« La Peste » de Camus – résistance

Quelques temps après la guerre, en 1947, Camus publie La Peste. A l’heure de la reconstruction, du monde et du sens, il s’agit pour l’auteur de penser la question du mal par le biais d’une allégorie. Le mal prend ainsi dans son œuvre une forme concrète, celle de la peste, qui menace toute la population de mort d’une ville. Face à l’épidémie, plusieurs postures sont envisagées par Camus à travers ses personnages : la lutte, la résignation, l’opportunisme, l’individualisme… Œuvre du cycle de la révolte qui lui valut le Prix Nobel quelques années plus tard, ce roman se distingue par sa portée philosophique, et plus particulièrement par le message humaniste qu’il cherche à porter.

La Peste - NRFTout commence avec une invasion de rats dans la ville d’Oran, en Algérie. Des dizaines, puis des centaines et des milliers de rats viennent mourir à l’air libre, à la vue de tous, n’épargnant aucun quartier ni aucun espace. Le phénomène est spectaculaire, mais il n’est que le premier symptôme d’une épidémie plus large. Viennent ensuite les premiers morts, que les médecins après auscultation croient atteints de la peste – aussi invraisemblable cela semble-t-il alors qu’elle a disparu depuis des décennies. Commence alors de longs mois de lutte contre la maladie, d’avril 1940 au mois de février de l’année suivante, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse aussi mystérieusement qu’elle est apparue.

Le récit est mené par un narrateur qui entreprend de faire la chronique de cet épisode. Témoin des événements, il met en place un pacte d’authenticité, qu’il veut d’autant plus fidèle qu’il dit mettre ses sentiments personnels de côté pour rendre compte de ceux qui ont pu être partagés par les habitants de la ville pour saisir le plus complètement possible le phénomène. Son expérience est en outre appuyée par un autre document sur lequel il s’appuie, le journal de Tarrou, un étranger qui tout au long de la maladie a pris des notes. Ce second point de vue enrichit celui du narrateur, qui bâtit à partir de là une chronique en cinq parties, ou plutôt cinq actes.

Pour rendre compte de cette tragédie, le chroniqueur reprend en effet les codes classiques, chers à Camus. L’exposition d’abord, avec l’invasion des rats, les premiers morts, et le diagnostic de la peste. Puis l’intrigue, qui se noue pour de bon avec la mise en place progressive de mesures sanitaires dans la ville, confinée, et la gestion politique de la crise et de la peur qu’elle suscite. Vient ensuite l’acmé, saisie par la description de l’accoutumance des habitants à la situation, leurs divertissements désespérés, le marché noir qui se met en place, et la mobilisation de volontaires pour lutter. L’acte IV laisse entrevoir l’espoir d’une rémission, avec les premiers essais d’un sérum développé pour anéantir le fléau, et s’achève dans un abattement plus grand encore. La dernière partie seule déroge aux codes du genre théâtral, par un dénouement certes tragique mais compensé par la fin de la maladie.

La Peste - bleuCette partition dramatique de l’événement entre en tension avec le passage des saisons. Les éléments naturels sont en effet constamment mis en rapport avec la progression du mal, selon différentes modalités. Le contraste est d’abord souligné au début de l’œuvre entre le printemps promesse de vie nouvelle et la propagation du virus dans la ville – quand les pluies diluviennes ne renforcent pas le caractère apocalyptique de la situation. L’été avec sa chaleur brute redouble la violence de la pandémie qui fait des ravages. L’automne prête à la mélancolie mais favorise aussi le retour de l’espoir, avant que le froid de l’hiver ne purifie la ville et accompagne sa convalescence. Au loin, la mer incarne la liberté et la santé, goûtées le temps d’une soirée. La ville quoiqu’isolée du monde reste ainsi au contact de la nature, balayée par la vigueur du climat.

