« Intérieur » de Maurice Maeterlinck [extrait]

[…]

MARIE – Grand-père, ne le dites pas ce soir !…

LE VIEILLARD – Tu perds courage aussi… Je savais bien qu’il ne fallait pas regarder. J’ai près de quatre-vingt-trois ans, et c’est la première fois que la vue de la vie m’a frappé. Je ne sais pas pourquoi tout ce qu’ils font m’apparaît si étrange et si grave… Ils attendent la nuit, simplement, sous leur lampe, comme nous l’aurions attendue sous la nôtre ; et cependant, je crois les voir du haut d’un autre monde, parce que je sais une petite vérité qu’ils ne savent pas encore… Est-ce cela, mes enfants? Dites-moi donc pourquoi vous êtes pâles aussi ? Y a-t-il peut-être autre chose, que l’on ne peut pas dire et qui nous fait pleurer ? Je ne savais pas qu’il y avait quelque chose de si triste dans la vie, et qu’elle fait peur à ceux qui la regardent… Et rien ne serait arrivé que j’aurais peur à les voir si tranquilles… Ils ont trop de confiance en ce monde… Ils sont là, séparés de l’ennemi par de pauvres fenêtres… Ils croient que rien n’arrivera parce qu’ils ont fermé la porte et ils ne savent pas qu’il arrive toujours quelque chose dans les âmes et que le monde ne finit pas aux portes des maisons… Ils sont si sûrs de leur petite vie, et ils ne se doutent pas que tant d’autres en savent davantage ; et que moi, pauvre vieux, je tiens ici, à deux pas de leur porte, tout leur petit bonheur, comme un oiseau malade, entre mes vieilles mains que je n’ose pas ouvrir…

MARIE – Ayez pitié, grand-père…

LE VIEILLARD – Nous avons pitié d’eux, mon enfant, mais on n’a pas pitié de nous…

MARIE – Dites-le demain, grand-père, dites-le quand il fait clair… ils ne seront pas aussi tristes…

LE VIEILLARD – Peut-être as-tu raison, mon enfant… Il vaudrait mieux laisser tout ceci dans la nuit. Et la lumière est douce à la douleur… Mais que nous diraient-ils demain ? Le malheur rend jaloux ; et ceux qu’il a frappés veulent être avertis avant les étrangers. Ils n’aiment pas qu’on le laisse aux mains des inconnus… Nous aurions l’air d’avoir dérobé quelque chose…

[…]

Hopper - A Room in New-York

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