« Five Easy Pieces » de Milo Rau – le théâtre comme moyen d’apprivoiser l’horreur

Le dernier spectacle du metteur en scène, essayiste, journaliste et réalisateur suisse Milo Rau est une nouvelle fois accueilli au Théâtre des Amandiers de Nanterre ce printemps. Dans son théâtre, Milo Rau interroge le réel dans ses épisodes les plus violents, prenant souvent le risque de la censure. Dans Five Easy Pieces, il s’empare ainsi d’un matériau particulièrement dérangeant : l’affaire Marc Dutroux, violeur de petites filles et meurtrier dont les crimes ont ébranlé la Belgique et l’Europe en 1996. Pour travailler ce sujet délicat, Milo Rau a l’audace, voire l’insolence, de faire appel à des enfants, aidé par le Centre d’art Campo de Gand qui accompagne de nombreux enfants dans la voie théâtrale. Loin de n’être que pure provocation, ce spectacle nous amène à penser le théâtre comme un moyen d’apprivoiser l’horreur – pour le spectateur, mais peut-être plus encore pour les acteurs ici. 

Ils sont 7 à nous attendre, sur un plateau situé derrière la grande salle du théâtre. Ils sont assis en tailleur par terre, et nous regardent, se risquant à discuter, et à rigoler derrière leur main. Ces enfants sont là parmi des éléments de décor divers, qui suggèrent des espaces différents, et des instruments de musique. Une fois le spectacle commencé, un adulte les rejoint, l’assistant de Milo Rau, Peter Seynaeve. Pour ce projet, Rau a entrepris de faire du processus du spectacle l’objet-même du spectacle. Ce que les acteurs vont nous présenter, c’est un travail théâtral autour de l’affaire Dutroux, de l’audition aux répétitions. Avant même de jouer, ils commencent donc par rejouer, et redire les phrases qu’ils ont pu dire, et qu’ils ont fixées dans un texte écrit tous ensemble.

Dans cette reconstitution, Peter Seynaeve joue le rôle de Rau, celui d’un metteur en scène à la recherche d’enfants qu’il va diriger pour son nouveau projet de théâtre. Assis derrière une table, l’image de son visage est dédoublée et agrandie sur un grand écran qui surplombe la scène. On le voit les appeler un par un et leur poser diverses questions, sur leur âge, leur désir de carrière, leur talent particulier ou leur perception du théâtre. D’un enfant à l’autre, des questions reviennent, mais l’entretien évolue chaque fois différemment selon la personnalité des uns et des autres. Un tel procédé permet au public d’en savoir plus sur ces enfants, âgés de 8 à 11 ans, qui sont musiciens ou chanteurs, qui voudraient être policier ou roi, qui veulent jouer le contraire ce qu’ils sont au théâtre, et sont prêts à tout accepter tant que ce n’est pas illégal.

Face à eux, leur aplomb et leur imagination joyeuse, le metteur en scène se montre blasé. Il les singe, tourne en dérision leurs réponses, et laisse peu place à ce qu’ils confient d’intime. Car dès qu’ils le peuvent, ils saisissent la première occasion de faire le récit de leur naissance traumatique ou d’un épisode marquant de leur première enfance – ces récits probablement reconstitués par les adultes et qu’ils se sont réappropriés pour se définir à travers eux. Ces angoisses premières deviennent support d’identité, comme peut l’être un nom un peu étrange. Dans cette entrée en matière, Peter Seynaeve incarne le contraire de ce qu’a dû être Rau. Là où le vrai metteur en scène était entouré d’une équipe pour accompagner les enfants, composée d’adultes spécialisés, et également aidé par leurs parents, le metteur en scène de cette fiction se montre impatient, insensible, cassant. Mais les enfants ne se démontent pas face à lui, car ils savent que c’est du jeu – comme tout ce qui va suivre.

