« Place des Héros » mis en scène par Krystian Lupa – espaces entre

Le Polonais Krystian Lupa, déjà présent aux deux dernières éditions du Festival d’Avignon, est un des invités d’honneur de ce Festival d’Automne. Un portrait lui est consacré au travers de plusieurs rencontres et trois spectacles, Des arbres à abattre, Place des héros et Déjeuner chez Wittgenstein. La cohérence du portrait est autant assurée par le metteur en scène que par l’auteur qu’il a choisi pour ces trois œuvres, Thomas Bernhard. Depuis La Platrière, qu’il a adapté en 1992, l’auteur autrichien n’a cessé de nourrir son travail, et notamment ses recherches avec les comédiens. Alors que l’adaptation implique une démarche de réécriture, assortie dans sa pratique d’une série d’improvisations avec les acteurs, la mise en scène d’une pièce telle que Place des héros donne à comprendre ce qui a pu être aussi déterminant dans sa rencontre avec cet Bernhard. Ce que recherche Lupa dans d’autres textes est déjà ici présent, et la familiarité du metteur en scène avec l’auteur, l’intimité qu’il a construite avec lui, s’impose comme une évidence par sa direction d’acteurs.

Les souvenirs des spectacles de Lupa, depuis Des arbres à abattre il y a un peu plus d’un an, de Bernhard déjà, à Salle d’attente et Perturbation, dans la même salle, celle de la Colline, superposent dès avant la représentation de multiples strates de mémoire et d’attentes. Désormais, la réputation du metteur en scène n’est plus à faire, le Grand Théâtre est comble, et le public animé par une certaine excitation. Les spectateurs sur liste d’attente amènent le spectacle à commencer en retard, mais un à un, ils rejoignent victorieux leur place. Face à cette salle animée, une femme marche sur le plateau, peu encombré. En réalité, elle ne marche pas sur le plateau, elle habite le lieu qu’il désigne, elle occupe l’espace délimité par les hauts murs, percés de grandes fenêtres. Sa présence est discrète, fantomale ; elle ne s’impose pas avant que les lumières ne s’éteignent. Mais une fois le public ramené au silence, la femme ne s’arrête pas, elle continue de marcher, elle regarde parfois par le fenêtre, et fait durer l’instant. La temporalité est déjà étirée, et s’installe une espèce de langueur, une langueur bercée par les bruits discrets qui parviennent du dehors, qui suggèrent une rue, la rumeur d’une circulation, qui s’apparente parfois au mouvement d’une vague. De la didascalie initiale de Bernhard, largement déployée, Lupa ouvre le texte à la scène. Et ainsi, dès les premières minutes, il nous invite à contempler, à nous confronter à l’attente, mais une attente qui a lieu sur le plateau, à laquelle on assiste, mais que l’on ne vit pas, car elle se suffit à elle-même.

De l’actrice, on en vient à observer l’espace. La grande pièce est occupée par des caisses de déménagement avec l’indication « Oxford », des armoires recouvertes de bâches, une malle, et devant, des paires de chaussures. Plusieurs paires, nombreuses, toutes orientées dans le même sens – vers la fenêtre. Cette simple image évoque celles de la Shoah, les tas de vêtements qu’a redressés Boltanski il y a quelques années au Grand Palais, ou ces photographies qui montrent les kilos d’alliances ôtées aux juifs. Alors qu’un départ semble être imminent, la jeune femme, la bonne Herta, cire chaque chaussure avec soin. Qu’elle travaille une absence, on en a la confirmation quand arrive la Zittel, la gouvernante, un costume à la main, qu’elle palpe, qu’elle déplisse, comme si s’y trouvait encore un corps. C’est sa relique à elle, celle du professeur pour qui elle travaillait, qui s’est suicidé – comme la Joana des Arbres à abattre – en se jetant par la fenêtre, dans un dernier plongeon.

