« Angelus novus » de Sylvain Creuzevault à la Colline – la science et les rêves

Pour la quatrième fois après Le Père Tralalère, Notre Terreur et Le Capital et son Singe, Sylvain Creuzevault est reçu à la Colline, qui programme en cette fin d’année son nouveau spectacle, Angelus novus. Le metteur en scène passe cette fois dans la grande salle du théâtre, et délaisse le dispositif bifrontal pour une scénographie largement inspirée par sa résidence à la Fonderie, dans les murs où œuvre François Tanguy. L’influence du Radeau sur ce spectacle est sensible, tant sur le plan visuel que sur la façon d’agencer par montage les multiples ressources invoquées sur un mode citationnel. Quant au propos, il évolue encore par rapport aux précédentes créations de Creuzevault et s’éloigne un peu de la sphère politique pour questionner le savoir et ses limites.

Angelus Novus - CrzvLe plateau de la grande salle est fermé, et la scène a été déplacée au-devant de lui, comme pour affirmer un refus de représentation, ou du moins un déplacement. La scénographie quelque peu bricolée s’étend tout en longueur, alignant deux bureaux qui s’apparentent à des paillasses de scientifiques par les objets qui les occupent. Des paillasses qui se tiennent face à nous et qui semblent annoncer un cours de chimie – intuition en partie confirmée par l’arrivée d’un personnage aux allures burlesques, qui se lance dans une tirade qui l’institue d’emblée en savant fou. Pourtant, ce n’est pas lui le savant, comme on le comprendra. Lui est le démon du savant, du chercheur Kassim, qui enquête sur les connexions neuronales à partir d’expériences sur des souris. Si son double démoniaque intervient, c’est que la recherche de Kassim stagne. Pour leur rendre du souffle, il propose de laisser de côté la science pour faire appel à la démonologie…

Après cette tirade qui place le spectacle sous le sceau du rire, de la folie et des sciences occultes, une situation se met en place. Un montage parallèle donne à voir d’une part le savant Kassim en dialogue avec sa fille, alors qu’il lui présente ses dernières découvertes et cherche à lui en faire comprendre les enjeux en l’entraînant sur la mer de l’oubli pour harponner des souvenirs ; de l’autre, un compositeur et sa compagne partagent le petit-déjeuner. Elle est biologiste généticienne et vient de recevoir le Prix Nobel. Mais sa récompense lui importe moins que son rêve de la nuit qui l’a rendue somnambule, dans lequel elle a revu son ex, Kassim, et qu’elle raconte et revit dans le moindre détail. On passe de l’une à l’autre scène selon un procédé cinématographique qui redouble l’enchevêtrement des deux histoires par leurs personnages. Dans les deux cas, l’énergie déployée par les deux femmes frôle l’hystérie, au point que le souvenir vibrant de Nastassia Philippovna, interprétée par Servane Ducorps dans l’Idiot ! de Vincent Macaigne resurgit aux côtés de Marguerite Martin.

Angelus novus - CreuzevaultCette narration mise en place, elle se délite bientôt. Lors du discours qu’elle tient lors de sa réception du Nobel, Marguerite perd pied et laisse libre cours à ses instincts, excités par son assistant Christophe qui tente tant bien que mal de la rappeler à l’ordre. Mais déjà, elle se laisse entraîner par son démon. Le réalisme fait place au fantasme, aux rêves, aux angoisses, qui prennent le dessus sur scène. Alors, les références se démultiplient pour tisser ce que Creuzevault désigne comme un anti-Faust, pour désigner la déception suscitée par le savoir, incapable de combler, d’assouvir l’être entier.

Ainsi, à l’ange de l’histoire de Benjamin qui donne son titre au spectacle se mêlent des réminiscences des anges de Wim Wenders dans Les Ailes du désir, et le chat cité de Boulgakov côtoie les animaux empaillés qui hantent la scène comme celles de Marthaler. L’éclectisme est tel qu’après l’entracte, le spectateur a un instant le sentiment de s’être trompé de salle. Le spectacle reprend en effet avec un opéra de Pierre-Yves Macé, Kind des Faust, composé pour l’occasion, et sur la scène qui s’est refermée, les comédiens ont fait place à des chanteurs professionnels. Mais leurs visages blancs renvoient à l’esthétique burlesque déjà présente avant l’entracte. La chrysalide qui domine devient ensuite papillon dans le final, où la parole proliférante laisse place à la musique, et la stase rapproche l’image créée des œuvres de Toulouse-Lautrec.

Angelus Novus - ColCes multiples références se déploient dans une scénographie inspirée du Théâtre du Radeau, avec ses multiples superpositions de cadres, de tables, ses différents degrés de profondeurs, son feuilleté qui permet d’infinies configurations. Les métamorphoses affectent aussi le jeu des comédiens, qui se débattent dans tous les registres et toutes les strates qui séparent le réel du fantasme. Leurs corps sont eux aussi pleinement engagés, et tout particulièrement celui d’Alyzée Soudet, dont le physique enfantin permet de nombreuses manipulations qui font parfois surgir le trouble – comme ces secondes peaux à plusieurs reprises arrachées à même le visage –, ou plus encore ces photos du spectacle que l’on trouve sur internet, dont aucune ne correspond au souvenir que l’on en a, qui donne le sentiment que notre mémoire a été trafiquée.

On retrouve aussi du Radeau le caractère bricolé de la scène, mais la nuance se situe dans le fait que sur le plateau cohabitent le réalisme et l’onirisme. À partir d’une situation de départ concrète est développée une syntaxe onirique qui oblige au lâcher prise. Mais la dérive n’est pas définitive, la situation et les personnages d’abord mis en place resurgissent parfois sur un mode lacunaire, et l’oscillation entre ces deux régimes de représentation oblige à se tenir sur un fil qui empêche tout confort. Cette porosité et le caractère cinématographique de certains procédés au-delà de l’emploi de la vidéo sur scène évoquent encore le film de Michel Gondry, La Science des rêves – dont le titre paraît saisir le cœur du spectacle. Les images de rêve, ou de cauchemar, se multiplient, et le comique vire rapidement à l’angoissant.

Angelus novus - TLEn laissant libre-cours à leur inconscient, en s’en remettant à leurs démons, les personnages en viennent à devenir Président de la République, fugitif en forêt, ou envolée dans les montagnes. Mais s’en remettre à l’interdit, c’est prendre le risque d’être déçu, et finir par constater que voler dans le vent des montagnes ce n’est que faire semblant de voler, un poster de montagnes à la main. Ce n’est pas le drame de la tentation qui est ici en jeu, mais celui qui amène le possédé à prendre conscience que son démon n’est pas à la hauteur de ses attentes – et donc de lui-même. En creux, ballottés par toutes ces images qu’il faut déchiffrer ou dont il faut accepter l’énigme, Creuzevault nous invite à nous interroger sur nos démons, nos démons personnels mais aussi ceux de notre époque, mettant en valeur la part de responsabilité que l’on a quant à leur qualité.

F.

Pour en savoir plus sur « Angelus novus », rendez-vous sur le site de la Colline.

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