« Les Carnets de la maison morte » de Dostoïevski [extrait] – le théâtre des bagnards

Avant le lever du rideau, la salle présentait un spectacle étrange et animé. D’abord, la masse des spectateurs, écrasés, bousculés, pressés de tous côtés, le visage patient et bienheureux, attendant le début de la représentation. Dans les derniers rangs, des gens qui se démenaient les uns derrière les autres. Beaucoup d’entre eux avaient apporté des bûches de la cuisine : on posait, tant bien que mal, une grosse bûche le long du mur, et l’homme grimpait dessus, se tenant des deux mains aux épaules de celui qui était devant lui, et, sans changer de position, pouvait rester ainsi pendant deux heures parfaitement content de soi et de sa place. D’autres avaient les jambes arc-boutées contre le poêle, sur les toutes dernières marches, et ils restaient exactement pareil, en se tenant contre ceux de devant. Cela, c’était pour les tout derniers rangs, près du mur. Sur les côtés, grimpée sur les bat-flanc, il y avait aussi une foule qui surplombait les musiciens. Là, c’étaient de bonnes places. Quatre-cinq hommes avaient grimpé sur le poêle lui-même, et, couchés dessus, ils regardaient d’en haut. Là, c’était le paradis ! Sur les rebords de fenêtre du mur d’en face, là encore, s’agitait toute une foule de retardataires ou de gens qui n’avaient pas su trouver une bonne place. Tout se passait dans le calme et dans le respect. Tous voulaient se montrer sous leur meilleur aspect devant les messieurs et les visiteurs. Tous les visages exprimaient l’attente la plus naïve. Tous les visages étaient rouges, et mouillés de sueur, à cause de la chaleur et de la cohue. Quel étrange éclat d’une joie enfantine, de plaisir pur et séduisant luisait sur ces joues et ces fronts mutilés, marqués au fer, dans les regards de ces gens qui, jusqu’alors, avaient toujours été lugubres, renfermés, ces yeux qui étincelaient parfois d’un feu terrible ! Tous étaient tête nue et, du côté droit, toutes les têtes me paraissaient rasées. – Mais voilà que, sur scène, on entend qu’on remue, on s’agite. Le rideau va se lever. L’orchestre se met à jouer… Cet orchestre mérite qu’on en parle. Sur le côté, sur les bat-flanc, s’étaient installés quelque chose comme huit musiciens : deux violons (l’un se trouvait déjà dans le pénitencier, l’autre avait été emprunté à quelqu’un dans la forteresse, mais le musicien était des nôtres), trois balalaïkas – toutes fabriquées chez nous, deux guitares et un tambourin qui remplaçait la contrebasse. Les violons ne faisaient que grincer et piauler, les guitares ne valaient rien, mais les balalaïkas étaient incomparables. L’habileté des doigts à pincer les cordes valait réellement celle du magicien le plus habile. On ne jouait que des airs de danse. Dans les moments les plus intenses, les joueurs de balalaïkas frappaient avec les os des doigts sur le bois de l’instrument : le ton, le style, l’exécution, la façon de tenir l’instrument, le caractère de l’interprétation – tout cela, c’était entièrement à nous, original, propre au monde des détenus. L’un des guitaristes aussi connaissait parfaitement son instrument. C’était ce noble qui avait tué son père. Quant au tambourin, lui, il faisait simplement des merveilles : tantôt il le faisait tourner autour d’un doigt, tantôt il passait le pouce sur la peau de l’instrument, tantôt on entendant des cops fréquents, sonores, réguliers, tantôt, soudain, ce son puissant, compact, semblait se disséminer en une multitude de sons plus fins, comme de frissons et de murmures. Puis on a vu encore deux accordéons. Parole d’honneur, jusqu’à ce moment-là, je n’avais pas idée de ce qu’on pouvait faire avec ces instruments simples, populaires ; l’accord des sonorités, le rendu, et, surtout, cet esprit, ce caractère de la compréhension et de la transmission de l’essence même de l’air, c’était proprement étonnant. C’est là que j’ai compris pour la première fois, et pleinement, cet élan débridé, cette fougue qu’il y avait dans l’élan et l’entrain des chansons de danses russes. Enfin, le rideau s’est levé. Tout le monde a remué, tous ont bougé d’un pied sur l’autre, ceux de derrière sont montés sur la pointe des pieds ; quelqu’un est tombé de sa bûche ; tous, du premier au dernier rang, sont restés bouche bée, les yeux écarquillés, un silence complet s’est instauré… La représentation commençait.