Le portrait de ce mort dont le souvenir pèse encore, commence donc par la domesticité. Ce n’est pas le personnage social qui est encore en jeu, mais bien l’homme, abordé par l’intime, par ses manies, par la façon dont il traitait les autres, par l’antipathie qu’il pouvait susciter – mais qui n’empêche pas la sympathie des deux femmes, voire leur amour, et la fascination même, pour Herta. Le mort revit par elles, et notamment la Zittel, qui parle plus. C’est elle qui le connaissait le mieux, en qualité de gouvernante, mais plus encore de maîtresse de maison, de confidente, et même de disciple. Dans sa logorrhée bernhardienne, seule capable de surmonter la perte semble-t-il, sa figure se mêle à celles des proches du défunt, de sa mère à elle, de la veuve et de ses angoisses, et les évocations entrelacées de Vienne où se passe la scène, Oxford où ils devaient déménager, et la maison de campagne à Neuhaus où se retirera probablement la femme du mort.

Dans les longues tirades non ponctuées de Bernhard se trouve en réalité déjà le monologue que fait advenir Lupa dans d’autres spectacles. L’écriture en versets multiplie les ruptures de construction, les sauts d’une pensée à l’autre, les répliques qui ne se répondent pas. Dans ces flux de conscience qui parfois s’entrechoquent, les mêmes éléments reviennent, et sont développés au fur et à mesure, selon une structure hélicoïdale. Une telle progression par à-coups, par avancée insensible et retours en arrière, créent une mémoire propre au texte. Un détail interpelle, ranime quelque chose, qui en fait a déjà été évoqué, rapidement. Toute une ampleur romanesque se tisse ainsi, capable de recréer la vie d’un homme.

Ainsi les deux femmes ressassent. La Zittel surtout, ressasse, tandis qu’elle repasse, un fer à la main, qui fume, qui libère sa vapeur violemment concrète. Elle ressasse, et plie, déplie et replie à son tour les chemises, à l’exemple du professeur, rejouant ses gestes, revivant les scènes qu’ils ont vécu, tandis que la petite Herta tente d’exprimer par quelques phrases seulement son mélange de peine et d’effroi – couleur rousse. Dans cette longue première scène, une espèce de pureté, de simplicité, saisit. Il n’y a apparemment rien de spectaculaire, si ce n’est cette langue de Bernhard, totalement intériorisée, ramenée à son débit naturel, son rythme originel même – celui qui a présidé à l’écriture.

Le déséquilibre qui distingue nettement la parole de la Zittel de celle d’Herta dans la première partie se retrouve, d’une scène à l’autre. Après les domestiques, viennent la famille proche, les filles du professeur, et son frère. Puis, encore après, le repas de funérailles rassemble encore de nouveaux personnages : les amis, les collègues, le fils et la veuve. Bernhard n’a pas le souci de l’équilibre de la structure. Dans sa poétique, il importe peu par rapport à la nécessité d’amplification, d’élargissement, des domestiques à la famille, et de la famille à la société. Les trois sphères permettent de cerner l’homme, dans son intimité, son rapport au monde et son travail, et font passer de la question de sa mort, du sens de son suicide, à une réflexion plus large sur l’époque, sur l’Autriche post-nazie des années 1980. Place des héros est la dernière pièce de Bernhard, et le degré de violence qu’il atteint dans ses attaques contre son pays soulève une nouvelle polémique, plus grande encore qu’avec ses précédentes œuvres. En réalité, Bernhard ne vise pas seulement le gouvernement autrichien et la montée du nationalisme dans son pays dans cette œuvre. C’est de toute l’Europe qu’il fait le procès, cette Europe qui ne peut s’empêcher d’être antisémite, qui paraît même condamnée à l’être. Et au-delà de la question juive, ce sont les personnalités politiques, le pseudo-socialisme, le capitalisme, et même le pape et les comédiens et spectateurs de théâtre qui deviennent ses cibles.

Toutes ces critiques, dans l’ordre de la fiction, elles sont le fait du professeur mort. Elles ressurgissent par la voix des vivants par le procédé du discours rapporté cher à Bernhard, envahissant leur propre parole, jusqu’à l’engloutir. Elles sont autant portées par sa fille, qui porte la même rage que lui, le même désir de protester, que par son frère, pourtant bien plus fataliste que lui. Plus fataliste, mais pas moins conscient. C’est lui qui domine les deux dernières parties de la pièce, et son discours le montre encore plus lucide que le défunt, et par conséquent peut-être, plus résigné, plus conscient de la vanité de toute protestation – et plus cynique, cynique pour railler le cynisme, jusqu’à en rire, follement. A défaut de se suicider, lui s’est retiré à la campagne, ce qui revient peut-être au même. L’un et l’autre illustrent finalement les deux versants d’un même rejet, d’une même impossibilité de vivre, et les nuances qui les distinguent se retrouvent à la génération suivante, entre les sœurs.

