« L’Atelier du spectateur », mis en scène par Anne-Françoise Benhamou, en salle Simone Weil – la classe bien vivante

Le public, nombreux comme à son habitude pour ce rendez-vous attendu avec toujours beaucoup d’impatience, se presse dans la salle Simone Weil une fois la porte ouverte et s’installe à la place qui lui revient. Ou plutôt, installe la salle, car il n’est pas question ici de s’en tenir à un dispositif frontal : les tables sont déplacées, traînées à même le sol dans un bruit rauque ou soulevées, seul ou à deux, tandis que les chaises volent au-dessus d’elles – on croirait assister à un spectacle de François Tanguy, pendant quelques instants ! Le brouhaha et l’agitation prennent cependant progressivement forme et laissent apparaître une reconfiguration en quadrifrontal, parfois semée d’îlots pour les retardataires les jours de grande affluence, retardataires contraints de se retrouver non pas dans les derniers rangs des gradins ou sur les côtés mais au milieu de l’arène, du terrain d’échange délimité.

La maîtresse de cérémonie, qui a suivi ces mouvements d’ensemble du coin de l’œil tout en prenant elle-même place, donne discrètement le coup d’envoi, d’un « Alors ? », enthousiaste et sincèrement interrogatif. Après un temps de suspens, la séance commence : un premier protagoniste se lance dans une tirade, qui d’emblée immerge dans le sujet annoncé, mais comme de biais, par un petit bout de la lorgnette. Lui répond quelqu’un, d’un autre bout de la salle, et la parole rebondit ainsi, d’un personnage à un autre, sans que jamais le dialogue prenne l’allure d’un match, d’une mauvaise dispute, car à chacun est offert le luxe de laisser s’épanouir sa réplique, de la déployer, mais aussi d’hésiter, de tâtonner – suivant un format qui déforme le rythme du dialogue, donne aux répliques une tournure koltésienne de monologues, la rhétorique ciselée en moins, la charge émotionnelle de l’élaboration de la pensée par le discours, comme dit Kleist, en plus. Des interactions s’instaurent, des nœuds se forment et mettent progressivement en place la couleur de cet Atelier. Il arrive cependant que des changements de cap imprévisibles surviennent, que l’endroit de réflexion qui semblait s’installer soit dévié par une remarque ou une intervention, que de bifurcations en rebonds on se trouve entraîné de manière imprévisible vers des endroits inattendus, compte tenu du propos annoncé en amont de la séance.

S’il n’est pas possible d’entrevoir à l’avance le chemin de pensée qui va être suivi, on s’y engage confiant, avec la certitude de retrouver dans cet Atelier la densité castellucienne des autres créations d’Anne-Françoise Benhamou, notamment ses « Lectures dramaturgiques » mémorables. Ce qui s’exprime à haute voix, de manière parfois balbutiante ou cryptique, est le fruit d’une importante maturation. En même temps que l’on perçoit la part d’improvisation mobilisée dans le processus de création de la séance, qui lui donne toute sa vitalité mais laisse aussi entrevoir sa fragilité si émouvante – car elle fait parfois craindre l’accident bien réel –, cette improvisation est soigneusement préparée par des mois, voire des années de compagnonnage qui ont permis à la troupe d’acquérir une méthode commune. En outre, elle est soigneusement cadrée, par un dispositif élaboré et perfectionné avec le temps – méthode et cadrage qui ne sont pas sans rappeler les procédés de travail élaborés par le metteur en scène polonais Krystian Lupa. Plutôt que d’écriture de plateau, expression galvaudée qui embrasse désormais quantité de gestes artistiques profondément singuliers, on pourrait bien parler ici de « dramaturgie de plateau » pour rendre compte de ce processus de travail si singulier, grâce auquel nous parvient, au-delà de la pointe articulée, l’iceberg de réflexion tout entier.

Quand le soufflé paraît sur le point de retomber, que les élèves de cette classe bien vivante donnent l’impression d’avoir épuisé toutes leurs ressources, qu’un « oui ? » à la fois ferme et généreux ne suffit pas à relancer la machine, la maîtresse de cérémonie entre en scène. Jusque-là, la première spectatrice de l’Atelier se tenait en marge de la scène, extrêmement attentive au mouvement d’ensemble, à ses embardées exaltantes et à ses retombées menaçantes, entretenant la flamme de la discussion par son écoute sismographique, d’autres fois plongée dans des abîmes de réflexion qui rappellent le regard que portait Kantor sur ses performances en son temps – présence qui révèle, à nouveau, la part de création au présent de ces séances inégalables. Quand le soufflé paraît sur le point de retomber, donc, elle consent enfin à s’extraire de cette posture marginale – et pourtant si nécessaire à la dynamique de la troupe –, pour remettre une pièce dans la machine. Pas de la façon dont on pourrait l’attendre, dans la continuité logique de ce qui précède immédiatement. Elle replace au centre un détail rapidement évoqué et laissé de côté, que l’ensemble de l’assemblée avait négligé, et qui se révèle une potentielle pierre de touche, un levier pour ressaisir le tout – c’est celui-là, cette fois, mais ça aurait pu en être un autre, une autre fois.

La puissance de son art réside peut-être précisément dans cette capacité à nous surprendre à ce stade de l’Atelier, alors que le terrain semble avoir déjà été largement défriché, en découvrant un angle mort insoupçonné de la réflexion, ou un endroit de la sensibilité jusque-là informulé alors qu’essentiel. Là, la séance atteint son point d’intensité maximal : les phrases sont chargées de tout ce qui précède et de quantité d’autres choses encore qui nous parviennent mais comme de manière souterraine, qui ont trait à l’état du monde réel, à l’instant T, dans ce qu’il a de plus insaisissable, et, ou, à notre humanité profonde, à ce qui nous constitue en tant qu’être humain, non de manière essentialiste mais pris dans cet état bien particulier du monde. Ces phrases, souvent sinueuses – mais à ce stade de la séance, chacun a été mis en capacité d’en suivre le tracé si fécond – restent parfois en suspens, ponctuées d’un « vous voyez ce que je veux dire ? ». L’interrogation permet d’éviter le figement de la pensée, et plus encore de remettre en branle la pensée. Oui, non, on voit, on ne voit pas, mais on essaie de voir, et cela suffit à remobiliser, à embarquer plus loin, et plus vite encore, vers de nouveaux horizons que l’on n’entrevoyait pas jusque-là.

Le temps passe sans qu’on en prenne bien conscience, tout en ayant l’impression de s’être enfoncé dans une faille temporelle profonde – non tant du fait d’une perte de repères spatio-temporels, d’un travail de la perception qui crée les conditions d’une expérience altérée de la réalité – que d’une puissance intellectuelle, mais aussi, et peut-être surtout, d’une puissance émotionnelle qui rend l’expérience hors du commun. On devine la fin, et on voudrait retarder le moment de son arrivée, en même temps que l’emporte progressivement l’envie de mûrir tout ça, de prendre le temps, sur le chemin du retour, de le déplier, le déployer, le ressasser, le laisser décanter et se déposer dans un coin de la sensibilité. La fin survient avec grâce, sans finale exubérant ou tape à l’œil, passant au contraire presque inaperçu, et les participants de cette séance se lèvent, comme engourdis et chargés de tant d’échanges. Pas d’applaudissements pour congédier le public, la pudeur est de rigueur, mais des sourires et des conversations qui prolongent l’Atelier, autour d’Anne-Françoise ou à deux ou trois dans les couloirs de l’ENS – en attendant la prochaine séance : vendredi, 10h-12h30.

F.

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