« La Dictadura de lo cool » de Marco Layera au Gymnase du Lycée Aubanel – et maintenant, on fait quoi ?

Le public d’Avignon, son programme à la main minutieusement composé pour voir le plus de manifestations possibles, se presse au Gymnase du Lycée Aubanel pour découvrir La Dictadura de lo cool, spectacle signé par le chilien Marco Layera, avec sa compagnie la Re-Sentida. Parmi les spectateurs, se trouve Olivier Py, venu assister à la première. Sa présence va incarner mieux que toute autre la cible de ce spectacle – les artistes eux-mêmes mis à part. Une démarche qui met en jeu notre présence-même à cette représentation et l’existence du festival tout entier.

Dictadura - fêteCe qu’au Chili on désigne par « la dictature du cool », c’est ce qu’en France on appelle les « bobos », ou bourgeois-bohèmes, ceux qui vivent en bourgeois en revendiquant des idéaux de gauche. L’actualité du sujet que manifeste ce spectacle est partagée d’un pays à l’autre, ce dont témoignent des articles, des vidéos, des films, qui régulièrement attaquent cette nouvelle tendance sociale. Ils sont aussi bien produits par des gens de droite que des gens de gauche, ceux-là en particulier qui dénoncent l’hypocrisie du positionnement politique des bobos, car leur mode de vie œuvre au maintien du capitalisme qu’ils prétendent rejeter.

L’objet de la satire est d’emblée évident, lorsqu’en marge de la scène déjà occupée par ce qui semble être une pool-party, une attachée du ministère de la culture caricaturale vient soumettre un petit questionnaire au public. Qui dans la salle, demande-t-elle, porte 200 euros d’habits sur soi ? qui est de droite ? qui a voté François Hollande ? qui a manifesté ces derniers mois ? Aussitôt, les spectateurs, poussés dans leurs retranchements, rient. Chacun et tous nous sentons visés, c’est de notre identité et de nos contradictions dont il va être question.

Dictadura - femme de ménageMais pour les mettre en jeu, Layera et sa compagnie passent par le détour de la fiction après ce premier assaut frontal. Une voix off vient ainsi introduire les protagonistes de la pièce, en des termes déjà incisifs. Vont être réunis, le temps d’une soirée, le directeur d’une ONG, une artiste-performeuse à la Marina Abramovic, un commissaire d’exposition… Leurs titres et fonctions, agrémentés de leurs idéaux et de leurs discours, sont assortis de leurs pratiques consommatrices : ils boivent du champagne, mangent des Ferrero, portent des vêtements de marque… Cette élite du milieu culturel est donnée à voir par caméra interposée alors qu’ils sont à leur table de maquillage, en train de se préparer. Clin d’œil ou effet du hasard malicieux, on ne peut pas ne pas penser au début des Damnés d’Ivo van Hove, dans la Cour d’honneur, quand les acteurs de la Comédie Françaises se livrent aux même gestes, eux aussi filmés de près. Dans ce spectacle qui a marqué cette édition 2016, on avait réuni tout ce qui se faisait de mieux. Mais, demande le nouveau ministre de la culture de la fiction de Layera, cet art-là peut-il changer le monde ? réduire les inégalités ? ou même simplement toucher le peuple ?

