« Desdemona » : dialogue autour d’ « Othello » de Shakespeare

Dossier d’analyse sur Desdemona, spectacle créé à partir d’Othello de  William Shakespeare par Peter Sellars, Toni Morrison et Rokia Traoré. Rédigé dans le cadre du séminaire de Jean Delabroy, « Lecture de Shakespeare » (Paris-Diderot).

 

Desdemona : dialogue autour d’Othello

de Shakespeare

 

 

« Tu ne m’as jamais aimé, ce n’était qu’un amour illusoire né de ton imagination que tu as projeté sur moi. Tu avais seulement envie d’un grand guerrier noir qui te protège ». Tels sont les reproches qu’Othello adresse à Desdémone dans la création de Peter Sellars qui réunit Toni Morrison et Rokia Traoré. Présenté au théâtre des Amandiers de Nanterre en octobre 2011 [1], ce spectacle propose un commentaire a posteriori sur la pièce de Shakespeare.

Cette création fait suite à une mise en scène d’Othello par Peter Sellars en 2009, peu après l’investiture d’Obama aux États-Unis. Mal accueilli par la critique et jugé par lui-même peu convaincant [2], ce spectacle est le point de départ d’une longue discussion avec Toni Morrison sur la pièce de Shakespeare. Peter Sellars lui avoua la difficulté qu’il eut à mettre en scène un texte qui pourrait être perçu comme raciste et qui véhicule « une image terrible des Noirs ». Il constate qu’Othello n’est jamais vu seul sur scène, qu’il est toujours entouré de blancs, alors qu’Hamlet a le plus grand nombres de monologues du répertoire shakespearien. Ce jugement anachronique que porte Peter Sellars sur la pièce de Shakespeare souligne la dimension politique du monologue : Othello étant mineur d’un point de vue racial, il ne peut être représenté seul sur scène. Toni Morrison prend en compte cette dimension en autonomisant un corps noir, et qui plus est, celui d’une femme. Le texte de la lauréate du prix Nobel de littérature en 1993 a donc pour projet de défendre et de réinscrire la pièce de Shakespeare dans le XXIe siècle, en imaginant des scènes annexes ou postérieures au drame.

Les derniers mots d’Othello laissent entrevoir la relecture qui est faite de la pièce. Dans le texte de Toni Morrison, la vengeance de Iago est mise au second plan et le Maure lui-même est placé en retrait. La parole est donnée à Desdémone qui domine la scène et qui est le personnage principal de la fresque. Ce dialogue, cet écho à la pièce de Shakespeare, comporte plusieurs enjeux : la personnalité remarquable de Desdémone ; la problématique centrale dans la pièce de la perception de l’étranger, du barbare ; et enfin celle de la séduction ou de l’attirance. La question implicite qui est posée se formule ainsi : quelle est la part de responsabilité de Desdémone dans le carnage qui a eu lieu à Chypre ? Pour répondre à cette question, Toni Morrison et Peter Sellars partent des vers de Shakespeare à la scène 3 de l’acte IV, alors que Desdémone est sur le point d’être tuée par Othello et qu’elle sent la mort venir. Des vers 25 à 32 [3], elle évoque sa nourrice Barbary (Barbara dans la traduction) qui lui chantait souvent la « complainte du Saule » en référence à son amour mort. Les deux artistes y voient là les origines d’un goût pour l’étranger et les histoires sur l’ailleurs, qui donne sens au mariage de la Vénitienne pure avec le Maure. En faisant remonter ce goût à sa plus tendre enfance, Shakespeare donne discrètement une origine à la séduction qu’a exercée Othello par de simples récits – récits qui sont la faille-même du drame : de la même façon que le héros envoûte Desdémone par la parole, Iago se sert de la même arme pour parvenir à ses fins et conduire Othello au meurtre de sa femme.

Lourd des héritages de la colonisation d’une part et de la psychanalyse d’autre part, le spectacle s’inscrit dans notre contemporanéité. Le texte de Toni Morrison, accompagné par la musique de la Malienne Rokia Traoré, prend la forme d’un commentaire très libre qui fait entendre de nouvelles voix. Présenté ainsi, la création laisse supposer une entreprise de modernisation du texte. En réalité, le projet qui réunit ces trois artistes va au-delà. Ce n’est pas seulement de Shakespeare et de littérature qu’il est question – même si c’est cela qui nous intéresse en premier lieu. C’est la dimension politique qui est centrale dans le spectacle : la parole est donnée à l’Afrique, des siècles après celui de Shakespeare, après la colonisation, l’esclavage et le racisme. La notion centrale dans cette création est celle de dialogue : entre Shakespeare et le XXIe siècle, entre l’Amérique et l’Afrique, entre les vivants et les morts, entre l’esthétique néo-symboliste et la culture africaine, et enfin, entre la parole pacifique et le chant.

