que les autres pour quoi il fallait qu’il y aille et quelle était cette guerre. Trop courte, ensuite, pour que ces enfants deviennent des combattants, pour qu’ils sortent de leur énorme désarroi, et il faudra que vienne la Résistance pour en faire des héros et des aventuriers. La « drôle de guerre » n’aura été que le prélude duquel un Michel Vigaud, mon héros, a eu juste le temps de donner sa mesure.

[…]

On a dit souvent – et je l’ai peut-être bien dit moi-même – que Le Cheval blanc était un roman picaresque, pour cette seule raison que son héros va d’aventure en aventure. Or, ces aventures ne sont pas celles d’un picaro espagnol, d’un fourbe adroit, d’un intrigant, d’un fripon. Michel ne tire de ses aventures ni profit ni gloire, il agit pour rien, ses actes sont gratuits. Comme il se doit, quand on est chevalier, qu’on rêve de délivrer du dragon une belle dame aux tresses blondes. Si Michel avait vécu au Moyen Age, il se serait sans doute fait chevalier errant, il aurait été un de ceux qui, à la suite d’un vœu ou pour plaire à leur dame, parcouraient le monde à la recherche d’aventures et portaient secours aux faibles et aux opprimés. […] Michel vit gratuitement, toujours content de la vie comme elle va, tellement sans désirs qu’aucune offre ne pourrait l’allécher. Il est invulnérable, on n’a pas de prise sur lui. Jusqu’à sa rencontre avec la dame qui lui prendra son cœur, il vit comme s’il avait perdu connaissance. Comme si sa mère l’avait élevé dans une profonde forêt, loin des humaines ; comme s’il était Perceval lui-même, porteur d’une sagesse ignorante. Il a fallu l’amour pour le faire souffrir et se révolter contre lui-même. Il s’alignera sur son époque et, abandonnant le cheval blanc, montera dans un char, en pleine connaissance du monde et de ses catastrophes.

[…]

 

 

 

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