« Gaspard » de Peter Handke [extrait]

J’ai été fier du premier pas que j’ai fait, mais j’ai eu honte du deuxième ; de même j’ai été fier de la première main que je me suis découverte, mais j’ai eu honte de la deuxième main ; j’ai eu honte de tout ce qui se répétait ; pourtant j’ai déjà eu honte de la PREMIÈRE phrase que j’ai prononcée, alors que je n’avais déjà plus honte de la DEUXIÈME et que je me suis vite habitué aux suivantes. J’ai été fier de la deuxième phrase.

Dans mon histoire, avec la première phrase je voulais seulement créer du bruit, alors qu’avec la suivante je voulais déjà me manifester, alors qu’avec la phrase suivante je voulais déjà PARLER, alors qu’avec la phrase suivante je voulais déjà m’ENTENDRE PARLER, alors qu’avec la phrase suivante je voulais déjà que d’AUTRES m’entendent parler, alors qu’avec la phrase suivante je voulais déjà que les autres entendent CE QUE je disais, alors qu’avec la phrase suivante je voulais déjà que d’autres, qui disaient AUSSI une phrase, ne soient plus entendus, alors que ce n’est que l’avant-dernière phrase de l’histoire que j’utilisais pour QUESTIONNER et que ce n’est qu’avec la dernière phrase de l’histoire que je commençais à demander ce que les AUTRES qui n’avaient pas été entendus avaient bien pu dire pendant que je disais ma phrase.

J’ai vu la neige et j’ai saisi la neige. Alors j’ai dit la phrase : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour et par là je voulais exprimer pourquoi donc la neige me brûlait les mains. Une fois je me suis réveillé dans l’obscurité et je n’ai rien vu. Alors j’ai dit : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour, et par là je voulais exprimer, d’abord pourquoi donc toute la pièce avait été vidée, puis, par ce que je ne me voyais pas moi-même, pourquoi donc on m’avait SÉPARÉ de tout ce qui m’appartenait. Après quoi, comme j’avais entendu quelqu’un parler, à savoir moi, j’ai dit de nouveau : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour, etc. Par là je voulais exprimer que j’aurais bien voulu savoir qui donc se moquait de moi avec ces paroles. Une fois je regardais dehors et je vis une lueur très verte, et je dis : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour ? – et avec cette phrase je voulais demander au dehors pourquoi les pieds me faisaient si mal. Je remarquai aussi un rideau qui bougeait. Alors je dis, mais pas au rideau : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour, et par là je voulais dire, mais pas au rideau, je ne sais pas à qui, pourquoi tous les tiroirs de la table étaient ouverts et pourquoi mon manteau se coinçait toujours dans la porte. Et j’entendis comme si quelqu’un montait l’escalier qui craquait et je dis alors aux craquements que j’aurais aimé devenir comme celui qu’un autre avait été un jour, et par là je voulais exprimer dans combien de temps ma tête redeviendrait légère. Une fois je fis aussi tomber une assiette qui ne se cassa pas, et alors je m’écriai : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour et par là je voulais signifier que rien au monde ne me faisait peur, après quoi je dis de nouveau : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour, et par là je voulais faire comprendre que quelque chose pourtant pouvait vraiment m’inspirer de la peur, comme une stalactite de glace brisée ; et puis une fois je n’ai plus ressenti aucune douleur et j’ai crié : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour, et par là je voulais dire que je ne ressentais plus enfin aucune douleur, mais je ressentis alors de nouveau des douleurs et je chuchotai à l’oreille de chacun : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour, et par là je voulais clamer à chacun que je ne ressentais plus au contraire aucune douleur et que tout était en ordre avec moi, en quoi je commençais à MENTIR ; et finalement je me suis dit à moi-même : j’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour, et par là, je voulais demander ce que la phrase que je me disais pouvait bien vouloir SIGNIFIER.