Le spectacle mérite d’être présenté plus avant, tant du point de vue du projet d’origine que de sa réalisation. La mise en scène et l’esthétique singulières qui le servent, contribuent à nouer le dialogue artistique qu’ont cherché à mettre en place Peter Sellars et Toni Morrison. Ces perspectives seront l’occasion de s’interroger sur les enjeux de la réécriture et de l’adaptation au théâtre.

 

 

1.      Desdemona : Un dialogue entre l’Afrique et les Etats-Unis, entre les vivants et les morts

1.1. Faire entendre les femmes et l’Afrique

Le résultat de la collaboration de Toni Morrison et Rokia Traoré, initiée par Peter Sellars, est une composition, une réécriture très libre, centrée sur le personnage de Desdémone. Le point de départ de Toni Morrison sont ces quelques vers de l’acte IV scène 3 (v. 25-32) :

 

DESDEMONA. – My mother had a maid called Barbary.

She was in love, and he she loved proved mad

And did forsake her. She had a song of willow.

An old thing ‘twas, but it expressed her fortune,

And she died singing it. That song tonight

Will not go from my mind. I have much to do

But to go hang my head all at one side

And sing it like poor Barbary. […]

 

 

DESDEMONE. – Ma mère avait une servant appelée Barbara.

Elle aimait, et celui qu’elle aimait fut infidèle

Et la quitta. Elle avait une complainte, « Le Saule »,

Très ancienne, mais qui décrivait bien son sort,

Et elle est morte en la chantant. Sa complainte, ce soir,

Me trotte dans l’esprit, et j’ai beaucoup de mal

A ne pas la chanter, tête penchée sur le côté,

Comme la pauvre Barbara. […]

 

Pressentant sa mort sauvage, Desdémone se souvient de la complainte de sa nourrice Barbary. Ces vers, qui peuvent passer inaperçu tant leur impact est minime, est la clé de compréhension de la pièce aux yeux de Toni Morrison. L’Afro-américaine est sensible à cette discrète allusion car elle se souvient que Barbary, au moment où Shakespeare écrit Othello, est un nom qui désigne l’Afrique, la côte de l’Afrique du Nord plus précisément, d’où les navires britanniques ramenaient des esclaves. Cette information prend une importance considérable dans sa perspective : Desdémone a été élevée par une femme noire, elle a grandi au milieu des récits et des chants africains.

C’est à partir de cet élément-là que Toni Morrison trace la généalogie de l’amour de Desdémone pour Othello : la grande tendresse que Desdémone avait pour sa nourrice est reportée sur le Maure de Venise. Barbary devient, avant Othello, l’incarnation de l’étranger, de l’exotisme qui séduit Desdémone. Ainsi, Toni Morrison fait d’elle un personnage central, alors qu’elle était chez Shakespeare un personnage absent et muet, semblable en cela à Cordelia dans Le Roi Lear. Elle fait remonter le goût des histoires de Desdémone à Barbary et au récit de son amour déçu. Cela souligne l’idée que la parole est à l’origine de la séduction chez Shakespeare : l’amour qu’éprouve Desdémone pour Othello n’est inspiré que par les histoires qu’il lui raconte (I, 3, v. 126 à 168) : « […] She thanked me. And bade me, if I had a friend that loved her, I should teach him how to tell my story, And would woo her » [4] (« Elle me dit / Merci, et si j’avais un ami qui l’aimât, / Je n’avais qu’à lui aprendre à dire mon histoire, / Elle serait conquise »). Toni Morrison souligne cet élément central dans la pièce de Shakespeare et Peter Sellars a soin, dans sa mise en scène, de placer la parole au cœur du spectacle.

L’idée des trois artistes est également que Shakespeare ne pouvait pas parler de l’Afrique, parce qu’il ne la connaissait pas. C’est la raison pour laquelle, selon eux, le spectateur n’entend pas les récits de Barbary et, plus tard, ceux d’Othello dont l’impact a été si fort sur Desdémone. Le projet prétend donc combler ces manques et donner voix à l’Afrique à travers de ses représentants. Toni Morrison tire les conclusions de la pièce et engage la réconciliation post mortem qui n’a pas lieu chez Shakespeare.

