Le comédien et son personnage selon Jacques Copeau

Vous dites d’un comédien qu’il entre dans un rôle, qu’il se met dans la peau d’un personnage. Il me semble que cela n’est pas exact. C’est le personnage qui s’approche du comédien, qui lui demande tout ce dont il a besoin pour exister à ses dépens, et qui peu à peu le remplace dans sa peau. Le comédien s’applique à lui laisser le champ libre.

Il ne suffit pas de bien voir un personnage, ni de le bien comprendre, pour être apte à le devenir. Il ne suffit même pas de le bien posséder pour lui donner la vie. Il faut en être possédé.

Trop d’intelligence abuse l’acteur. Les plus vifs, les plus doués en apparence d’imagination, ceux qui se portent avec le plus d’aisance à la rencontre d’un personnage, ce ne sont pas généralement les plus sincères, ni les plus sûrs. Le personnage résiste à qui n’observe pas envers lui les formes et ménagements nécessaires. Il faut savoir le prendre, ou plutôt se laisser prendre par lui.

Certains sentiments n’arrivent à s’incorporer au personnage, à se faire éprouver par lui qu’accompagnés de certains mouvements, de certains gestes, de certaines contractions localisées, que sous un certain costume, en fonction de certains accessoires.

La vertu du masque est encore plus convaincante. Elle symbolise parfaitement la position de l’interprète par rapport au personnage, et montre dans quel sens la fusion s’opère de l’un à l’autre. L’acteur qui joue sous le masque reçoit de cet objet de carton la réalité de son personnage. Il est commandé par lui et lui obéit irrésistiblement. A peine l’a-t-il chaussé, il sent s’épancher en soi une existence dont il était vide, qu’il ne soupçonnait même pas. Ce n’est pas seulement son visage qui est modifié, c’est toute sa personne, c’est le caractère même de ses réflexes où déjà se préforment des sentiments qu’il était également incapable d’éprouver et de feindre à visage découvert. S’il est danseur tout le style de sa danse, s’il est comédien l’accent même de sa voix lui sera dicté par son masque – en latin, persona – c’est-à-dire par un personnage, sans vie, tant qu’il ne l’épouse pas, qui du dehors est venu le saisir et va se substituer à lui.

Tentation bien connue des acteurs rompus au métier : celle de soulever un instant le masque, de s’absenter furtivement du rôle, de se jouer de l’illusion qu’on joue. Nous éprouvons ainsi notre sûreté, notre maîtrise. Nous cédons au besoin de nous convaincre que notre personnage ne nous a pas complètement absorbé, consommé, supprimé, remplacé. Lucien Guitry mettait souvent cette petite distance momentanée entre son rôle et sa personne. Cette fantaisie est comparable à celle de l’acrobate qui risque un faux pas, non point tant pour émotionner l’assistance que pour se donner à soi-même un surcroît d’assurance.

Que l’acteur ne sente pas toujours ce qu’il joue, qu’il joue le texte sans jouer le personnage ni la situation, qu’il parvienne à jouer sans faute apparente c’est-à-dire à peu près juste et correctement, encore qu’il ne soit pas ému, – cela est vrai. C’est son échec. C’est la pente que suivent les paresseux et les médiocres. C’est le martyre auquel les meilleurs s’exposent tous les jours, car nul d’entre eux ne sait jamais s’il ne se sentira pas soudain dévasté par la sécheresse de l’un de ces affreux moments où il s’entend parler, où il se voit jouer, où il se juge et, plus il se juge, plus il s’échappe.

Diderot dira qu' »il s’est démené sans rien sentir. »

S’il s’est visiblement « démené » c’est en effet parce qu’il ne sentait pas. C’était pour sentir.

L’idée d’une sensibilité qui se poursuit elle-même, d’une spontanéité qui se cherche, d’un sincérité qui se travaille fait aisément sourire. Qu’on ne sourie pas trop vite. Qu’on fasse réflexion plutôt sur la nature d’un métier où il y a tant de matière à remuer. La lutte du sculpteur avec l’argile qu’il modèle n’est rien, si je lui compare les résistances qu’opposent au comédien son corps, son sang, ses membres, sa bouche et tous ses organes.

Je suppose un comédien devant le texte d’un rôle qu’il aime et qu’il comprend, dont le caractère convient à sa nature, dont le style s’adapte à ses moyens. Il sourit d’aise. Ce rôle, il le déchiffre sans effort. La première lecture qu’il en donne surprend par sa justesse. Tout y est magistralement indiqué, non seulement dans l’intention générale, mais déjà jusqu’aux nuances. Et l’auteur se réjouit d’avoir trouvé l’interprète idéal qui va porter son œuvre aux nues : « Attendez – lui dit le comédien – je n’y suis pas encore ». C’est qu’il n’est point dupe de cette première prise de possession où l’esprit seul avait sa part.

