« Par les villages » de Peter Handke dans la Cour d’honneur du Palais des Papes : sous la pluie

Artiste associé de cette édition 2013 du Festival d’Avignon, Stanislas Nordey a choisi le poème dramatique de Peter Handke, Par les villages, pour sa nouvelle création, présentée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Une œuvre difficile, qu’il aborde de front, sans l’éclairage d’une scénographie ou d’un jeu véritablement incarné, entièrement concentré comme à son habitude sur le texte et sa diction. Une soirée qui aurait été longue mais certainement belle, si la pluie n’était pas apparue.

Palais des PapesCe lundi 8 juillet, le ciel est un peu menaçant au-dessus du Palais des Papes, mais le contraste est ainsi encore plus beau entre la pierre jaune et les nuages d’un gris bleuté. Sans grande surprise, pas un siège de la Cour d’honneur n’est libre, et chacun s’installe avant d’attendre patiemment le début de la représentation. Le déroulement de la soirée est annoncé comme suit : deux heures de spectacle, vingt minutes d’entracte et une heure quarante de spectacle.

En attendant l’entrée des comédiens sur la scène, on a le temps d’écouter les hirondelles qui tournoient au-dessus de nos têtes, bruyantes, agitées. Le plateau n’offre pas particulièrement de secrets et de distractions à notre curiosité : des mobil-homes bleus électriques sont répartis par paires à intervalles réguliers. La seule chose que l’attente nous laisse le temps de dérober au spectacle est l’envers de ces petites maisons, sur lesquels on devine le dessin d’un arbre, qui nous sera probablement dévoilé dans un second temps.

Enfin le début est signalé. Un guitariste arrive à cour et commence à jouer. Sa musique est difficile à qualifier, mais elle installe quelque chose. Peter Handke écrit dans la didascalie qui précède la quatrième partie « On entend des cloches. (La cloche a quelque chose d’une immense guitare qui résonnerait par-dessus toute la contrée) » : peut-être est-ce bien de cela qu’il s’agit. Entre ensuite Laurent Sauvage, qui interprète Gergor, le frère aîné qui revient après des années d’absence dans le village familial, l’intellectuel qui n’a pas su en extraire son frère et sa sœur.

Palais des Papes - publicA son amie, Nova, Jeanne Balibar venue se poster à ses côtés, il raconte qu’il est revenu pour une question d’argent, d’héritage, suite à la mort de leurs parents. La pièce d’Handke est moins faite de dialogues que de longues tirades, qui frôlent parfois le monologue. A cela s’ajoute le fait que le jeu des comédiens est statique, simplement tournés comme ils le sont vers la salle, disant leur texte en ayant bien soin de l’articuler. C’est aride, difficile, et mon voisin s’endort au bout de dix minutes.

Une telle rareté dans les mouvements et les déplacements multiplie de façon extraordinaire la force de l’embrassement des deux personnages. Il est soudain, puissant, comme deux aimants qui se sont trouvés. Ils ne se lâchent pas, s’empoignent, s’adressent des gestes de tendresse, francs et émouvants, et Gregor continue de parler, avec Nova dans les bras. Au-dessus de nous, l’orage commence à gronder et ajoute du dramatique à la scène. La sublime tirade de Nova pour indiquer à Gregor le comportement qu’il doit suivre est pourtant affaiblie par une diction trop décomposée, pas assez envolée. Mais la tension est bien présente, sur la scène, dans le ciel et dans la salle ; quelque chose se passe.

Après ce premier tableau, a lieu une importante reconfiguration scénographique. Une armée d’hommes vêtus de noir investit le plateau, et s’attache laborieusement à déplacer ces mobil-homes bleus qui servent d’unique décor. La difficulté évidente des régisseurs, qui s’y prennent à trois ou quatre pour une seule maisonnette, rend tout à coup ces dernières particulièrement imposantes. Alors qu’elles n’ont jusque-là pas été exploitées du tout, pourquoi les avoir rendus aussi peu manipulables ? Tel est le genre de question que l’on a le temps de se poser pendant cette longue transition.

Palais des Papes - SNUne fois ceci terminé, surgit comme un coup de tonnerre – maintenant de plus en plus nombreux et assortis d’éclairs – Annie Mercier, l’intendante du chantier. A sa propre image et à celle de son personnage, elle fait peu cas des exigences de prononciation du metteur en scène, et dit son texte avec rythme et vigueur. Ça envoie ! C’est énergique, revigorant, et particulièrement juste. Mon voisin se ressaisit d’un seul coup, et l’humour de sa tirade ranime le public, qui a déjà un peu décroché.

Après la réponse de Gregor, pas même influencé par cette présence, cette puissance scénique, constant dans son jeu, Annie Mercier reprend. Ce grondement qui est le sien est redoublé par celui du ciel. Même plus, comme un miracle qu’aucun metteur en scène n’aurait pu provoquer, la pluie se met soudainement à tomber alors qu’elle invoque de manière tonitruante : « Nature sauvage, où es-tu ? ». Le public, déjà enthousiaste depuis son arrivée sur scène, excité par les menaces de la météo, applaudit, réjoui, et s’exclame « mythique ! » ayant le sentiment de vivre là un grand moment de théâtre.