Ce texte à quatre mains, commandé par Sellars, imagine donc un après, alors que les personnages principaux sont morts. Il ne revient pas sur les épisodes de Chypre qui occupent les quatre cinquième de la pièce de Shakespeare. Rokia Traoré rapporte que dans la culture africaine, les morts ne sont pas tout à fait morts et pour eux, le passé et le futur se confondent. On se situe donc dans l’au-delà, où les lieux et les temporalités sont abolis. Desdémone, comme Virgile dans l’Enfer de Dante, nous guide à travers un parcours qui la fait recroiser plusieurs personnages créés par  Shakespeare ou inspirés de son œuvre.

1.2. Un parcours des origines au monde des morts

Les différentes scènes qui composent le spectacle sont ici restituées de mémoire, dans une démarche descriptive nécessaire à la démonstration. En suivant leur ordre de présentation, on distinguera celles qui se situent avant ou pendant le drame de Shakespeare, et celles qui se situent après, dans la mort.

Dans un premier temps, le texte de Toni Morrison, croisé avec les chansons de Rokia Traoré revient sur l’enfance de Desdémone et sa rencontre avec Othello. On se situe avant la pièce, c’est le moment des origines – de Desdémone et de son amour pour Othello. Toni Morrison renforce la tradition de l’exposition : les informations sur le passé sont apportées comme causes de la situation présente (ici passée), et les motivations deviennent explicites. Les événements s’enchaînent alors selon le principe de nécessité aristotélicien.

My name is Desdemona. The word, Desdemona, means misery. It means ill fated. It means doomed. Perhaps my parents believed or imagined or knew my fortune at the moment of my birth. Perhaps being born a girl gave them all they needed to know of what my life would be like. That it would be subject to the whims of my elders and the control of men. Certainly that was the standard, no, the obligation of females in Venice in the fifteenth century. Men made the rules; women followed them. A step away was doom, indeed, and misery without relief. My parents, keenly aware and approving of that system, could anticipate the future of a girl child accurately. They were wrong. They knew the system, but they did not know me. I am not the meaning of a name I did not choose.  [5]

Je m’appelle Desdémone. Le mot Desdémone signifie malheur. Il signifie fatal. Il signifie damné. Peut-être mes parents soupçonnaient-ils ou connaissaient-ils déjà mon destin quand je suis née. Peut-être le simple fait que j’étais une fille suffisait-il pour savoir à quoi ressemblerait ma vie. Qu’elle serait soumise aux caprices de mes aînés et au joug des hommes. C’était chose courante, non, obligée pour les femmes à Venise au 15e siècle. Les hommes imposaient les règles, les femmes les suivaient. La fatalité et la calamité étaient toujours aux aguets. Mes parents étaient très conscients de ce système et l’approuvaient. Ils pouvaient prévoir l’avenir d’une petite fille jusque dans ses moindres détails. Ils se trompaient. Ils connaissaient le système, mais ils ne me connaissaient pas. Je ne suis pas la signification d’un nom que je n’ai pas choisi.

Desdémone, incarnée par Tina Benko, part donc de sa naissance pour retracer son parcours, et dresse un tableau de la situation des femmes au XVe siècle à Venise. Elle se positionne de front par rapport à la fatalité qui pèse sur elle à travers son nom et annonce qu’elle a construit sa vie de façon déterminée et volontaire, refusant de se soumettre à la bienséance et aux codes. Elle se souvient de son enfance, lorsqu’elle refusait d’obéir à sa mère – parfait exemple de la femme soumise à son mari et aux règles qui codifient sa vie – et révèle son goût pour la nature. Très vite, surgit la figure de Barbary que Desdémone évoque avec tendresse. Elle se rappelle la berceuse que celle-ci lui chantait à propos de son amour mort, et les histoires sur son pays et sa culture qui éveillent chez Desdémone le goût de l’exotisme et de l’ailleurs. Le motif de l’amour trahi qui va la poursuivre toute sa vie est ainsi introduit dès sa jeunesse.

Le refus de se soumettre et les récits de Barbary amènent naturellement la jeune femme à évincer les amants que lui présente son père, Brabantio. La figure d’Othello survient et le texte fait entendre les récits de son enfance et de ses aventures à lui, évoqués à l’Acte I scène 3, des vers 126 à 168 : « Her father loved me, oft invited me, Still questioned me the story of my life From year to year, the battles, sieges, fortunes That I have passed. I ran it through even from my boyish days To th’ very moment that he bade me tell it […] »[6] (« Son père m’aimait, m’invitait souvent, et toujours / Il me faisait conter l’histoire de ma vie / Au fil des ans, les combats, les sièges, les fortunes / Que j’avais traversés./ Et je relatait tout, depuis mes jeunes années / Jusqu’à l’heure où il me demandait ce récit »). Toni Morrison a donc imaginé l’enfance d’Othello sous forme de chant guerrier, en lui donnant une coloration très contemporaine. Il est présenté comme un orphelin, vendu encore jeune à l’armée, où il retrouve une vie plus réglée. Derrière cette grande histoire de guerrier se cachent les valeurs de générosité et de témérité. Par la suite, ses aventures et ses batailles sont relatées et Desdémone avoue sa fascination moins pour celles-ci que pour leur récit. Leur mariage et leur nuit d’amour sont les seules scènes qui font directement écho au texte de Shakespeare. Pour le reste, les épisodes qui se déroulent à Chypre font l’objet d’une ellipse. Après cette introduction qui met en place les personnages principaux, viennent des scènes postérieures au drame.

