« La Réunification des deux Corées » de Joël Pommerat aux Ateliers Berthier

Artiste associé à l’Odéon, Joël Pommerat investit une nouvelle fois les Ateliers Berthier, optant cette fois-ci pour un dispositif bi-frontal. Alors que le public s’installe, un homme, accueilli par une hôtesse, tend le bras vers les rangées de public d’en face et s’écrie « C’est ma femme là-bas ! », avant de redescendre précipitamment la rejoindre. Sans même le savoir, ce spectateur s’est parfaitement fondu dans la dernière création du metteur en scène français, La Réunification des deux Corées.

La Réunification des deux Corées - afficheC’est comme si Joël Pomerat avait pris les scènes les plus fortes d’une vingtaine de films et qu’il les avait mises bout à bout, non pas pour raconter une histoire, mais pour parler d’amour, de tous les amours, les plus fous, les plus banals, les plus désespérés, les plus inconscients, les plus beaux, les plus tragiques et les moins romantiques. Le spectacle est en effet constitué de multiples saynètes, qui, en quelques minutes, laissent entrevoir toute une histoire et tentent de rendre compte de ce que désigne ce mot, « l’amour », brandi par tous et à tout bout de champ.

Est-ce quelque chose d’aussi idéaliste et chimérique que la réunification des deux Corées ou est-ce précisément ce qui réunifiera les deux Corées, de la même façon que les deux camps de spectateurs qui se font face se retrouvent et dialoguent par le biais de l’émotion ? A chacun de décider, de répondre comme il l’entend à cette question et de prendre le parti qui lui convient le mieux.

Il est exceptionnel qu’un spectacle charrie autant d’émotions, du rire aux larmes. Ce spectre est véritablement parcouru d’un extrême à un autre, non pas de façon chorale, mais au contraire de façon totalement individuelle. C’est à qui se reconnaîtra dans telle ou telle histoire, à qui entrera en empathie totale avec ce couple sans enfants, ou avec cet autre qui se bat contre l’amnésie, ou avec cet instituteur, cette femme de ménage, cette prostituée ou encore avec cet amour de jeunesse qui réapparaît des années plus tard.

La Réunification des deux Corées -Evidemment, et heureusement, toutes ne touchent pas avec la même force. Certaines sont plus lointaines, d’autres plus clichés, ce qui permet de se remettre de l’émotion qui nous submerge, de ravaler les larmes que les plus poignantes ont fait monter à nos yeux, de reprendre un peu de distance et de se replacer dans la fiction.

Joël Pommerat dompte parfaitement nos émotions, capable de les faire naître, mais surtout maître dans l’art de les doser. Il en va de même pour les moyens scéniques qu’il invoque, dont il use avec beaucoup de virtuosité et une juste parcimonie. Tout – et c’est là la clé de la réussite du spectacle – est affaire de mesure et d’équilibre : ni trop, ni trop peu.

La musique joue un rôle majeur sur la perception émue du spectateur. Composée par Antonin Leymarie, elle évoque des mélodies sentimentales que l’on connaît par cœur, du Dalida, du Céline Dion et du Dave, peut-être. Mais ainsi retravaillées, le terme sentimental perd toute connotation négative et retrouve un sens propre, selon lequel cela remue de l’intérieur, où l’on s’enivre d’elles et où l’on s’enrobe dans la langueur qu’elles expriment.

La Réunification des deux CoréesPour cette raison, une de nos figures fétiches du spectacle, la seule à revenir à intervalles réguliers, et celle de ce chanteur androgyne un peu démodé dans son habit disco, à la tessiture incroyablement étendue grâce à la technique sonore des Leymarie. Interprété par Agnès Berthon, ce personnage incarne bien ce frôlement continuel entre le kitsch et le bouleversant. Ses réapparitions, entre deux scènes, telles un refrain, font de ce spectacle une chanson d’amour à multiples couplets.

Outre la musique, les éléments scéniques employés sont peu nombreux, mais terriblement efficaces. S’il y a le minimum d’accessoires pour accompagner les comédiens, cela tient en grande partie au format du plateau : le public se trouve en effet de part et d’autre d’un large couloir dont les extrémités s’évanouissent dans l’obscurité.

Corps, fauteuils, tables, lits ou chaises apparaissent ainsi comme par magie, après un passage au noir étonnamment court. Avec autant de simplicité que si la régie changeait de chaîne à la fin de chaque séquence, les configurations se renouvellent grâce à de discrets repères fluorescents placés au sol, constituant les constellations imaginaires du spectacle, et à un art du surgissement caractéristique de la scène de Pommerat.

La Réunification des deux Corées - JPLes contrastes d’une scène à une autre sont par ailleurs soulignés par les effets de lumière d’Eric Soyer, grâce à qui sont dessinés au sol des damiers, des grilles d’aération ou des carrelages chiadés. Les atmosphères crépusculaires qu’affectionne Pommerat prennent ainsi forme, parfois accentuées par des volutes de fumées extrêmement bien dressées, comme commandés dans la direction qu’elles doivent prendre. Ajoutées à cela des musiques sourdes qui servent d’arrière-plan sonore, on imagine souvent des sorties de soirées bruyantes dans le silence de la rue, tard dans la nuit.

D’autres effets révèlent ce dosage précis et ce grand raffinement de la scénographie, telle cette pluie qui s’abat sur le psychothérapeute, le plus cruel dans son discours sur l’amour, qui le réduit à une illusion, une pure réaction chimique, pour convaincre une femme d’avorter, ou encore cette danse de deux auto-tamponneuses, qui se tournent autour plutôt que de se rentrer dedans, comme une image de l’amour.

Accompagné de splendides comédiens, Joël Pommerat, avec La Réunification des deux Corées, réussit à nous parler à tous, non pas à travers un discours universel sur l’amour, mais plutôt sur un mode intime bouleversant, qui touche durablement.

F.

Pour en savoir plus sur « La Réunification des deux Corées », rendez-vous sur le site de l’Odéon.

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