Le voilà qui se met à travailler. Il répète à mi-voix, avec précaution, comme s’il craignait d’effaroucher quelque chose au-dedans de soi-même. Ces répétitions confidentielles gardent encore la qualité de la lecture. Les nuances de l’émotion y sont encore perceptibles pour quelques auditeurs privilégiés. L’acteur, maintenant, possède son rôle, de mémoire. C’est le moment où il commence à posséder un peu moins son personnage. Il voit ce qu’il veut faire. Il compose et développe. Il met en place les enchaînements, les transitions. Il raisonne ses mouvements, classe ses gestes, reprend ses intonations. Il se regarde et s’entend. Il se détache. Il se juge. Il semble ne plus rien donner de soi-même. Parfois il s’interrompt dans son travail pour dire : je ne sens pas cela. Il propose, souvent avec raison, une modification du texte, une inversion de la phrase, une retouche à la mise-en-scène qui lui permettrait, croit-il, de mieux sentir. Il cherche les moyens de se mettre en posture, en état de sentir : un point de départ, qui parfois sera dans la mimique, ou dans le diapason de la voix, dans une décontraction particulière, dans une simple respiration… Il tâche de s’accorder. Il tend ses filets. Il organise la capture de quelque chose qu’il a compris et pressenti depuis longtemps, mais qui lui reste extérieur, qui n’est pas encore entré en lui, logé en lui… Il écoute, d’une oreille distraite, les indications essentielles qui lui sont fournies, de l’avant-scène, sur les émotions du personnage, ses mobiles, tout son mécanisme psychologique. Et cependant son attention semble absorbée par des détails dérisoires.

C’est alors que l’auteur, avec une politesse excessive, prend par le bras son illustre interprète et lui dit à l’oreille : « Mais, cher ami, pourquoi ne gardez-vous pas ce que vous faisiez le premier jour ? C’était parfait. Soyez vous-même. »

L’acteur n’est plus lui-même. Et il n’est pas encore « l’autre ». Ce qu’il faisait le premier jour lui échappe à mesure qu’il se met en position de jouer son rôle. Il lui a fallu renoncer à la fraîcheur au naturel, aux nuances, et à tout le plaisir que lui causait son animation, pour accomplir le travail difficile, ingrat, minutieux qui consiste à faire sortir d’une réalité littéraire et psychologique une réalité de théâtre. Il lui a fallu mettre en place, maîtriser, assimiler tous les procédés de métamorphose qui sont à la fois ce qui le sépare de son rôle et ce qui l’y conduit. C’est seulement quand il aura accompli cette étude de soi-même par rapport à un personnage donné, articulé tous ses moyens, exercé tout son être à servir les idées qu’il s’est formées et les sentiments auxquels il prépare la voie dans son corps, dans ses nerfs, dans son esprit, jusqu’au profond de son cœur, c’est alors qu’il se ressaisira, transformé, et qu’il tentera de se donner.

Enfin l’acteur emplit son rôle. Il n’y découvre plus rien de creux, ni de factice. Il pourrait le vivre sans mots. Il confronte sa sincérité à ce beau « silence intérieur » dont parlait Eleonora Duse.

Voilà cet homme exposé sur le théâtre, offert en spectacle, mis en jugement. Il entre dans un autre monde. Il en assume la responsabilité. Il lui sacrifie tout un monde réel : souci, malaise, chagrin, souffrance, – ou plutôt il en est par lui délivré. Mais la tenue de ses comparses en scène, une réaction de la salle, un désordre en coulisse, l’éclat d’une lumière, le pli d’un tapis, une erreur de régie, un oubli d’accessoire, un accident de costume, un défaillance de mémoire, un lapsus de bouche, un retombement passager de sa force vitale, – tout le menace, tout est contre lui qui, à lui seul, doit tout dominer ; tout peut à chaque instant s’interposer entre sa sincérité que rien ne saurait forcer si elle se dérobe et le jeu qu’il faut qu’il joue bon gré mal gré. Tout peut le déposséder de ce qu’il pensait avoir maîtrisé par un long travail, le séparer du personnage qu’il avait composé de sa substance mais qui peut subir, comme elle des altérations profondes et soudaines.

Le lever du rideau l’a surpris… sa première attaque lui est partie un peu involontairement… le voilà désuni. Je le vois tortiller le bout de sa cravate. Il cesse un instant de sentir. Il bat en retraite. Il cherche un point d’appui. Il respire profondément. Je pense qu’il va se reprendre, parce qu’il sait son métier. Vous me dite que le trouble où l’ont jeté ces futiles incidents prouve qu’il ne sentait pas. Je crois que plus un acteur est sensible, plus il est sujet à ces vertiges. Mais il va se remettre à sentir… parce qu’il sait son métier.

Supposons qu’il n’ait pas cessé de sentir. Il atteint à la plénitude. Mais cette plénitude même, il la faudra mesurer. Il y a une mesure de la sincérité, comme il y en a une de la technique. Dira-t-on que l’acteur ne sent rien parce qu’il sait se servir de son émotion ? Que ces larmes qui coulent et que ces sanglots feints parce qu’ils n’étranglent qu’un instant la voix de l’interprète et n’altèrent qu’à peine sa diction ? Ne faut-il pas admirer plutôt, en renonçant à la le comprendre tout à fait, cet admirable instinct, ce don de la nature et de raison qui, tout à l’heure, remettait l’acteur décontenancé sur la piste de la sensibilité, qui maintenant prévient son émotion de décomposer le jeu dramatique ? Un tel jeu demande « une tête de fer », comme dit Diderot, mais non « de glace », comme il l’avait écrit d’abord. Il y faut aussi des nerfs souples et résistants, des opérations intérieures très rapides et très délicates.

Contester à l’acteur la sensibilité, en raison de sa présence d’esprit, c’est la refuser à tout artiste qui observe les lois de son art et ne permet jamais au tumulte des émotions de paralyser son âme. L’artiste règne, d’un cœur tranquille, sur le désordre de son atelier et de ses matériaux. Plus l’émotion afflue en lui et le soulève, plus son cerveau devient lucide. Cette froideur et ce tremblement sont compatibles, comme dans la fièvre et dans l’ivresse.

« Réflexion d’un comédien sur le paradoxe de Diderot ».

JCopeau

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