Dans le royaume des morts où le temps et les lieux sont abolis, on croise donc des personnages qui reviennent sur ce qu’il s’est passé à Chypre. Les deux mères respectives des héros, qui s’ignorent, se rencontrent. Toutes deux accablées de chagrin, elles confrontent leurs deux cultures par le prisme du rituel de la mort. Ainsi, la mère d’Othello oppose au chagrin de la mère de Desdémone son mode de pensée et dit : « Nous construisons un autel pour les esprits qui attendent de nous consoler ».

Par la suite, on assiste à une scène de coucherie exhibitionniste qui réunit Othello et Iago. Ils se retrouvent dans une grange où ils violent deux vieilles dames. Un jeune garçon qui les surprend ne met pas fin à leurs outrages, au contraire : Othello confesse à Desdémone que ce voyeur a enflammé leur plaisir. Dans son dialogue avec Desdémone, Othello lui demande pardon pour cette infidélité. Desdémone lui reproche d’avoir été malmené par Iago alors qu’il savait pertinemment qu’il avait tort et qu’elle lui était fidèle : « My husband knew Iago was lying, manipulating, sabotaging. So why did he act on obvious deceit ? » (« Mon mari savait que Iago mentait, manipulait, complotait. Pourquoi écoutait-il une évidente ruse ? »). Desdémone fait allusion à un langage secret entre les hommes, caractérisé par les non-dits, et qui est à l’origine, selon elle, de la manipulation de Iago.

Desdémone retrouve également Émilie, la femme de Iago, dans son parcours. Sa confidente, à laquelle Desdémone accorde beaucoup d’estime, lui reproche son rôle de servante, faisant référence à ses devoirs de la déshabiller et de lui ôter ses épingles (IV, 3, v. 20) [7]. Desdémone quant à elle, l’accuse d’avoir donné son mouchoir à Iago, le fameux mouchoir qui a servi de preuve aux yeux d’Othello.

La scène-clé du spectacle est celle qui réunit Desdémone et Barbary. Alors que Desdémone est portée par la joie de la retrouver, Barbary est amère et lui reproche son goût pour l’exotisme qu’elle considère comme malsain. Ce qui est en jeu dans le dialogue, c’est l’esclavage et la soumission des Noirs aux Blancs. Barbary réprimande son avidité presque perverse à écouter et solliciter ses récits sur l’ailleurs. Elle dénonce ce goût et Desdémone se défend au nom de son innocence. Barbary lui apprend que le nom qui lui a été donné n’est pas le sien (elle dit s’appeler Sa’ran) et que cela dit toute son infériorité. Leur échange se termine en douceur, baigné de tristesse avec la même phrase répétée à deux voix : « What bless to know I will never die again. – We will never die again. »(« Quelle bénédiction de savoir que je ne mourrai plus jamais. – Nous ne mourrons plus jamais.»).

Un épisode en rupture avec tout le reste du spectacle fait entendre Cassio depuis le royaume des vivants. Il est le seul à avoir survécu à l’expédition chypriote et il annonce à ceux qui étaient ses amis qu’il règne désormais sur Venise. Après cette intervention, Desdémone et Othello se retrouvent tous deux et tentent de résoudre leur amour dans l’au-delà. Ce qui est en jeu pour qu’il s’épanouisse, c’est qu’ils soient seuls, uniquement tous les deux, et que personne ne vienne entraver leur amour ressuscité dans la mort (cela s’oppose à Roméo et Juliette : les deux héros meurent dans le caveau familial, entourés de Tybalt et Paris, accompagnés jusque dans la mort par ceux qui l’ont provoquée). Ces épisodes, qui sont essentiellement fondés sur la parole, sont mis en scène par Peter Sellars dans une esthétique de veillée funéraire à l’africaine.