Annie Mercier continue sur sa lancée, tandis que les festivaliers sortent de leurs sacs parapluie, journal, programme de salle, sac en plastique, et même coussin, pour se protéger. Les comédiens ne se laissent pas perturber le moins de monde par cette pluie, encore tolérable. Le public, lui, frémit, s’agite, et croit voir arriver des régisseurs ou des organisateurs du Festival côté jardin, alors que ce sont des ouvriers, le frère de Gregor et ses collègues. Oui, il pleut, mais le spectacle continue, et les gouttes que l’on essuie sur nos joues pourraient tout aussi bien être des larmes, de joie, d’émotion ou de rire.

Palais des Papes - pluie 2Les ouvriers traversent donc la scène, et Gregor et Hans se retrouvent tous les deux. Hans – c’est Stanislas Nordey lui-même – est irrémédiablement ramené à leur enfance à la vue de son frère. Là, la pluie qui se densifie commence à détourner notre attention du texte de Peter Handke, et certains quittent les lieux, se disant probablement que trop c’est trop.

Comme Nova et Gregor, les deux frères se prennent dans les bras, d’un seul coup. C’est fort et émouvant, mais la pluie a quand même atténué l’effet par rapport à la première fois. C’est comme s’ils s’étaient chuchotés au creux de l’oreille, dans leur étreinte, qu’il fallait peut-être s’arrêter, comme s’il avait fallu attendre cette embrassade avant de faire une pause, comme s’il avait fallu arriver jusqu’à ces retrouvailles pour que ce simple morceau, détaché du reste, ait tout de même un sens. Après cette accolade, ils  se détachent, non plus comédiens mais tout humains, tout souples, tout flous dans leurs attitudes et leurs gestes, et la régie annonce l’interruption inévitable.

Le public est invité à se réfugier sous les gradins. En attendant quoi ? On ne sait pas encore, c’est là ce qui est excitant. Une bonne partie, trop heureuse que leur soirée ait été sauvée par cette pluie, s’échappe, loin de ces déclamateurs, qu’ils disent probablement être sans vie, et loin de se spectacle « qui prétend orgueilleusement être du théâtre, alors qu’il n’est que du texte ». Les plus motivés restent, quoiqu’un peu inquiets de se coucher beaucoup plus tard que prévu, le regard tourné vers le ciel, en direction des spots, pour mieux voir la densité de gouttes qui tombent.

Palais des Papes - gradinsL’ambiance est encore enjouée, on discute de ce que l’on a vu, du texte, des comédiens, et l’on s’interroge sur l’issue de cette aventure. Les rangs se parsèment à chaque quart d’heure un peu plus, malgré les annonces régulières des régisseurs et des ouvreuses, qui nous laissent croire qu’une reprise est possible.

En attendant, certains retournent à leur place, car après tout ce n’est que de l’eau, qu’on est en juillet, et que cela fait plusieurs jours que tout le monde se plaint des 38°c que l’on subit. Une petite communauté se forme donc, qui décide de rappeler les artistes à coups d’applaudissements, suivant un rythme lent et ferme. Mouvements sous les gradins : « Que se passe-t-il ? – Quoi ? Ils ont repris ? – Ah non, rien… – Moi je vais rentrer, de toutes les manières c’est cuit pour ce soir… ». La météo hyperspécialisée supposée nous informer de l’arrêt de la pluie à la minute près reste silencieuse.

A défaut de voir arriver les comédiens sur scène, ce sont les régisseurs qui montent sur le plateau, munis de balais-raclettes, pour en évacuer l’eau qui s’accumule. Ce n’est pas du Peter Handke, ni du Stanislas Nordey, mais ça peut devenir du théâtre. Le même groupe, solidaire quoi qu’il arrive, les encourage à faire la course, et chante et pousse des cris de joie lorsqu’ils les voient se prêter au jeu. Les litres d’eau déversés sur les côtés sont impressionnants, et en attendant, la pluie ne s’est pas du tout calmée.

Palais des Papes - scèneLes restants doivent maintenant représenter près de 10% du public de départ. On est là, à attendre sous la pluie, à garder l’espoir de voir le spectacle reprendre, à communiquer notre désir de théâtre, que rien ne peut entamer, et certainement pas la pluie.

Au bout d’une heure de suspens depuis l’interruption du spectacle, un organisateur du Festival et Stanislas Nordey viennent nous dire que la pluie ne va pas s’arrêter, et donc que la représentation est annulée. Murmure de déception en réponse. Le premier nous indique les formalités à suivre, pour se faire rembourser ou pour être replacés sur une autre date, et le metteur en scène conclut en nous remerciant de notre présence, de notre opiniâtreté.

Il est longuement applaudi, et chacun repart contre son gré, penaud, un peu triste dans les rues d’Avignon, où la pluie semble n’avoir rien interrompu pour le coup. Ce soir-là, dans la Cour d’Honneur, il y a eu du texte, des comédiens, des rebondissements, de l’attente, de l’espoir, de l’émotion et de la déception. En somme, du théâtre, un peu plus improvisé que prévu, mais un spectacle qui n’a pas de prix : celui de festivaliers passionnés.

Je n’aurai pas la chance de revoir le spectacle avant mon départ, mais ce Par les villages, mon Par les villages, me restera longtemps en mémoire.

F.

Pour en savoir plus sur « Par les villages », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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