Une fois les enfants ancrés dans la réalité, situés dans le monde auquel ils appartiennent, ils entreprennent, menés par le metteur en scène, de monter cinq pièces. On pourrait aussi bien dire cinq scènes, ou cinq points de vue. Cinq temps, qui vont offrir différents angles d’approche de l’affaire Dutroux, du plus large au plus intime. Rau commence par mettre en place un pan du contexte historique de l’affaire, l’indépendance du Congo belge, et l’assassinat de Lumumba. De cet épisode à celui des viols et meurtres en série, il reconstitue un fil traumatique de l’histoire belge, dont ils gardent les liens souterrains. Viennent ensuite des données généalogiques, avec le témoignage du père Dutroux, qui retrace le parcours de leur famille, et qui voudrait désormais changer de nom, et des données factuelles des faits, avec une évocation des fouilles, et le compte-rendu d’un policier. Ces autours mènent jusqu’au cœur de l’innommable, avec la voix d’une des victimes de Dutroux, qui s’adresse à ses parents par des lettres. Ce dernier point de vue, celui des parents dans l’attente, est le dernier qu’offre le cinquième volet du spectacle. Cinq pièces, donc – pas si faciles comme le dit le titre emprunté au film de Bob Rafelson –, cinq drames, qui tournent autour de sa figure principale, manquante. Rau privilégie d’autres points de vue que celui du coupable – refusant par là de donner toute explication à son geste –, et restitue ainsi une forme d’absence au cœur du projet, celle-là même que travaille toute enquête policière, ou la couverture médiatique d’un tel événement.

Pour aborder ce sujet délicat, Milo Rau joue sur la distance – celle qui sépare un comédien de son personnage, celle que l’on cherche à combler entre un événement réel qui a eu lieu et sa reconstitution au théâtre, celle irréductible entre des enfants et des adultes, dramaturgiquement centrale ici. Ces différentes formes de distances rappelées à intervalles réguliers prennent la forme de sas, de respirations, qui permettent de dominer le sujet délicat du viol sur mineur.

La charge d’interpréter tous les rôles ne revient pas aux enfants seuls. Certaines scènes qu’ils jouent sont redoublée par des projections sur l’écran qui surplombe la scène. Des acteurs adultes, qui leur ressemblent étrangement, font les mêmes gestes en même temps, dans des décors réalistes. Les voix, tantôt celles enregistrées des adultes, tantôt celles amplifiées des enfants, lient les corps deux à deux et donne de l’ampleur à la représentation sur scène. Un tel procédé, s’il diffracte le regard et tend à faire perdre de vue les enfants – car il faut encore suivre les surtitres sur l’écran –, interroge la valeur du jeu, celui d’enfants qui prennent en charge des discours et des sentiments d’adultes.

La vidéo sert encore à filmer des scènes en temps réel, à transformer la performance théâtrale en scène de cinéma, par l’emploi du gros plan dans des bribes de décor. L’un après l’autre, cinq des comédiens se soumettent à l’exercice. Dans le passage de la scène à l’écran se dégage encore des sas, lorsque la captation est retardée par le rire du comédien, aussi nerveux que joueur, ou lorsque le metteur en scène impétueux l’interrompt pour le recadrer un peu. En pleine tirade, il arrive que le pathos soit évacué d’un seul coup par l’irruption d’une indication de jeu. Celle-ci peut même prendre la forme d’un pied de nez quand le metteur en scène interrompt une scène émouvante pour demander au comédien de pleurer, et qu’il se voit contraint d’avoir recours à l’artifice pour que les larmes viennent. Ces effets de rupture empêchent toute illusion de prendre place et rappellent constamment que tout ça n’est que du théâtre. Elles donnent à voir ce qu’est le jeu, ce qu’il comprend de concentration, de contrôle de soi, ce qu’il a de spectaculaire dans le passage du rire au visage de circonstance. L’idée que l’enfance est faite d’authenticité et d’innocence est battue en brèche, l’enfant apparaît comme un être avant tout malin, capable de prendre des masques, réjoui de jouer avec le réel et de mystifier ceux qui l’entourent.

