Le héros des « Etats et Empires de la Lune », de Cyrano de Bergerac à Benjamin Lazar

Le héros des Etats et Empires de la Lune poursuit ses pérégrinations dans Les Etats et Empires du Soleil. Les deux œuvres de Savinien Cyrano de Bergerac, réunies sous le titre « L’Autre monde », s’inscrivent dans la longue tradition des récits fantasmés sur les ailleurs. Depuis L’Odyssée sous l’Antiquité grecque à Utopia de Thomas More en 1516, ce genre hésite entre l’épopée aux multiples rebondissements et le projet satirique.

A la première lecture des Etats et Empires de la Lune, c’est l’imaginaire scientifique qui semble être le plus déployé. Cela est à mettre en regard avec le contexte de crise intellectuelle qui anime les esprits du XVIIè : doxa et savoir sont constamment mis dos à dos. Pour Cyrano, considéré comme un libertin, les préjugés sont un mal à combattre et le savoir ne se formule plus que sous la forme interrogative.

Son défi se reporte dans son œuvre sur le langage : il s’agit de créer une langue qui dise la nouveauté du monde qu’il met en place. Le mélange des genres, la confusion entre indices scientifiques et récit imaginaire et les nombreux jeux avec les mots permis par l’ancien français en témoignent. C’est cette dimension de « héros du verbe » que Rostand reprend quelques siècles plus tard.

Ce souci du langage est reproduit dans la parole du héros lui-même et devient la première forme de confrontation à un ailleurs. Si l’échange n’est pas immédiat, il faut trouver d’autres moyens de communiquer, aussi bien pour l’étranger que pour les habitants de la Lune, les Séléniens. Quand le dialogue est rendu possible, il a une importance majeure dans l’œuvre et prend la forme socratique : il s’agit d’éloigner le héros de l’erreur et éventuellement de le faire atteindre la vérité.

Si l’on revient à la pensée philosophique qui sous-tend le récit, monter sur la Lune et l’explorer, c’est aussi se détacher des préjugés de la Terre. Sans atteindre la sagesse ou la vérité, en s’en approchant simplement, le héros-narrateur acquiert ce qui est fondamental à un penseur selon Cyrano : la distance critique. Le voyage dans l’univers devient l’épanouissement de la liberté, la délivrance de l’enfermement terrestre.

Le souci de se déplacer, de s’envoler vers les astres, est le point de départ de l’œuvre et du parcours du héros. Suarès dit « le voyage est encore ce qui importe le plus dans le voyage ». C’est d’autant plus vrai qu’ici il faut concevoir un moyen révolutionnaire de s’élever dans les airs. L’ingéniosité du héros est nourrie de poésie pour son premier envol, comme le souligne Benjamin Lazar.

Cette étape est la première des difficultés auxquelles le héros est confronté. D’apparence initiatique, le voyage tourne au cauchemar. Son regard et ses idées sont mises à l’épreuve de chaque rencontre et notre héros se voit la victime du racisme, de l’arbitraire et de la volonté d’exclusion.

Cyrano, à travers son texte à la nature ambigüe et fuyante, crée un monde d’après le patron du monde qu’il connaît. Ce mode de construction, fondé sur la comparaison, est le seul moyen possible d’imaginer l’ailleurs. En tant que premier roman de science-fiction, Les Etats et empires de la Lune ouvrent la voie des déformations sensorielles et physiques pour une exploration du monde plus grande : il imagine ainsi de nombreuses machines volantes, un livre qu’on « lit avec les oreilles », des repas réduits à des fumées odorantes…

Le défi que s’est posé Benjamin Lazar face à un texte aussi riche et complexe est de l’adapter à la scène. Le premier indice de cette adaptation se trouve dans les extraits sélectionnés et leurs transitions musicales. D’une lecture subjective d’un texte en ancien français, complexifié par des références scientifiques aujourd’hui désuètes, on passe à une réception collective, guidée par la mise en scène.

Disciple d’Eugène Green, Lazar se sert de l’esthétique baroque pour nous faire voyager dans le temps. Ainsi, le spectacle est uniquement éclairé à la bougie : aux lustres chargés de flammes s’ajoute la rampe qui longe le bord de la scène. Cet éclairage particulier permet de structurer les visages blanchis et de déterminer les déplacements des comédiens : il devient inconcevable dans ces conditions de tourner le dos à la source lumineuse – d’autant plus quand le roi assiste à la représentation !

Une autre particularité, qui saute aux yeux, ou plutôt aux oreilles des spectateurs que nous sommes, est la réhabilitation de l’ancien français. Cela crée un effet d’étrangeté aux premières secondes, avant que l’oreille ne s’habitue à cette musicalité nouvelle. Plus d’une fois, la prononciation d’un mot le ravive et lui donne une nouvelle coloration.

Cette diction, primordiale dans le désir de dire un autre temps, est redoublée par une gestuelle très précise. L’amour, le soleil, et de nombreux sentiments et idées sont exprimés par des mouvements, de l’ensemble du corps à chacun des doigts, eux aussi blanchis. De plus, cette parole et ces gestes sont accompagnés par les instruments de musique, tantôt mimétiques, tantôt interprétant des pièces entières.

Un geste tout particulier dit toutes ces facettes : au tout début, le héros-narrateur, pour s’envoler, attache tout autour de son buste des fioles pleines de rosée que la chaleur du soleil va attirer vers le haut. Le comédien monte sur un escabeau de bibliothèque et fait le geste de casser des fioles pour réguler son vol. A ce moment-là, ses paroles s’accompagnent de gestes de la main fins et précis et d’un son très discret et cristallin.

Dans le décor minimal mis en place, l’imagination de chacun tient son rôle. On trouve sur scène un escabeau, une chaise, un pupitre de travail. Ils deviennent, grâce à la parole, la gestuelle et la musique des machines volantes, des prisons, des cheminées et tout ce qui est invoqué dans le roman.

Ici, Lazar nous donne le minimum et le maximum pour composer. L’épuration est primordiale pour permettre de penser l’imaginaire de Cyrano et de nous faire voyager vers la Lune. L’inconnu, l’étranger n’étant pas une donnée essentielle, mais un état variable, il correspond bien à l’imagination et à ce que le théâtre peut provoquer.

L’obscurité de la scène, la langue pas tout à fait familière et la substitution des décors par les gestes et la musique sont autant d’éléments qui stimulent, qui posent le cadre d’un voyage, dans l’espace et dans le temps. L’œuvre de Cyrano et son héros atypique s’en trouvent magnifiés au plus grand plaisir de chacun.

F.

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