« Otelo » d’après Shakespeare par le Grupo ViajeinMóvil : adaptation pour deux comédiens et trois mannequins

Dans le cadre du Mayo Teatral qui anime La Havane et d’autres villes de Cuba, la compagnie ViajeinMóvil vient du Chili avec un spectacle créé en 2012, Otelo. S’inspirant du drame de Shakespeare et le relisant à la lumière des codes culturels d’aujourd’hui et des questions sociales qui le préoccupe, le Grupo, suivant sa pratique déjà éprouvée avec plusieurs spectacles, en propose une adaptation pour deux comédiens et trois mannequins. Du drame à la comédie tragique, du corps vivant aux morceaux de plastique, c’est toute une énergie virtuose qui circule sur le plateau.

Otelo - telenovelaAu centre de la scène du Teatro Hubert de Blanck, trône déjà le lit fatal, celui sur lequel sera assassinée Desdémone, par son mari Othello, devenu depuis la création de Shakespeare le type même de l’homme jaloux. Le temps d’un passage au noir, le public découvre un homme debout sur le lit, et une femme qui lui reprend son ourlet. Tous deux sont soudainement saisis par la diffusion d’un feuilleton télévisé depuis un coin de la scène, suggéré par une musique mélodramatique et une lumière crue et changeante, qui évoque des images. Le speaker annonce avec emphase l’adaptation de l’histoire terrible du Maure de Venise et de son épouse Desdémone, et promet de l’amour, de la haine, des secrets et des trahisons. Le couple paraît alors s’identifier et rejouer le drame. Mais ils ne sont pas Othello et sa femme, ils sont Iago – le subalterne d’Othello qui le pousse au crime par haine – et sa femme Emilie, servante de Desdémone.

Mais pour rendre compte de l’histoire du Maure et de la fille du gouverneur, les comédiens doivent aussitôt prendre en charge d’autres personnages, ceci grâce à des mannequins au regard vide et à l’expression neutre, et à des membres inanimés. La scénographie en prêt-à-porter – prêt-à-jouer – prend alors son sens : les costumes ou bouts de corps viennent suggérer les personnages absents, dont les parties manquantes sont suggérées par des effets de caché-montré permis par le lit pivotant ou des draperies. Quoique le drame soit déjà réduit au minimum, aux amants, à leurs seconds et à Cassio, le troisième terme du couple dont se sert Iago pour détruire Othello, tous ceux-là sont par ce procédé bien présents sur scène.

Otelo - IagoAlors que les micros HF laissent un temps planer l’indécision quant à l’origine des voix entendues au début, la ruse qui consiste à détourner l’attention de la bouche qui parle par d’autres images est peu à peu démasquée. Les corps des comédiens bien vivants sur le plateau, suivant une chorégraphie extrêmement précise, trouvent le moyen de se faire oublier au moment de manipuler les bouts de mannequins, en se cachant derrière eux ou simplement en dérobant à la vue le visage qui exprime, se réduisant ainsi à des membres capables de donner vie à ceux qui en sont dépourvus. L’effet d’animation est le plus saisissant lors des dialogues entre Othello et Iago, tous deux pris en charge par Jaime Lorca, ou ceux entre Desdémone et Emilie, par Nicole Espinoza. Là, les deux comédiens se dédoublent et se métamorphosent le temps d’une réplique. L’impression est produite par la scission de leur voix en deux, distinctes au point d’acquérir une singularité qui leur est propre, et au point de faire oublier qu’un même corps devrait les associer à l’oreille.

L’artifice est évident, et ne cherche pas à être déguisé : on peut toujours décider de regarder la bouche du comédien bouger quand c’est Othello qui parle, mais on peut aussi choisir de se laisser prendre par l’expressivité que confèrent les mouvements donnés à une tête ou à la jambe lascive de Desdémone sous sa robe. Ainsi, la technique à l’œuvre se donne à voir, sans pour autant fragiliser l’illusion qu’elle cherche à mettre en place, au contraire. Celle-ci paraît d’autant plus puissante qu’on en connaît les ressorts, et c’est de façon consciente qu’on se soumet à cette magie qui fait côtoyer l’étrangeté.

Otelo - 3Dans cette adaptation de la pièce, le drame frôle la farce. Lorsqu’Othello découvre que le foulard qu’il a offert à Desdémone était chez Cassio, la violence infligée à uniforme, inspirée par le séisme, le bouleversement moral dont rend compte Shakespeare, en devient comique. L’intrigue se prête particulièrement bien à une telle interprétation, par le caractère spectaculaire de la manigance de Iago, l’innocence aberrante de Cassio et Desdémone, la jalousie furieuse d’Othello : le drame côtoie de près le mélodrame et contient la possibilité d’une interprétation excessive, hyperbolique. Les comédiens l’exploitent pleinement en s’appuyant sur l’esthétique et les codes des telenovelas pour donner à lire la pièce, prenant acte de l’importance de ces modes de narration et de représentation dans la culture populaire.

En condensant la pièce – au point qu’elle ne dure plus qu’une heure –, en réduisant la focalisation sur le trio amoureux et ses aides, en simplifiant les répliques, la compagnie délaie le drame et en livre une caricature. Mais le rire suscité n’en est pas moins satirique. Avec ce drame, le Grupo a voulu dénoncer le nombre effrayant de féminicides, de meurtres ou de suicides de femmes provoqués par des hommes, par jalousie ou rage dans son pays et ceux alentours. Se fiant à la puissance critique du comique, ils entreprennent ainsi de faire prendre conscience de la transformation de la tragédie extraordinaire en fait divers quotidien. Si cette question sociale est moins aigüe en Europe, et donc moins sensible pour un spectateur français, l’œuvre créée n’en reste pas moins puissante par l’exposition des rapports de force en jeu dans le couple donnés à voir par le recours aux mannequins, et par la technique qu’elle déploie à partir d’eux.

F.

Pour en savoir plus sur « Otelo », rendez-vous sur le site du Mayo Teatral.

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