Lupa dit avoir choisi ce texte, car il parle de notre époque selon lui. L’écho ne nécessite pas d’être beaucoup souligné, il est autant audible que les légers écarts qui montrent la superposition des époques – le professeur disait par exemple qu’il aurait voulu être Français plus que tout autre chose, plutôt qu’Autrichien, ou même Anglais, ce qui laisse songeur aujourd’hui… Néanmoins, Lupa met en valeur cette résonance, notamment quand, dans la deuxième partie, des lumières se lèvent et éblouissent le public. Elles agissent comme un surligneur, un feu de signalisation, une mise en garde. De même le trait blanc qui cerne la scène, qui en grossit les contours, non pas tant pour l’isoler, mais comme pour désigner le passage possible d’un espace à l’autre, comme on met en garde contre une marche par des signaux pour ne pas la rater, qui ont pour effet de lui donner une importance particulière, de la faire enjamber avec une certaine fermeté.

Lupa nous interpelle donc, mais pas pour déplorer la situation actuelle, ou du moins pas seulement. Il est sensible à l’humour de Bernard, qu’il lit et entend. On le sait aux bruits qu’il laisse échapper depuis la galerie de la salle, à ses réactions sonores – alors que les comédiens sont lituaniens, le spectacle ayant été créé à Vilnius en mars 2015 –, qui s’apparentent à des borborygmes, à des sons presque animaux, comme non contenus, qui surprennent ceux qui ne savent pas, et donnent sinon l’illusion qu’il voit le spectacle pour la première fois aux autres. Lupa désigne par ce biais non conventionnel les pointes de Bernhard, mais montre aussi qu’il se réjouit de son énergie critique, pas seulement destructrice, aussi créatrice.

Mais avant d’être spectateur, Lupa est metteur en scène. Metteur en scène au sens large, car il signe la direction d’acteur, les décors, mais aussi les lumières. Elles tiennent un rôle important dans le travail de la perception du spectateur. Non réalistes, elles colorent la scène selon le mouvement du texte, et y ajoutent des nuances. De même, les sons, de l’ordre de l’infra, relégués au second plan, captent la sensibilité sans en avoir l’air, avec des musiques connues mais comme gommées, des bruits du quotidien relégués à des traces, qui invoquent des souvenirs, éveillent des sensations.

Ces micro-éléments, non spectaculaires, mettent en place un certain trouble. Un trouble qui joue sur la porosité entre intérieur et extérieur, d’une scène à l’autre, mais surtout pour chaque personnage. Aux corps en présence sur scène, s’ajoutent de brèves apparitions, qui donnent à comprendre comment les morts hantent les vivants, comment l’histoire les habitent comme un cauchemar, au point qu’ils ne peuvent plus s’en débarrasser, et avancer. Chacune des trois parties s’achève avec un point d’orgue qui met en valeur un point de vue intime, la perspective d’un des personnages. La scène, jusque-là réaliste, devient alors espace de projection des fantasmes de ces êtres : les morts revivent, les hautes fenêtres se métamorphosent en tables de la loi, les discours d’Hitler au lendemain de l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938, retentissent encore sur la Place des héros. Herta, la fille du mort Anna et la veuve se figent, horrifiées, suivant un même mouvement de montée en puissance, qui fait déborder l’inconscient, sur la scène.

Dirigés de façon subjuguante par Lupa, qui a fait sienne la poétique de Bernhard, les comédiens circulent entre ces différents régimes de représentation concomitants, et finissent par occuper tous ces espaces incertains, labiles qu’ils ouvrent, entre mort et vie, entre passé et présent, entre monologue et dialogue, entre intériorité et extériorité, et entre scène et salle.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Place des héros », rendez-vous sur le site de la Colline.

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