« Steve Jobs » de Robert Cantarella à la Comédie de Caen – anti-portrait de Steve Jobs et de Nicolas Maury

Un spectacle sur Steve Jobs avec pour acteur principal Nicolas Maury. Le fondateur d’Apple incarné par l’un des acteurs révélés par la série Dix pour cent. Le projet de Robert Cantarella, qui prend appui sur un texte d’Alban Lefranc, paraît racoleur, capable d’attirer un public qui n’est pas coutumier du théâtre. L’auteur comme le metteur en scène abordent Steve Jobs comme une figure mythologique créée par notre époque, mais ils entreprennent de démythifier cette figure, de la désacraliser. Plutôt que comme un inventeur qui a révolutionné notre quotidien, ils l’envisagent comme un « ex-hippie consommateur de LSD devenu moine milliardaire ». Le contre-pied pris est presque exact, entre l’image que l’on peut avoir de ce personnage et le portrait qui en est dressé – un portrait sans nuance.

Steve Jobs était lui-même son propre metteur en scène lors de ses keynotes, ces conférences de presse qui ont bouleversé les codes de l’exercice. La première en particulier, au cours de laquelle il présentait le tout premier iPhone, en 2007, est devenue une référence étudiée dans les écoles de communication. Seul sur une estrade pour présenter ses derniers produits, avec le support d’un écran qui lui obéit au doigt et à l’œil, il avait plongé son audience dans le noir. Des lumières bleues ou blanches pour scénographier l’espace – lumières en harmonie avec ce qui est devenu l’uniforme du personnage : col roulé noir, jean 501 bleu, baskets blanches. Tout en annonçant des révolutions qui ont été décisives dans le domaine des nouvelles technologies, Steve Jobs conservait un ton contenu, alors que le public, très réactif, poussait des cris d’enthousiasme, applaudissait ou riait aux blagues qu’il faisait sans même esquisser un sourire. La maîtrise de tous les éléments qui l’entourent était totale, et dans cette mise en scène soigneusement pensée, l’effacement de sa personne apparaissait comme un élément-clé.

Robert Cantarella entraîne d’emblée tout à fait ailleurs. Au sol, un parquet chiadé surmonté d’un tas de neige ; à cour, des instruments ordonnés en ligne ; au fond, un canapé avec une potiche tout habillée de rose qui lit un magazine et qui ne fera quasiment rien d’autre que cela. Steve Jobs, immédiatement reconnu grâce à son uniforme col roulé-noir-jean-baskets, s’avance sur le parquet. Un autre pas de côté s’impose néanmoins quand Nicolas Maury se met à parler : la voix douce d’Hervé – et celle de Jérémie dans Garçon chiffon, film réalisé par l’acteur – laisse place à une voix grave, forcée. Toute forme de comique est également évacuée, alors que c’est dans ce registre que l’acteur s’est distingué. Le texte qu’il prononce est abrupt, hachuré, son ton en conséquence saccadé. Tandis qu’il avance sur scène à pas lents, le corps vibrant, tremblant, ses mots débordent, jaillissent avec la violence d’une éruption. L’homme qui paraissait un peu mal à l’aise sur scène et qui faisait des blagues pour séduire son auditoire en massacrant ses concurrents, Steve Jobs, paraît loin. Le jeune homme gay hypersensible qui fait rire plus ou moins malgré lui, auquel Nicolas Maury a été associé par ses précédents rôles, est tout aussi loin.

Cette entrée en scène amène sans détour à l’endroit qu’ont voulu sonder l’auteur et le metteur en scène au moment de s’attaquer à ce personnage : ses névroses. Alors que Steve Jobs se distingue par la parcimonie de ses phrases dans ses keynotes, il déverse ici un flot de paroles inarrêtable. Son monologue est parfois soutenu par une musique royale du XVIIe siècle, qui, ajoutée à ce parquet aussi lisse que chiadé, l’assimile à Louis XIV. Un monologue parfois hanté de démons, par un médecin, ou par le « meilleur-ami-trahi ». Pour le reste, l’adresse est floue, l’homme se débat avec lui-même. Il en vient même à se débarrasser de lui-même lorsqu’il se défait de son uniforme – celui qui lui permettait de se dispenser de la « microdécision » de savoir comment s’habiller, comme tous les grands hommes dont il a lu la biographie enfant. La figure iconique est réduite à un tas de vêtement, que Nicolas Maury ne délaisse pas pour un autre. L’acteur est désormais nu et il le reste longtemps. Il ne porte plus aucun indice visible du personnage qu’il incarne, dont le nom n’est par ailleurs jamais prononcé dans le texte d’Alban Lefranc, au-delà du titre, tout comme celui de ses produits ou même de sa marque. Lorsqu’après s’être assis sur le tas de neige dure, l’acteur se relève, et que ses déplacements révèlent ses fesses rosies par le froid et l’aspérité de la glace, il ne fait plus aucun doute que le mythe est aboli.