En nouvel Alceste, il entreprend à l’issue d’une soirée généreusement arrosée, organisée en l’honneur de sa nomination le 1er mai, jour de la fête du travail, de dire ses quatre vérités à chacun de ses amis, tous ces membres de la « haute », non pas tant sociale mais culturelle, qui comptent sur lui pour se hisser à ses côtés. Selon un procédé cher à Molière, le personnage est précédé par le portrait que fait de lui sa compagne. Elle annonce qu’il a perdu la tête, qu’il va à la rencontre du peuple, qu’il a vendu toutes leurs œuvres d’art, logé la femme de ménage dans leur chambre, qu’il joue avec ses excréments… Lorsqu’il arrive enfin, il annonce en effet qu’il veut profiter de son nouveau statut pour œuvrer à la révolution sociale, et qu’à leur place, il nomme des gens issus du peuple aux fonctions les plus hautes de son ministère. Il veut en finir avec l’art bourgeois, il veut que le peuple se réapproprie ce champ qui ne les concerne plus, et il veut qu’on ne reproche plus à une femme de ménage de détruire une œuvre d’art par mégarde – référence à un événement qui a bien eu lieu aux artistes Goldschmied et Chiari en octobre 2015, à Bolzano en Italie. A cette nouvelle, les convives s’effraient – sauf le directeur de l’ONG qui loue la valeur humanitaire de cette décision, d’autant plus facilement qu’il n’est pas touché par elle –, et tentent de le faire changer d’avis, en le raisonnant ou en faisant appel à sa sensibilité.

Dictadura - bobosL’ironie est grande, car cette œuvre qui se veut subversive est accueillie au cœur même de l’institution, dans le Festival d’Avignon comme ailleurs. La compagnie avoue honnêtement ne pas se dépêtrer du paradoxe : « La Dictature du cool monopolise ce spectacle du début à la fin, nous faisons partie de ce que nous critiquons et nous ne savons pas comment y résister ». Face à nous, avec nous, les artistes se demandent donc quelle force peut être opposée aux fonctionnements de l’art au sein même de l’art. Elle passe peut-être par une esthétique qui se veut agressive, apparemment peu séduisante, à la Macaigne ou la Houellebecq, avec de la musique très forte, de longues scènes de débauche filmées de près avec du sang et de la morve, et retransmises sur grand écran. Mais ils ont beau tourner en dérision leurs propres moyens, en disant qu’ils utilisent une caméra parce que « ça fait contemporain », elle ne sert pas là que de citation, et une partie importante du spectacle se passe au second plan du plateau, dans un espace sur deux niveaux qui désigne un ailleurs labyrinthique derrière un rideau de fils dorés. Et là où le paradoxe se complexifie encore, c’est que les artistes présentent un objet qui n’est a priori pas plaisant pour mener leur réflexion politique, pour faire bouger le public, le déranger, mais ce genre de dérangement nous plaît, plus encore qu’un plateau sage aux effets mesurés et au jeu « juste », que l’agression a été intégrée dans nos modes de réception, et réinvestie d’une valeur positive…

Dictadura - scénoAlors on fait quoi quand quand il ne s’agit pas de renverser un dictateur, qu’il a été remplacé par une dictature, plus sournoise, plus diffuse, moins évidente à attaquer ? Quelle insurrection est possible ? Comment faire la révolution quand Olivier Py rit le premier ? on nomme à la tête du Festival un festivalier quelconque ? n’importe lequel, et si possible du Off pour briser l’entre-soi ? ou on applaudit chaleureusement, parce que nous aussi ça nous plaît, même si on admet l’impasse dans laquelle on se trouve ? Car après tout, nous, le public d’Avignon, qui venons, nous payons un logement, nous payons des places à prix d’or, au prix d’efforts plus ou moins importants selon chacun, ceci au nom de l’art, du goût qu’on partage pour le théâtre, nous sommes nous-mêmes des bobos, plus ou moins atteints par le symptôme, en contribuant au fonctionnement de l’art, à l’inertie des choses. Alors peut-être qu’adhérer au spectacle, c’est le mettre en échec, et qu’il est une invitation à le rejeter, ainsi que tout le reste, mais il faudrait que ce soit d’un mouvement commun et solidaire, et peut-être qu’il soit impulsé des acteurs culturels… On voudrait des réponses, des plans d’action, des solutions qu’on espère en vain, et à défaut on repart avec plus d’interrogations, et plus de nœuds encore à démêler que ceux qui font déjà partie de nous. Mais peut-être que c’est déjà beaucoup – et que c’est en tout cas suffisant pour faire de ce spectacle une réussite.

F.

 

Pour en savoir plus sur « La Dictadura de lo cool », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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