J’avais près de moi Aléï, dans le groupe de ses frères et des autres Techerkesses. Ils s’étaient passionnément attachés au théâtre et ils y sont allés tous les soirs. Tous les musulmans, les Tartares, etc., je l’ai remarqué plus d’une fois, sont toujours des amateurs passionnés de tous les spectacles. Auprès d’eux se tenait Isaï Fomitch, qui, semblait-il, depuis le lever du rideau, n’était plus que regard et qu’oreille, et attente des plus naïves, des plus avides de miracles et de plaisirs. Cela m’aurait même fendu le cœur s’il avait dû être déçu dans son attente. Le doux visage d’Aléï brillait d’une joie si enfantine, si magnifique, que, je l’avoue, je me sentais terriblement gai de le regarder, et, je me souviens, malgré moi, à chaque fois qu’un acteur faisait quelque chose de comique ou d’habile, qu’un rire général retentissait, je me tournais vers Aléï et regardait son visage. Il ne me voyait pas ; il n’avait rien à faire de moi ! Tout près de moi également, à gauche, je voyais un détenu âge, toujours rembruni, toujours mécontent et ronchon. Lui aussi, il avait remarqué Aléï, et je l’ai vu, plusieurs fois, dans un demi-sourire, se tourner pour le regarder un peu : il était adorable ! Il l’appelait « Aléï Sémionytch » – je ne sais pas pourquoi. On a commencé Filatka et Mirochka. Filatka (Baklouchine) était réellement magnifique. Il a joué son rôle avec une précision étonnante. On voyait qu’il avait réfléchi à chacune de ses répliques, à chacun de ses gestes. A la parole la plus creuse, au moindre de ses mouvements, il avait su donner un sens, une importance en concordance parfaite avec le caractère de son rôle. Ajoutez à cet effort, à cette étude, sa gaieté étonnante, sa simplicité, sa sincérité, et, si vous aviez vu Baklouchine, vous auriez dit tout de suite que c’était un acteur né, et un acteur doué. J’ai souvent vu Filatka sur les scènes des théâtres de Pétersbourg et de Moscou et, je l’affirme – les acteurs des capitales qui jouaient Filtaka, jouaient tous deux moins bien que Baklouchine. Comparés avec lui, c’étaient des paysans de bergerie, et pas de vrais moujiks. Ils avaient trop envie de jouer des moujiks. Baklouchine, en plus de cela, était animé par une rivalité ; tout le monde savait que dans la deuxième pièce, le rôle de Kédril serait joué par le détenu Potséïkine, un acteur qui, je ne sais pourquoi, était considéré comme plus doué, meilleur que Baklouchine, et Baklouchine en souffrait comme un enfant. Combien de fois était-il venu me voir, ces derniers jours, pour épancher ses sentiments ! Deux heures avant la représentation, il était secoué par la fièvre. Quand, dans la foule, des spectateurs hurlaient et lui criaient : « Bravo, Baklouchine ! Vas-y ! » – tout son visage étincelait de bonheur, une véritable inspiration luisait dans son regard. La scène du baiser avec Mirochka, quand Filatka lui crie d’avance : « Essuie-toi », et s’essuie lui-même, était à mourir de rire. Tout le monde était littéralement plié. Mais, ce qui me passionnait le plus, c’étaient les spectateurs ; là, pour tous c’était le cœur sur la main. Ils se livraient sans compter à leur plaisir. Les cris d’approbation résonnaient de plus en plus. – En voilà un qui pousse son camarade et, à la hâte, lui confie ses impressions, sans se soucier, et, même sans doute sans le voir, de qui est à côté de lui ; un autre, pendant une scène comique, se retourne soudain, tout exalté, vers la foule, fait courir son regard sur les autres, comme s’il appelait tout le monde à rire, agite le bras et, tout de suite, revient avidement vers la scène. Le troisième se contente de claquer la langue et les doigts et n’arrive pas à rester en place ; et comme il n’a pas le moyen de bouger, il passe sans cesse d’un pied sur l’autre. A la fin de la pièce, la gaieté générale avait atteint l’extrême limite. Je n’exagère rien. Imaginez le pénitencier, les fers, l’absence de liberté, les longues et tristes années devant vous, une vie monotone comme l’eau de la pluie par une lugubre journée d’automne – et, brusquement, tous ses gens opprimés, emprisonnés, sentent qu’on leur permet, pour une heure, de se redresser, de se réjouir, d’oublier le lourd sommeil, de faire tout un théâtre, et de le faire comment encore – en faire la fierté et l’étonnement de toute la ville – regardez, n’est-ce pas, comment ils sont, nos détenus !

D. à la prison d'Omsk - Illustration de C. Pomérantsev (1862)
Dostoïevski à la prison d’Omsk – Illustration de C. Pomérantsev (1862)

 

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