Manger et boire pour s’approprier le monde selon Rabelais

Le manger et le boire sont une des manifestations les plus importante de la vie du corps grotesque. Les traits particuliers de ce corps sont qu’il est ouvert, inachevé, en interaction avec le monde. C’est dans le manger que ces particularités se manifestent de la manière la plus tangible et la plus concrète : le corps échappe à ses frontières, il avale, engloutit, déchire le monde, le fait entrer en lui, s’enrichit et croît à son détriment. La rencontre de l’homme avec le monde qui s’opère dans la bouche grande ouverte qui broie, déchire et mâche est un des sujets les plus anciens et les plus marquants de la pensée humaine. L’homme déguste le monde, sent le goût du monde, l’introduit dans son corps, en fait une partie de soi.

La conscience de l’homme qui s’éveillait ne pouvait manquer de se concentrer sur cet aspect, ne pouvait manquer d’en extraire une série d’images essentielles, déterminant les rapports entre lui-même et le monde. Cette rencontre avec le monde dans l’absorption de nourriture était joyeuse et triomphante. L’homme triomphait du monde, l’avalait au lieu d’être avalé par lui ; la frontière entre l’homme et le monde s’effaçait dans un sens qui lui était favorable.

Dans le système des images de l’Antiquité, le manger était inséparable du labeur. Il était le couronnement du labeur et de la lutte. Le labeur triomphait dans le manger. La rencontre de l’homme avec le monde dans le travail, sa lutte avec lui s’achevaient par l’absorption de nourriture, c’est-à-dire d’une partie du monde à lui arrachée. Comme dernière étape victorieuse du labeur, le manger remplace souvent dans le système des images le processus du labeur dans son ensemble. Dans les systèmes d’images plus anciens, il ne pouvait, de manière générale, exister de frontières nettes entre le manger et le labeur, car il s’agissait de deux faces d’un même phénomène : la lutte de l’homme avec le monde qui s’achevait par la victoire du premier.

 

« Le banquet chez Rabelais », L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire
au Moyen Age et sous la Renaissance
, Mikhaïl Bakhtine
(traduction Andrée Robel)

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