 

 

2. La mise en scène : une veillée funéraire à l’Africaine

2.1. Scénographie

La mise en scène de Peter Sellars ne s’inscrit pas dans la lignée d’un théâtre basé sur des codes et des conventions. Cela est dû au texte de Toni Morrison : il n’a pas d’intrigue et ne présente aucun retournement de situation qui créerait une action. On se situe autour de la pièce, en majorité dans un après, dans un temps mort au sens propre. L’action est donc mineure et la scénographie fait écho à cette temporalité abolie. C’est une veille des morts avant qu’ils ne retournent à un sommeil encore plus paisible : à la fin, Othello et Desdémone se réconcilient et retrouvent la paix.

Le texte est porté par la voix et le corps de Tina Benko, seule comédienne sur scène, et il est redoublé par les chants de Rokia Traoré qui lui font écho. Rokia Traoré chante en malien (et en anglais à la fin) et son chant se situe aussi dans le commentaire de la pièce. Elle est accompagnée de trois autres jeunes femmes [8] qui constituent un chœur, et de deux musiciens [9]. Originaires du Mali, ils rétablissent par leur présence l’opposition entre noir et blanc, centrale dans la pièce de Shakespeare. Ce contraste, quoique déséquilibré d’un point de vue numérique, est amoindri par les tenues blanches des femmes.

La présence des deux musiciens et des trois choristes sur scène, en plus de celle de Rokia Traoré qui joue et chante, empêche une occupation de l’espace « traditionnelle ». La part musicale du spectacle étant majeure, ceux qui en sont à l’origine ne sont pas relégués dans la fosse d’orchestre, laissant la scène à l’unique comédienne. L’immobilité relative des musiciens limite les déplacements En effet, ils sont quasiment nuls. Chacun des artistes quitte la scène l’un après l’autre à un moment donné mais pour le reste, ils sont assis sur scène à des endroits qui leur sont attribués. Le spectacle prend donc l’allure d’un conte musical qui s’adresse au public et dans lequel dialoguent Tina Benko et Rokia Traoré.

L’espace est structuré à partir des musiciens, côté jardin, et des micros qui sont disposés en plusieurs endroits sur la partie avant de la scène. Les seuls éléments de scénographie sont des ampoules suspendues à différentes hauteurs qui créent différents espaces avec les micros ; des pots et bocaux en verre disposés sur le sol ; et une grande toile au fond de la scène sur laquelle sont projetés les surtitres de l’anglais de Tina Benko et du malien de Rokia Traoré. Des faisceaux lumineux de couleurs orientés sur cette toile créent différentes atmosphères et marquent le passage d’une scène à une autre. Les ombres des corps présents sur scène y sont parfois reflétées et donnent le sentiment de présences fantomatiques qui s’inscrivent parfaitement dans l’ambiance recherchée.

Le spectacle est composé des différentes rencontres avec les personnages, qui suscitent le souvenir ou des dialogues, dont les voix sont toutes prises en charge par Tina Benko. Ses déplacements se font essentiellement d’un micro à l’autre. Ils ne désignent pas vraiment d’espace, mais plus un changement d’interlocuteur, une nouvelle rencontre dans le parcours de Desdémone. Pour redoubler ces différences d’une scène à une autre, elle joue sur les modulations de sa voix pour faire entendre tous ceux qu’elle invoque. Les surtitres projetés sur le cyclorama confirment l’identité de son interlocuteur en suivant la présentation des voix d’un texte de théâtre. Ces surtitres qui se situent d’un côté ou de l’autre de la toile selon qu’ils traduisent les paroles de Tina Benko ou les chansons de Rokia Traoré, dessinant les pages d’un livre ouvert et redisent une nouvelle fois l’importance de la parole, entendue mais aussi lue par le spectateur.

Tous ces éléments de scénographie contribuent à créer une atmosphère funéraire. Dans une pénombre qui ne sera rompue qu’à une seule reprise, la mort est exprimée du point de vue de la culture africaine. Les femmes présentes sur scène sont revêtues de la même robe blanche, couleur du deuil en Afrique. Des pots et bocaux de verre qui jonchent le sol semblent s’échapper les âmes invoquées par la voix de Tina Benko. On peut aussi les lire comme autant d’offrandes aux morts.

 

2.2. Des retrouvailles à la réconciliation

Au-delà de cette unité de ton qui frappe, certaines scènes, les plus importantes dans le texte de Toni Morrison, se démarquent et font progresser le spectacle vers une réconciliation universelle. Ainsi, à une seule reprise, pour la scène clé des retrouvailles entre Desdémone et Barbary, Rokia Traoré donne la réplique à la comédienne. Un véritable échange s’installe et souligne le rôle déterminant de Barbary. C’est aussi dans cette scène que la parole et le chant sont les mieux noués l’une à l’autre.

