« Mémoire de fille » d’Annie Ernaux – l’écriture faite œuvre

L’écrivaine Annie Ernaux consacre sa dernière œuvre, Mémoire de fille, au récit d’un épisode précis de sa vie, sa première fois avec un homme. Sur le mode de l’enquête, elle revient sur cet événement qui a continué à l’obséder longtemps après – au point d’y revenir près de soixante ans plus tard – et tente de réinscrire le mystère encore difficile à percer qu’il représente dans une continuité. Même s’il n’est question que d’un souvenir unique, la logique autobiographique, telle que la définit Philippe Lejeune, est à l’œuvre : il s’agit bien finalement d’envisager ce fragment de passé à l’échelle de la vie tout entière de l’auteur, comme un jalon de sa construction personnelle qui permettrait de mieux saisir son être.

Mémoire de filleÀ l’origine de l’œuvre, est placé un projet latent depuis des années, un besoin d’écriture, une nécessité qui s’impose enfin. Ce qui est devenu peu à peu un devoir tient à la rémanence d’un souvenir, ou plutôt à une présence, dont Ernaux n’a jamais pu se débarrasser. L’auteure se dit en effet hantée par une autre, la fille du titre de l’œuvre, celle de 58, celle qui, l’été de ses 18 ans, a été monitrice dans un centre de colonie. Pour la première fois, elle a quitté le foyer familial, et ce départ, synonyme de libération, entraîne de multiples premières fois, dont l’importance est telle que l’Histoire alors traversée, rétablie en arrière-plan par l’adulte, est occultée. La liberté nouvelle est célébrée par la plus grande dans ce contexte bien réel d’avant 68, celle du corps, et du désir qu’il peut susciter – réminiscences de L’Amant, de Duras.

L’écrivaine tente de retracer les faits, mais aussi les fantasmes et les rêves, moins palpables, en s’appuyant sur les détails qui ont laissé une trace indélébile sur la mémoire, et en s’interrogeant sur ceux qui manquent au contraire pour reconstruire la logique de l’adolescente. Dans la recherche des sentiments qui animent la fille de 58, la douleur paraît évidente – trop peut-être –, causée par la honte et la déception longtemps inavouée de la première expérience. Ce qui domine relève bien plutôt de la fierté, voire de l’insensibilité ; le corps a beau réagir violemment, exprimer le trouble, l’égarement, le fille de 58 paraît indifférente, convaincue par l’insouciance qu’elle revendique dans ses correspondances. La douleur, quoique là encore sensible, est également tenue à distance par l’adulte, qui opte pour un ton objectif, presque médical, parfois cru. Ceci pour se garder de juger l’attitude parfois incompréhensible de la fille de 58, ou même de se ranger à l’avis de ceux qui le font pour elle.

Mais le souvenir de cet été-là vaut moins en tant que matière de récit, histoire qui vaut d’être contée, que comme cheville à explorer pour comprendre comment on passe de la fille dévergondée que les autres traitent de putain à l’étudiante de l’École Normale d’institutrices de Rouen qui se reconstruit une image et un avenir, avant de bifurquer encore et de choisir les études de lettres. L’enjeu est de décrypter cette adolescence, aussi déterminante pour le corps que pour les choix d’avenir qui s’y dessinent. Une fois les faits reconstitués, le récit tend donc vers la reformation de l’unité d’un moi insaisissable, fuyant, pour rétablir le trajet – aussi chaotique soit-il – qui a conduit à l’écriture.

A. Ernaux - 20 ansCette démarche de recherche dans l’ordre de l’identité, cette enquête sur le soi passé constitue en réalité la part la plus importante du récit. L’écriture se met elle-même en scène et dévoile ses envers. D’emblée est posé le divorce du je et du elle, la dissociation pronominale qui permet de rétablir de la distance de soi à soi – pour in fine mieux s’atteindre, lors d’un glissement de l’un à l’autre, lorsque surgit le discours indirect libre qui restitue les paroles d’alors au sein de la parole au présent. Elle est redoublée par les effets de dénominations qui différencient Annie Ernaux d’Annie D., ou de façon encore plus récurrente, « la fille de 58 ».

À ces précautions liminaires sur la posture de l’auteure par rapport à celle qu’elle a été s’ajoute un soin particulier de la recherche du mot juste, dont le tâtonnement est reproduit. La méthode-même d’investigation au moment d’écrire est dévoilée : Ernaux dit s’appuyer sur des recherches Google, des photographies du passé, des lieux où elle retourne pour éprouver sa mémoire, des lettres qu’elle a écrites alors et que ses correspondants lui ont renvoyées des décennies plus tard. L’écriture de la mémoire devient elle-même objet d’écriture, elle se pense au moment même où elle se déploie, et il suffit d’un saut de ligne entre deux paragraphes pour passer d’un temps à un autre, d’un lieu à un autre, d’une posture à l’autre, du souvenir à sa mise en récit, du récit à sa théorisation. Les listes sont particulièrement symptomatiques de cette écriture qui chercher moins à mettre en forme, à styliser, qu’à restituer avec le plus d’exactitude possible, pour ne pas se laisser emporter par le romanesque, par la fiction, ou simplement la causalité. Dans ces conditions, un souvenir relativement court devient un long récit, par la difficulté qu’il y a à l’explorer, par la dilatation que les manques imposent.

Plus encore que cette « mémoire de fille » qui a poursuivi l’auteure, c’est la méthode réflexive qui permet de l’atteindre qui touche. La mise en scène de l’écriture devient proposition d’écriture, une écriture qui se passe d’inspiration – depuis plusieurs générations déjà – mais qui se passe presque aussi d’objet, ou plutôt qui s’en sert comme levier pour en atteindre un autre, inépuisable : le moi.

F.

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