Au sein de la population d’Oran, plusieurs personnages, acteurs de cette tragédie, sont distingués. Le docteur Rieux tout d’abord, au centre – et on comprendra en dernière instance pourquoi –, médecin qui incise les premiers bubons, et qui jusqu’à la fin lutte sans relâche. Parmi ses patients se trouvent le vieil asthmatique qu’il va voir chaque jour, et Cottard, un homme qui a voulu se suicider mais qui trouve finalement avec la peste le moyen d’échapper à la justice, de s’enrichir avec le marché noir, et de mener une vie heureuse. Grand, son voisin, est celui qui l’a sauvé en faisant appel à Rieux. Employé de la mairie, il s’engage pleinement dans l’administration des morts, mais toutes ses préoccupations se réduisent à la première phrase du roman qu’il veut écrire. Le médecin rencontre encore Rambert, un journaliste qui veut fuir la ville par tous les moyens pour rejoindre la femme qu’il aime, et Tarrou, un homme mystérieux qui paraît revenu de tout et qui se voue corps et âme à la lutte contre la peste, sans raison apparente.

Pour eux tous, la maladie prend la forme d’une fatalité, qui met en jeu l’homme dans sa morale en exacerbant sa condition de mortel. Une fatalité d’autant plus féroce qu’elle prend un visage humain par son inconstance, le caractère imprévisible de ses stratégies, sa gratuité. Prise dans ce destin collectif, la population est confrontée à la mort par milliers. Mais les statistiques parlent moins que la perte d’un proche, et il suffit de la description de l’agonie d’un enfant ou la lutte silencieuse d’un ami pour prendre conscience de l’horreur.

La Peste - folioDans cette confrontation au mal, la réponse à la résignation, l’indifférence et l’accablement, qui menacent lorsque l’attente détruit tout espoir et que la monotonie  empêche d’envisager un quelconque avenir, est incarnée par les femmes. Dans ce roman d’hommes, qu’elles soient mères ou épouses, elles symbolisent l’amour et la tendresse, les seules valeurs capables de donner encore du sens à la vie dans une telle situation. C’est parce qu’elles existent, au-delà des murs de la ville ou en pensée, que la nécessité de se révolter, de résister au mal plutôt que de s’y soumettre ou de chercher à y échapper, s’impose.

Cette lutte que recommande Camus notamment à travers le personnage de Rieux, il la dissocie de la foi, incarnée par le Père Paneloux, qui porte le discours religieux de la divine providence, avant d’être mis à l’épreuve dans sa croyance, contraint d’affirmer que la peste oblige à tout nier ou tout croire. Cette lutte est également dissociée de l’héroïsme, car selon Camus – à travers Rieux –, l’héroïsme est destructeur. Rien de pire que de mourir pour une idée. L’attitude à adopter est celle du médecin, qui lutte sans héroïsme et sans foi, qui n’est pas un saint mais un humaniste qui veut seulement croire en l’homme. Rieux n’est pas le seul à survivre ainsi à la maladie, ceux qui y résistent le mieux sont ceux qui sont restés les plus intègres jusqu’au bout.

Le récit s’achève avec la fin de la peste et celle de l’isolement de la ville, et les réactions qu’elles suscitent. Se mêlent ainsi l’espoir et l’amour éprouvés par la maladie et le temps, les retrouvailles tant attendues qui s’efforcent de nier ce qui a eu lieu, la folie soudaine de ceux qui ont tiré profit de la situation, les derniers morts… Et pour ceux qui ont survécu à tout cela, reste à tirer les conclusions d’un tel événement. C’est là que tend l’ensemble du roman, allégorique. La mise en place d’une situation de crise telle que la contamination d’une ville par la peste permet à Camus de décliner plusieurs postures et trajectoires, de dresser des tableaux saisissants et particulièrement efficaces, et de composer des dialogues-clés à valeur philosophique. Sa langue est classique dans sa précision, et les images qu’il déploie ont une forte charge symbolique. Le tout sert à démontrer la nécessité de ne jamais renoncer à l’homme, d’admirer sa volonté à se révolter contre l’absurdité de sa condition pour rendre un sens au monde.

F.

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