Ce n’est pas le fondateur d’Apple qui intéresse Alban Lefranc, c’est l’homme. Celui qui voulait changer le monde, le rendre plus simple, plus lisse, plus arrondi sur les bords. Et celui qui s’est débattu avec son corps, avec son cancer du pancréas qui le ronge de l’intérieur – corps qui s’impose de manière massive sur scène, à travers celui dénudé de Nicolas Maury. L’une des lignes dramaturgiques de ce texte, et du spectacle, est cette contradiction profonde entre l’aspiration maniaque à la perfection et la défaillance d’un corps qui échappe à tout système, tout algorithme, qui non seulement ne peut être amélioré, mais qui, pire encore, ne peut être soigné. Le spectacle raconte ce corps avec lequel le personnage se débat, son régime végétarien strict à base de carottes, et sa hantise pour les touches, les claviers, pour tout ce qui déborde, dépasse, déraille, défaille.

Le spectacle montre également un homme qui laisse sa femme dans l’ombre, qui se vante de connaître le nom des enfants et des chiens de tous ses employés mais qui n’est pas capable de connaître celui du médecin qui va le soigner, à qui il annonce qu’il va falloir importer sa salle de méditation à l’hôpital, quoi qu’il en coûte, parce que les salles de l’hôpital ne sont pas assez harmonieuses ni lumineuses. Un homme qui convoque son « meilleur-ami-trahi » pour esquisser une réconciliation, mais qui finit par détruire frénétiquement sa machine à voyager dans le temps en disant qu’elle est nulle.

Le tyran névrosé et cynique a en outre un égo surdimensionné. Il répète à longueur de phrases qu’il a révolutionné le monde, que même les petits indiens les plus pauvres savent utiliser ses machines tellement elles sont intelligentes – bien plus que n’importe lequel de leurs utilisateurs. Son discours exprime l’ambition d’un roi soleil, d’un dieu, d’un empereur qui gouverne le monde entier par la technologie – forme de pouvoir sans frontière, d’autant plus insidieuse qu’elle se fonde sur la séduction et qu’elle ne dit jamais explicitement son étendue.

Lorsque l’acteur revient dans un costume de hippie, les cheveux lâchés, il ne fait plus aucun doute qu’il ne s’agit pas seulement de révéler des facettes du personnage restées dans l’ombre, mais bien d’exposer son envers exact. Alors que l’ambition de l’auteur et du metteur en scène était de rendre compte de notre époque à travers cette figure, de l’appréhender comme un symptôme de notre temps, le portrait dressé est sans nuance. Alors que les attentes que pouvaient susciter la figure de Steve Jobs, comme celles générées par la présence de Nicolas Maury sur scène, auraient pu ouvrir des brèches, dégager des points de fuite, elles sont complètement mises en déroute.

Le parti pris de la radicalité convainc d’autant moins que le registre de la névrose grave ne convient pas à Nicolas Maury. Comme plusieurs des acteurs les plus saillants de sa génération, il appartient plus à la catégorie de ceux que l’on retrouve à peu près toujours dans les mêmes rôles, qui cisèlent d’infinies nuances d’un film à l’autre, qu’à la catégorie des acteurs caméléons qui sont plus ou moins capables de tout jouer sans jamais se révéler véritablement. Son talent comique est ici complètement congédié – de la même façon que le mythe Steve Jobs l’est. Il n’est pas certain que les novices qui s’aventuraient au théâtre avec ce spectacle en pensant à peu près savoir à quoi s’attendre y reviennent de si tôt…

F.

 

Pour en savoir plus sur « Steve Jobs », rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.

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