La seule scène qui est en rupture avec l’ambiance feutrée du spectacle est l’intervention de Cassio. Les lumières se rallument, créant un contraste vif, et une voix d’homme en off se fait entendre. Cassio se présente comme le seul survivant de l’expédition chypriote et exprime non sans fierté son statut de Capitaine à Venise. Il a pris la place qu’avait auparavant Othello et son ton semble indiquer que c’est ce qu’il recherchait depuis le début : il s’exprime sur le mode de la vengeance. Pendant cet épisode qui ne sollicite aucun des praticiens, les micros et les amplis sont retirés par ceux-là mêmes.

La scène qui suit, qui réunit Othello et Desdémone et promet une paix à venir, semble annoncer une réconciliation universelle. Les quatre femmes se retirent dans la deuxième partie du plateau, devant le cyclorama et se placent en rond autour de pots en verre, au-dessous d’une ampoule. Les musiciens sont absents, et Rokia Traoré accompagne ses choristes à la guitare. Tina Benko les rejoint et clôt le cercle, laissant la parole aux chanteuses. Leurs ombres sont projetées sur le cyclorama et les démultiplient, tandis que les chants annoncent l’harmonie et la paix. L’errance de Desdémone ne prend pas fin de façon nette, comme on aurait pu l’attendre après la scène de retrouvailles avec Barbary ou celle avec Othello. Elle est sans cesse différée, ce qui rappelle le caractère lancinant de la berceuse, qui s’arrête progressivement avec le sommeil paisible. Les ampoules s’éteignent lentement et une à une, et le noir s’installe en même temps que le silence, inscrivant la mélodie dans la mémoire du spectateur.

 

 

 3.      La réécriture et l’adaptation en question

3.1. Une réécriture symboliste

Toni Morrison procède à une réécriture du texte de Shakespeare dans la mesure où elle puise sa matière première dans celle d’Othello. La première chose à noter est que ce travail semble déboucher sur une transformation générique : il ne s’agit plus d’une tragédie, d’un drame, mais plutôt d’un message d’espoir, d’une réconciliation universelle inclassable. C’est l’esthétique néo-symboliste, dans laquelle s’inscrit également la mise en scène de Peter Sellars, qui va nous aider à identifier le texte.

Le texte de Toni Morrison est caractérisé par le calme et la mélancolie. Mises à part certaines scènes citées, le spectacle est monotone, au sens musical du terme. La complainte étant son point de départ, le texte adopte ses contours. Pourtant, cette forme est en contraste avec la dureté des constats qui sont faits. La langue est franche et sans recherches métaphoriques. Ce qu’elle vise c’est une certaine pureté à l’image de la réconciliation qu’elle véhicule.

Dans Desdemona, les scènes ne s’enchaînent pas en suivant une intrigue qui tend vers un dénouement. Le texte juxtapose un ensemble de tableaux, indépendants les uns des autres, qui progressent de façon insensible vers une réconciliation. Le passage à la scène, loin d’ancrer ces épisodes dans la réalité, tend vers l’abstraction. La musique, le chant et les silences sont les seuls éléments qui font les liens entre eux et qui servent de transition. Le texte, comme la mise en scène, mettent en valeur la dimension métaphysique de la pièce : c’est un théâtre du dedans, qui porte sur le mystère de l’âme et ses rapports aux forces transcendantes du dehors. Ce thème est cher aux Symbolistes, qui rêvaient d’un théâtre caractérisé par l’abolition de la théâtralité, d’un théâtre mental où la parole serait l’unique support de la dramaturgie, où  elle se substituerait à la réalisation scénique.

On retrouve ainsi des éléments communs à cette pensée et au spectacle : le désir de saisir l’essence de l’univers à travers la relativité de l’existence, d’atteindre la réalité la plus haute ; les rapports entre microcosme et macrocosme, aussi présents dans la pièce de Shakespeare. Les propos de Maeterlinck, un des fondateurs de la pensée symboliste, cités par Christian Biet et Christophe Triau [10], trouvent un écho étonnant dans le spectacle : « Et il apparaît nécessaire que « la marche du temps et bien d’autres marches plus secrètes deviennent enfin visibles » afin d’ »attein[dre] des fibres plus profondes que le coup de poignard des drames ordinaires. […] ». […] « Il ne s’agit plus ici de la lutte déterminée d’un être contre un autre être, de la lutte d’un désir contre un autre désir ou de l’éternel combat de la passion et du devoir. Il s’agirait plutôt de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le seul fait de vivre. Il s’agirait plutôt de faire voir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui n’est jamais inactive. Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée » ».

