« Les Faux-Monnayeurs » de Gide – la médaille et son revers

Gide dit des Faux-Monnayeurs qu’ils sont son premier roman. Ce faisant il distingue nettement cette œuvre de ses précédentes, qualifiées de soties ou de récits. La différence majeure avec ces derniers est qu’il ne s’inspire pas cette fois de son expérience autobiographique, mais qu’il assume que son œuvre relève de la fiction. Une fiction d’autant plus sensible qu’elle joue avec les codes du romanesque pour mieux les désamorcer, qu’elle se met elle-même en scène par de multiples mises en abyme, au point que le roman en vient à tisser une réflexion sur lui-même, à une période cruciale de son évolution à l’époque moderne.

ßîionáCaption-AbstractVersionnDès les premières pages, Gide, comme Valéry ou d’autres de ses contemporains, met en jeu la tradition romanesque. De fait, il commence en montrant comment son personnage Bernard découvre qu’il est un bâtard, grâce à un paquet de lettres entouré d’une faveur rose et caché dans un tiroir fermé à clé. Mais de là, plutôt que de chercher à découvrir qui est son vrai père pour reconstituer son identité, le personnage décide plutôt de quitter le foyer familial et d’acter cette liberté nouvelle en renonçant à passer son bachot à quelques jours des épreuves. Plus encore, son initiation, inscrite dans le Paris du début du XXe siècle, dépeint avec ses expressions, ses modes de vie, ses habitudes, le temps d’un été jusqu’à la rentrée, ne s’écrit que de biais. Car le roman part à la dérive d’un chapitre à l’autre, et passe de Bernard à Olivier, d’Olivier à Vincent, de Vincent à Laura, de Laura à Edouard, et ainsi de suite jusqu’à créer toute une chaîne de personnage, dont les liens finissent par se croiser et se recroiser.

Face à ce milieu qui se forme, le narrateur adopte une posture particulière. Il n’est ni omniscient, ni objectif. Il s’apparente davantage à un spectateur qui formule des jugements sur ses personnages et leurs attitudes, ou qui livre des commentaires qui laissent entendre qu’ils sont des êtres à part entière. Il leur attribue une autonomie telle qu’il prétend se laisser guider par eux, n’avoir pas la main sur leur destin et donc encore moins sur son œuvre – alors que par ailleurs Gide force les hasards, multiplie les coïncidences et finit par créer une autre forme d’illusion en prétendant renoncer à en produire une.

Les Faux-Monnayeurs - AGDans ce roman, l’intrigue n’est donc pas une mais plurielle, composée de micro-récits plus ou moins poussés ou parfois abandonnés en cours de route, qui finissent par former une constellation. Dans ses conditions, aucune fin ne peut permettre d’englober l’ensemble, servir de dénouement, et l’œuvre s’achève en s’ouvrant, alors que le narrateur déporte son intérêt vers un nouveau pôle, le petit frère de Bernard. Cette infinité dénonce encore les codes du roman traditionnel, en lui opposant la vie. C’est bien elle qu’il s’agit d’imiter, comme le souhaite Gide, qui partage les préoccupations de son temps. L’idéal n’est plus l’œuvre bien faite, mais celle qui représente le réel en laissant place à sa part d’incertain, d’informe, d’insaisissable, de flou et même d’obscur.

Cette réflexion sur la crise du genre est d’autant plus aigüe que Gide met en scène une figure de personnage-écrivain, Edouard, qui réfléchit à sa prochaine œuvre dans son Journal. Dans ces pages, à la manière de Dostoïevski, que Gide admire et cite, l’auteur donne à voir les étapes de travail de son projet de roman et révèle sa méthode qui l’entraîne comme malgré lui au gré des événements. Avec ces fragments intégrés dans le cours de la narration, Edouard devient le double du narrateur. L’un et l’autre se passent le flambeau pour relater les faits, faisant ainsi varier les points de vue. Mais plus encore, un tel parti-pris entraîne des mises en abyme parfois vertigineuses : dans le roman de Gide Les Faux-Monnayeurs, un personnage est un auteur qui écrit un roman ayant pour titre Les Faux-Monnayeurs, auteur qui donne des pages de son œuvre à lire à un autre personnage qui fait circuler de fausses pièces.

Les Faux-Monnayeurs - GideCes jeux de miroirs infinis d’une échelle à l’autre constituent le ferment de l’œuvre. Les reflets se multiplient, et Edouard est lui-même redoublé par son rival le Comte de Passavant, qui nourrit encore la réflexion sur la littérature. Avec son projet de revue, le métadiscours sur l’art prend une autre forme, et le désir de briser les codes s’exprime encore plus explicitement, notamment avec la mise en scène de la figure d’Alfred Jarry. Dans ce roman essentiellement masculin, les effets de déclinaisons concernent également la figure du père et ses rapports avec des fils légitimes ou bâtards, ou les relations homosexuelles plus ou moins explicites. L’enjeu devient générationnel des pères aux fils, des auteurs aux petits frères, des adultes aux plus âgés – la vieillesse étant essentiellement incarnée dans ce qu’elle a de tragique autant qu’attendrissant par le vieux La Pérouse.

Au cœur de tous ces personnages et de leurs relations se trouve la question centrale de la sincérité, face au jeu, à la fiction, à l’hypocrisie, au faux. Que ce soit dans les liens du sang, dans l’éducation, dans la morale, ou simplement dans les relations amicales, elle est constamment mise en jeu. Gide met un soin tout particulier à rendre compte des moindres nuances entre l’être et le paraître, entre l’image que l’on veut donner de soi et ce que l’on voudrait au contraire exprimer, décomposant, décryptant avec une attention chirurgicale la complexité des sentiments qui fait que les êtres ne se comprennent pas, s’interprètent mal et se passent ainsi à côté. Ces scissions internes, autant dues à l’inconscient qu’au mensonge, disent la difficile acception de soi, et le défi plus grand encore d’être authentique. Autant d’éléments qui manifestent une sensibilité nouvelle à l’individu et qui amènent à remettre en jeu la forme romanesque.

F.

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