Parce que la neige a été blanche et parce que la neige a été le premier blanc que j’ai vu, j’ai appelé neige tout ce qui était blanc. On me donna aussi un mouchoir qui était blanc, mais je crus qu’il me brûlerait parce que la neige blanche m’avait brûlé la main quand je l’avais touché et je n’ai pas touché le mouchoir, et lorsque j’ai su le mot neige, j’ai appelé neige le mouchoir blanc : mais quand plus tard, lorsque j’ai su aussi le mot mouchoir, je voyais un mouchoir blanc, je PENSAIS toujours au mot neige, même quand je disais le mot mouchoir, et c’est finalement ainsi que j’ai d’abord commencé à me SOUVENIR. Mais un mouchoir brun ou gros n’a pas été de la neige. Et de même une neige brune ou grise n’a pas été de la NEIGE, mais bien le PREMIER brun ou gris que j’avais vu, à savoir un tas d’ordures ou un pull-over. Mais un mur blanc a été de la neige, de même quand j’avais longuement regardé le soleil, TOUT vraiment a été de la neige, parce que je ne voyais alors que du BLANC. Finalement j’ai utilisé le mot neige par curiosité même pour quelque chose de pas blanc, pour voir si cela deviendrait de la neige du seul fait que je disais le MOT neige, et même quand je ne DISAIS pas le mot neige, je le PENSAIS ou tout au moins je me souvenais à chaque regard sinon de de la neige du moins du mot neige. Mais finalement c’est allé si loin que non seulement je n’ai plus cru aux mots ni aux phrases sur la neige, mais que je n’ai plus cru non plus à la neige elle-même, quand elle était au sol ou qu’elle tombait, et que je ne l’ai tenue ni pour réelle ni pour possible pour la seule raison que je ne croyais plus au mot neige.

Le paysage a été une vitribe bariolée. Depuis que j’ai vu une fois l’OMBRE d’une chaise sur le sol, j’ai toujours considéré une chaise RENVERSÉE sur le sol comme l’OMBRE d’une chaise. Chaque mouvement a été une COURSE, parce qu’alors je voulais avant tout COURIR et M’ENFUIR ; la nage était aussi une COURSE. Le saut était une course dans la mauvaise direction. La chute aussi était une COURSE. Chaque LIQUIDE, même immobile, était une COURSE POSSIBLE. Quand j’avais peur, les objets COURAIENT très vite. Mais la tombée de la nuit était alors un évanouissement.

Quand je ne savais pas où aller, il me fut expliqué que quand je ne savais pas où aller, j’avais peur, et c’est ainsi que j’ai appris la crainte ; et quand je voyais rouge, il me fut expliqué que j’étais en colère ; mais quand je voulais me blottir, j’avais honte ; et quand je sautais en l’air, je me réjouissais ; mais quand j’étais près d’éclater, j’avais un secret ou j’étais fier de quelque chose ; et quand j’étais sur le point de m’évanouir, j’avais pitié ; mais quand je ne savais plus quoi faire, j’étais désespéré ; et quand je ne savais plus où était ma tête, j’étais affolé ; mais quand ma respiration s’arrêtait une seconde, je m’effrayait ; et quand j’avais le visage livide, j’avais peur de la mort ; mais quand je me frottais les mains, j’étais content ; et quand je bégayais ; il me fut expliqué que quand je bégayais j’étais heureux ; quand je bégayais, j’étais heureux.

Après que j’ai appris à dire le mot JE, on a dû pendant un certain temps s’adresser à moi avec le mot JE, parce que je ne savais pas qu’avec le mot TU on voulait dire je,  puisque je m’appelais JE ; et même quand j’eus compris le mot TU, je fis semblant pendant un certain temps de ne pas savoir de qui il s’agissait, parce que cela me faisait plaisir de ne rien comprendre ; ensuite cela me fit aussi plaisir de répondre CHAQUE FOIS que le mot TU étais prononcé.

Soutine - L'Idiot du village

Related Posts

None found