Par la suite, Christian Biet et Christophe Triau insistent sur le fait que le théâtre symboliste ne représente pas une situation présente en crise, mais qu’il revient sur un passé qui précède la représentation : « la crise dramatique ne pourra plus apparaître que comme la résolution d’enjeux appartenant en fait à un autre temps, long et passé (des enjeux dont la représentation linéaire aurait pu donner lieu, par exemple à un roman et non à un drame). Le présent du drame reconvoquera, dévoilera, analysera ce passé et en tirera les conséquences, il sera entièrement informé et déterminé par cet autre temps a priori non dramatique [11] ».

La perspective de réconciliation universelle de Morrison entre véritablement en résonnance avec cette pensée. Si elle n’a pas écrit un texte proprement dramatique, son passage à la scène par Peter Sellars contribue à rapprocher ce travail de réécriture et le spectacle tout entier de cette esthétique.

 

3.2. L’adaptation de Peter Sellars : entre jouer et raconter

On l’a vu, le texte de Toni Morrison, s’il est difficile à qualifier, n’est pas à proprement dit un texte de théâtre. En ne faisant appel qu’à une seule comédienne, Peter Sellars renforce la non-dramaturgie du texte. On aurait pu attendre qu’il attribue chaque voix à un comédien, mais la dimension jouée du texte aurait malgré tout été absente. On se trouve donc dans une situation d’énonciation qui relève moins du théâtre que du conte. Tina Benko est entre le raconter et le jouer, ce qui est récurrent dans les cas d’adaptation où le comédien prend en charge toutes les voix du texte.

La comédienne s’adresse au public, et cette adresse est renforcée par l’usage de micros qui portent sa voix et entravent ses mouvements. Ils l’obligent à se tenir face au public et à inscrire son corps dans un espace restreint, marqué par la verticalité. Le passage d’un micro à l’autre est permis par la musique : la comédienne ne peut se déplacer sans provoquer une rupture sonore.  L’expressivité est donc réduite au minimum à part quelques moments de jeu accompagnés par la musique. Ainsi, la nuit d’amour qui signe la consommation du mariage entre Othello et Desdémone est la seule qui est véritablement jouée par Tina Benko. Quittant la position debout face aux spectateurs, elle s’allonge sur le sol et tend ses bras vers le ciel, mimant une présence au-dessus d’elle. Cette scène est accompagnée par les chants de Rokia Traoré et de ses choristes qui l’entourent : « Nous serons jugés en fonction de notre amour ».

Tina Benko s’exprime sur le mode de la déclamation : elle a un message à faire passer. C’est comme si Desdémone pouvait enfin prendre la parole après des siècles de silence. La coloration politique de cette création, présente dans son contenu, est soulignée par les différents modèles de micros sur la scène, renvoyant aux grands discours de l’Histoire.

 

3.3. Entorses et interprétations

Le résumé des différentes scènes de la pièce a révélé quelques entorses faites au texte de Shakespeare. Ces écarts sont le résultat d’interprétations très libres. Ainsi, on peut opposer à l’enfance orpheline d’Othello ces vers de Shakespeare de l’acte I scène 2 (v. 19 à 22) : « ‘Tis yet to know –/ Which, when I know that boasting in jonour, / I shall promulgate – I fetch my life and being / From men of royal siege, […] » (« Nul encore ne sait – / Je le dirai quand il me paraîtra honorable / De me vanter – que j’ai reçu la vie et l’être d’hommes de souche royale […] »). Le héros suggère par là une lignée noble qu’il n’a pas encore dévoilée préférant faire valoir son mérite. Dépeindre Othello comme un orphelin ajoute à la dimension romanesque de ses récits et de leurs pouvoirs sur Desdémone. Par la suite, Othello est dépeint comme un assassin et un violeur qui a trompé sa femme et dont les désirs sont condamnables. Néanmoins, cet épisode rapproche l’histoire de Desdémone de celle de Barbary : son mari a été infidèle, il l’a trahie.

La scène de coucherie qui associe Othello et Iago semble contraire au portrait du personnage de Iago construit par Shakespeare : celui abhorre les relations sexuelles et traite Othello de « vieux bélier noir » (I, 1, v. 88) [12]. Il condamne sévèrement la luxure et encourage Roderigo à dominer ses désirs par la raison, morale clairement puritaine (I, 3, v. 321-323) [13] : « But we have reason to cool our raging motions, our carnal stings, our unbitted lusts […] » (« Mais nous avons la raison pour calmer nos passions furieuses, nos convoitises charnelles, nos désirs effrénés ; […] »).

