« La Douleur », Duras – écrire pour oublier

Milieu des années 1980, une revue sollicite Marguerite Duras pour qu’elle lui retrouve un texte de jeunesse à publier. Dans ses recherches, Duras tombe sur un journal qu’elle avait oublié, dans les placards de sa maison à Neauphle-le-Château. Ce journal, « La Douleur », elle l’a commencé en avril 1945, quand dans la France libérée, elle espérait le retour de son mari, Robert Antelme, résistant fait prisonnier politique et envoyé dans un camp un an plus tôt. L’écriture de ce journal apparaît comme un exutoire, elle a une fonction cathartique : il s’agit de dire l’indicible, de dire la douleur, l’attente, l’horreur. Ce texte devenu l’une des œuvres centrales de la littérature concentrationnaire démontre l’un des pouvoirs de l’écriture : celui d’aider à oublier.

La Douleur - DurasAu départ, c’était un journal. Lorsque Duras le reprend des décennies plus tard, elle le modifie à peine en vue de la publication. On retrouve donc son tremblement, par exemple dans les dates, instables, qui indiquent tantôt le mois, le jour, et parfois la date tout entière. Le style est brut, les phrases sont courtes : il s’agit de rendre compte des faits. Ils sont ceux-là : l’emprisonnement de Robert L., son départ, et depuis la libération, l’attente de son retour, chaque jour, près du téléphone, ou de la nouvelle de sa mort, et la douleur de cette attente. C’est aussi l’arrivée progressive des Français déportés, résistants, travailleurs volontaires, et, trop rarement, juifs. C’est le travail de Duras au centre d’Orsay pour organiser ces retours en masse, les listes que l’on dresse, les informations que l’on arrive à obtenir de ceux qui reviennent ; le désir de la femme qui attend d’être aux premières loges, et sa façon de se dérober, chaque fois qu’un convoi renforce la possibilité du retour de son mari. C’est encore cette attente à deux échelles, celle intime du retour d’un homme, et celle de la destruction de Berlin annoncée par les journaux – et la scission qui se creuse entre la politique de reconstruction de De Gaulle, qui fait l’impasse sur les camps de concentration, et la douleur partagée de tous ceux qui attendent encore ou ceux qui sont en deuil.

Paralysée dans l’attente, la femme qui écrit vit au présent, isolée du passé et de l’avenir, car le passé n’est pas encore révolu, et l’avenir encore impossible. Dans cet éternel présent qui ne prend jamais fin, sa pensée s’emballe, à l’idée de ce qu’il a pu vivre, à l’idée de ne rien savoir s’il ne revient pas, à l’idée de sa mort, de son cadavre qui se décompose, dont elle croit voir l’image. Mais l’espoir, aussi infime soit-il, l’empêche de faire son deuil, il nourrit sa douleur, la fait durer. Elle vit l’attente dans sa chair, maigrit, perd le sommeil, s’affaiblit. Elle se dissout dans l’attente, laisse voir sa douleur de manière impudique – même si on le lui reproche, si on tente de la raisonner, surtout D., l’autre, pour qui elle quittera son mari.

La Douleur - folioSon journal ne s’achève pas avec le retour de Robert L. de Dachau. Il se poursuit encore avec sa lente convalescence – et la sienne parallèle. Elle relate alors leur lutte commune contre la mort elle-même. Elle décrit le corps de son mari qui n’a plus rien d’humain, qui mieux que tout mot témoigne de ce qui a eu lieu. Elle saisit ce temps de survie, dans les limbes, ce lent et fragile retour à la vie, qui ne sera jamais complet, total. Dire enfin à Robert qu’elle le quitte, c’est aussi être sûre qu’il ne mourra plus, qu’ils se sont bien retrouvés, qu’elle ne l’a pas perdu. Le temps reprend son cours, et le journal s’achève avec l’évocation d’une après-midi au bord de la mer, en été. Le corps de Robert L. porte encore la marque ineffaçable de ce qui a eu lieu, mais il n’est pas mort.

Dans l’hébétude de cette attente, Duras lutte avec l’indicible, et en vient à penser l’horreur. Sa langue dépouillée, simplement mue par la nécessité de dire, porte en creux, dans ses interstices une radicalité intense. Sans détours, sans recherche, Duras nomme l’incompréhensible, l’impensable, et ce faisant cerne ce face à quoi la raison est défaillante.

Le plus incroyable peut-être dans cette écriture – nommer ce texte « œuvre » paraît incorrect –, c’est que Duras l’a oubliée. Qu’elle a retrouvé ses carnets des années plus tard, et qu’elle ne s’est pas souvenu de quand et surtout comment elle a pu écrire ça. L’écriture apparaît là comme un moyen de survie, en éloignant de soi, en exorcisant ce « désordre phénoménal de la pensée et du sentiment » comme elle le nomme. L’écriture qui a permis de survivre au présent, est la même qui permet de libérer du cauchemar et d’oublier avec le temps.

F.

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