« Übü király » d’Alain Timár à l’Athénée

Quatre ans après une première version française, Alain Timár a repris l’an dernier au Théâtre National hongrois de Cluj le texte d’Alfred Jarry, Ubu roi. Pour ses retrouvailles avec cette pièce totalement déjantée il fait appel à des comédiens roumains survitaminés, prêts à tout pour représenter l’irreprésentable et faire retentir le rire du public de l’Athénée.

Ubu roi est à l’origine un texte écrit par des étudiants du lycée de Rennes, inspirés par un de leur professeur, monsieur Hébert. Avec ses amis, Jarry fait de cette figure un héros de la littérature, descendant du Gargantua de Rabelais et du Falstaff de Shakespeare. Tout au long de sa courte vie, il sera hypnotisé par le Père Ubu, qu’il placera au cœur de tous ses écrits et auquel il finira même par s’identifier.

Dans Ubu roi, voici de quoi il est question : Père Ubu, encouragé et poussé par Mère Ubu, se décide à tuer le roi de Pologne et ses descendants pour s’emparer du pouvoir et des richesses de la famille royale. Du palais au champ de bataille, de la Russie à une grotte dans la campagne polonaise, c’est tout un périple placé sous le signe de l’échec qui commence pour le Père Ubu. Chacune des scènes est un défi lancé à la représentation par le nombre de personnages et de figurants qu’elle fait intervenir et par la variété des décors et des accessoires nécessaires.

Pour répondre à toutes ces exigences loufoques, Alain Timár a trouvé un « truc », un moyen unique qui porte tout le spectacle : au fond de la scène, trône un grand rouleau de papier, semblable à un rouleau de PQ géant. Les grandes feuilles déroulées et déchirées par les comédiens sont chiffonnées et mises en forme afin de tout faire surgir : des couronnes, des chapeaux, des robes, des collerettes, des couches, des casques, des épées, des armures, toute sorte de nourriture, des ventres, des poitrines, des muscles, des culs et des couilles.

Revêtus de pyjamas blancs, les comédiens s’en attifent de partout, pour être tantôt rois ou paysans, soldats ou nobles, financiers ou magistrats. Ils sont douze, six hommes et six femmes, pour représenter une cinquantaine de personnages. Parmi eux, les figures constantes que son Père Ubu et Mère Ubu circulent, instables. Non sans humour, le programme du spectacle annonce en guise de distribution des rôles que tous les hommes sont Père Ubu et toutes les femmes Mère Ubu.

Sur scène, c’est donc plus d’une heure et demie d’effervescence, d’agitation et de grand gâchis de papier. À chaque nouveau tableau, annoncé au préalable, ce sont de nouvelles créations de papier, plus ou moins surprenantes. Certaines sont convaincantes, telles l’apparition des nobles et des paysans, d’autres carrément magiques, comme la pluie de confettis ou les costumes hallucinants de la cour du Tsar.

Les déformations physiques qui se font par-dessous le pyjama (ventre, poitrine, muscle, bosse, couilles…) mettent en valeur le bas, l’appétit alimentaire ou l’appétit sexuel. Le jeu qui lie la Mère Ubu et le capitaine Bordure dans ce dernier registre, en plus de donner sens aux motivations de la Mère Ubu, est particulièrement remarquable.

Ces tas de papier, chiffonné et en lambeaux, envahissent la scénographie close du spectacle et finissent par produire un résultat très esthétique. Lorsqu’ils ne jouent pas, les autres comédiens ne sont pas en coulisses mais assis sur des bancs qui longent les côtés de la scène et font de la musique. Chacun joue d’un cuivre différent, instruments au son brut et aux connotations sexuelles qui redouble le désordre de la scène. Bruitages et musique martiale sont ainsi pris en charge par les comédiens eux-mêmes, polyvalents et polymorphes.

Pour susciter le rire, tous les moyens sont bons. Comiques de situation, de répétition, de geste, anachronismes, effets de décalages, adresses directes au public, jeu sur les sonorités chantantes du hongrois… rien n’est laissé de côté. Les comédiens dépensent généreusement toute leur énergie pour parvenir à ce but ultime.

Néanmoins, la grande force du spectacle ne réside pas tant dans cette trouvaille ingénieuse – quoiqu’elle réussisse à faire surgir des merveilles avec trois fois rien – mais son recul critique. Cette jubilation finit par faire transpirer les comédiens, et, on peut l’avouer, par fatiguer le public qui a des crampes à force de rire.

Expert dans la science du dosage, Timar met fin au système un peu plus tôt que prévu. Pour les dernières scènes, les comédiens s’asseyent en ligne au bord de la scène et raillent leurs propres procédés, épuisés et vidés. Cette dérision finale qui nous sauve de l’overdose de grotesque et du trop-plein de rire nous confirme le talent et la subtilité de tous ces artistes.

F. pour Inferno

Pour en savoir plus sur ce spectacle, rendez-vous sur le site de l’Athénée.

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