De même, alors que Iago est nettement mis de côté dans le texte de Morrison, Cassio prend une importance nouvelle. En le faisant entendre avec un ton sarcastique depuis le royaume des vivants, l’auteure laisse entendre que Cassio est blâmable, qu’il était en réalité assoiffé de pouvoir. Satisfait d’avoir pris la place d’Othello, il laisse supposer que tel était son objectif alors que la manipulation était du ressort uniquement de Iago dans la pièce de Shakespeare.

Ce que ce nouveau texte souligne, c’est la séduction qu’a exercée Othello sur Desdémone comme pure facticité : « I was captured by love and the prospect of inhabitating a broad original world where I could compete with the Amazons » (« J’étais sous l’emprise de l’amour et prête à aller vivre dans un monde différent et sans frontière, où je pourrais rivaliser avec les Amazones »). Desdémone n’est plus la vierge pure de Venise, exempte de tout péché. Barbary et Othello lui reprochent son penchant pour l’étranger et l’exotisme. Barbary dit : « Tu m’as toujours considérée comme une domestique ». Othello affirme quant à lui : « Tu ne m’as jamais aimé, ce n’était qu’un amour illusoire né de ton imagination que tu as projeté sur moi. Tu avais seulement envie d’un grand guerrier noir qui te protège ». Cette idée tend à condamner l’amour qui anime Desdémone à l’égard d’Othello. Ces deux échanges qui sont sévères envers Desdémone ne font pas d’elle une victime, elle doit apprendre : c’est l’enjeu de son premier échange avec Barbary. Celle-ci lui ouvre les yeux sur une réalité qu’elle a mise de côté. Desdémone apprend quelle est son rôle dans la tragédie. Elle apprend qu’elle s’est menti, qu’elle a vécu dans l’illusion de leur amour avec Othello. Cette interprétation centrale de la pièce de Shakespeare entre dans sa lignée dans la mesure où l’on retrouve les thèmes centraux du mensonge et de l’illusion.

 

« ‘J’ai vu le visage d’Othello  dans son esprit’ dit Desdémone  dans la pièce de Shakespeare.  Quatre siècles plus tard, Desdémone  nous parle avec des mots nouveaux,  dans la langue de Toni Morrison.  Avec sa nounou Barbary, une esclave africaine, qui lui avait appris à chanter,  Desdémone raconte des histoires  du passé, du présent et du futur.  Le dialogue entre les deux femmes,  traversant les continents et les siècles, ouvre une porte vers un autre  XXIe siècle. Desdemona commence donc  sur les chants et les histoires de ces  deux femmes pouvant enfin exprimer  leur espoir pour un autre monde,  après des siècles de racisme et de  colonialisme ». Cette présentation du spectacle contient, en quelques phrases, ses principaux enjeux. Dialogue à travers le temps, à travers l’espace, entre les esthétiques et entre les arts, cette création se révèle en effet être une réconciliation sur plusieurs plans. Toni Morrison répond à Shakespeare à quelques siècles d’écart, en prenant en compte l’Histoire de l’Afrique. Elle fait resurgir sur scène le personnage de Desdémone, plus âgé et plus mûr, et le fait rencontrer d’autres protagonistes dans la mort. Ces nouveaux dialogues qui proposent une certaine lecture du texte d’origine offrent un dénouement heureux au drame, ce qui semblait impossible. En se servant de la culture africaine et de l’idée que la mort peut être un lieu de retrouvailles, elle donne à son héroïne une leçon sur l’étranger et assure un amour paisible à Othello et Desdémone.

 


[1] Du 13 au 21 octobre 2011, Grande salle.

[2] Entretien dans Libération par René Solis (18 octobre 2011) http://www.liberation.fr/theatre/01012366259-desdemone-comme-obama-croyait-que-le-bien-triompherait (consulté le 25 novembre 2011).

[3] William Shakespeare, Othello, in Tragédies II, édition bilingue trad. De Léone Teyssandier, Collection Bouquins, Editions Robert Laffont, p. 192-194.

[4] Shakespeare, op. cit., p. 80-82.

[5] Texte de Toni Morrison. Tous les extraits ont été trouvés sur internet. http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Desdemone/

[6] Shakespeare, op. cit., p. 80.

[7] Shakespeare, op. cit., p. 192.

[8] Fatim Kouyaté, Bintou Soumbounou et Kadiatou Sangaré

[9] Mamah Diabaté et Mamadyba Camara

[10] Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre, Ed. Gallimard, Coll. Folio Essais, 2006, p. 237-238.

[11] Idem, p. 139.

[12] Shakespeare, op. cit., p. 62

[13]Shakespeare, op. cit., p. 90

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