« Le Premier Homme » d’Albert Camus – lignes de fuite

Après le succès que rencontrent Les Possédés de Camus, d’après Dostoïevski, au Théâtre Antoine à Paris, la compagnie part en tournée dans toute la France au cours de l’année 1959. Camus, pris par son nouveau projet de roman, Le Premier Homme, renonce à tenir le rôle du narrateur dans sa pièce, et fait des aller-retours entre Lourmarin où il se retire pour écrire et les différentes villes dans lesquelles le spectacle est présenté. Au cours de l’un de ces trajets, jusqu’à Tourcoing cette fois, début 1960, il est tué dans un accident de voiture avec Michel Gallimard. Camus a 46 ans et laisse sa dernière œuvre inachevée, qui prend alors la forme d’un testament. 

Du Premier Homme, on a retrouvé dans la sacoche de Camus 144 pages. Quoiqu’il s’agisse d’un premier jet, laissé en suspens, le manuscrit étonne par sa continuité. Une telle fluidité dans cette écriture est probablement due au fait que dans cette œuvre Camus s’inspire largement de son autobiographie – alors même qu’il a le projet d’écrire un roman. Cette tension entre le vécu et la fiction est à l’œuvre dès le premier chapitre, dans lequel l’auteur reconstitue le récit de sa naissance, survenue au terme du voyage de ses parents jusqu’à un village retiré d’Algérie, en pleine nuit d’orage.

Une fois cette arrivée au monde théâtrale posée, Camus ne suit pas le cours du temps. Un bond de quarante ans montre l’enfant né dans la tourmente devant la tombe de son père, mort quelques mois seulement après cette scène originelle, dès le début de la guerre de 1914. Prenant conscience du fait qu’il est désormais plus vieux que son père, l’adulte entreprend de savoir qui il était, et part en quête, revenant à son village, et cherchant à retrouver ceux qui l’ont connu. Très vite, il bute sur l’oubli, que Camus croit indissociable de la pauvreté, pour ceux qui luttent au quotidien et ne s’embarrassent pas de passé. Même sa mère ne se souvient plus, et les bribes d’histoire qu’il récolte, si elles ne sont pas communes à toute une nation, tout un peuple, profondément marqué par la guerre, le ramènent davantage à son enfance à lui.

Alors qu’il interroge les survivants au sujet de son père, sa mémoire afflue, et l’objet de sa recherche se déplace. Il revit ainsi ses premières années à Alger, pris entre sa grand-mère autoritaire et sa mère effacée, entre son oncle muet et l’instituteur qui a encouragé sa famille à le laisser aller au lycée, même si ce sont autant d’années au cours desquelles il ne gagnera pas d’argent. Camus repasse par les grandes étapes du récit d’enfance, apposant comme autant de moments d’initiation les souvenirs d’école, les loisirs volés, les premières hontes et premières gloires, les amitiés, les punitions, les lectures, le premier travail…

Au-delà, certaines images s’imposent avec force dans ce carrousel de la mémoire, telles la sieste, les bains de mer, le cinéma, ou la fierté contenue et un peu dépassée des deux femmes de la maison face à ses succès scolaires. Ceci car Camus emprunte justement au cinéma ses techniques, pour rendre compte de la précision de ses souvenirs. Les décors, les déplacements, les gestes, les bruits, tout est scénographié dans le détail, avec une précision qui donne à la simplicité de ces souvenirs l’importance qu’ils ont pour celui qui les porte.

Le sort ironique interrompt l’œuvre au moment précis où l’enfant devient adolescent, où il s’affirme face à sa grand-mère, conforté par la métamorphose de son corps et ses premières aventures amoureuses. Un court chapitre, « Obscur à soi-même », offre une sorte de synthèse par quatre immenses phrases lyriques, qui brassent de multiples lambeaux de mémoire laissés de côté et annoncent un nouvel âge à venir. Les notes présentées ensuite laissent entrevoir que devaient venir l’adolescence et les relations amoureuses.

Mais alors que les indications concernant l’ébauche que l’on peut lire multiplient les dates et les précisions autobiographiques, la suite paraît davantage relever de la fiction. Les plans, les prolongements, les questions révèlent une tension dans le projet de l’auteur. Alors que l’autobiographie s’impose, Camus – encore imprégné par Dostoïevski – a le projet de faire de son personnage un nouveau Stavroguine, le héros des Démons, un être sans morale et rongé par la passion de vivre. Le « premier homme » du titre, ce serait donc cet enfant, dont Camus précise à plusieurs reprises dans ses brouillons qu’il doit être mystérieux, impénétrable, voire terrifiant. Les faits reconstitués tendent à aller à l’encontre de cette intention, l’être décrit est loin de paraître un monstre dépourvu de toute éthique, et son hypersensibilité, son avidité à multiplier les expériences n’apparaissent pas comme l’effet d’un désespoir sourd.

Une divergence se creuse ainsi entre le projet et la matière mobilisée pour le réaliser, qui donne de nouvelles perspectives à ce qui pourrait ne paraître qu’un récit d’enfance. Camus allait probablement trouver le moyen de la résoudre dans le retravail de l’œuvre, mais la force avec laquelle s’imposent ses souvenirs dans ce premier jet en devient d’autant plus remarquable. Dans cette écriture au fil de la plume, les ratures et les corrections sont rares. Néanmoins, par rapport à ses précédentes œuvres, ce qui reste avant le polissage auquel il serait certainement venu, soucieux de donner à lire une langue classique, c’est le mouvement premier, qui fait resurgir le « je » autobiographique, qui traduit les sinuosités de la pensée, ou un désir d’expressivité. Ses carnets révèlent que Camus compose à partir d’images qu’il garde inchangées, mais plus encore de voix, de discours, d’envolées qui paraissent lui échapper – alors que quelques mots à peine suffisent à désigner un événement.

Ce que les notes de Camus laissent encore entrevoir de cette œuvre qui nous parvient incomplète, c’est la façon dont il pensait la clôturer. Il avait le projet de l’adresser à la mère, érigée au rang de sainte par son humilité exemplaire, de seul amour de cet homme qu’il envisageait incapable d’aimer. Néanmoins l’effet de bouclage aurait été condamné par le fait que la mère ne sait pas lire, et qu’elle aurait ainsi renvoyé tout le récit de son fils à l’oubli par son ignorance, après avoir réduit au silence toute manifestation d’amour pendant l’enfance. Parce que l’œuvre est inachevée, brutalement interrompue en pleine élaboration, les nombreuses lignes de fuite qui surgissent au cours du processus de création continuent de cohabiter, mêlant genèse de l’auteur et synthèse de son art.

 

F.

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