Milo Rau contraint en revanche le public à l’apnée lors de la scène la plus délicate, quand c’est au tour de la petite Rachel de jouer sa scène. À elle revient le rôle le plus difficile, celui d’une des victimes de Dutroux, une petite fille de 9 ans. Là, Rau assume pleinement le malaise qu’un tel projet peut créer. Assise sur un lit, elle s’amuse avec ses amis quand le metteur en scène fictif la rappelle à l’ordre. Elle doit se concentrer, et se déshabiller. Posté derrière la caméra, il insiste sur ce dernier point, jusqu’à prendre la figure d’un pervers, et que Rachel se confonde avec son personnage dans sa faible résistance. Avant même que la comédienne ne se mette à lire deux lettres qu’elle a écrites à ses parents, elle est ainsi projetée dans son rôle, et la scène ne sera ensuite interrompue par aucune respiration. Les ressorts psychologiques profonds de ces lettres, dans lesquelles l’enfant s’assure de l’état de ses parents, et dit espérer qu’ils ne l’ont pas oubliée, ne sont probablement pas tous pleinement saisis par Rachel, mais cela ne l’empêche pas de donner à chaque mot sa pleine mesure. Son jeu ne se déploie qu’à partir de sa sensibilité, brute, indépendamment de toute intelligence conceptuelle ou même de tout vécu. Au-delà, le malaise se prolonge jusqu’au spectacle ensuite offert par le témoignage des parents, dans l’attente depuis 14 mois. Dans cet enchaînement se révèlent les deux faces du traumatisme causé par un tel événement, celui des parents de petites filles dans ces années-là, et celui aussi des petites filles de 1996, à qui on racontait cette histoire pour les mettre en garde – une histoire qui a pris la forme d’un cauchemar, d’une peur profonde, petit à petit déconnectée de toute réalité.

Mais l’horreur, que ce soit celle des victimes ou celle des parents, reste d’un bout à l’autre dominée dans ce spectacle. Le théâtre apparaît comme un apprentissage, un moyen d’aborder les questions les plus délicates de la vie avec des enfants – quelles que soient les générations, que le traumatisme soit l’affaire Dutroux, ou celui des attentats aujourd’hui. Les scènes servent de prétexte au metteur en scène pour poser des questions aux enfants : ont-ils déjà tué – oui, des insectes ; qu’est-ce qu’ils trouvent le plus creepy – la vue d’un cadavre, ou les baisers de leur mère le matin ; comment voudraient-ils mourir, etc. Après ces cinq pièces, Rau nous offre une dernière bouffée d’air, pour remonter à la surface pour de bon, avec l’après des répétitions. Le metteur en scène fait le point, et leur demande si ça va, si ça leur a plu, ce qui les a dérangés – trop de texte à apprendre, répondent-ils –, s’ils continueront le théâtre. Puis ils réaffirment ensemble le théâtre comme espace de liberté, où l’on peut mourir en héros, chanter du Rihanna, ou raconter un film de Pasolini pour célébrer son caractère factice.

En jouant – dans tous les sens du terme – avec et sur le tabou, Milo Rau nous conduit sur des pentes dangereuses, glissantes, et l’on ne cesse de penser à tous les risques qui menaçaient un tel projet. Loin de déraper, il fait de cette matière complexe un exercice d’apprentissage, un moyen de dompter le réel et de reprendre le dessus sur lui – pour ces enfants, pour le public, et même pour les familles des victimes qui ont contribué au spectacle. Toute la force de son geste est qu’en ne cessant de tourner le théâtre en dérision, de rappeler qu’il n’est que jeu et artifice, il en célèbre le pouvoir.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Five Easy Pieces », rendez-vous sur le site du Théâtre des Amandiers.

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