« The Ventriloquists Convention » de Gisèle Vienne aux Amandiers : l’étrangeté de l’étranger en soi

Quelques mois après This Is How You Will Disappear, Gisèle Vienne, artiste associée au Théâtre Nanterre-Amandiers depuis presque un an, y présente cette fois The Ventriloquists Convention dans le cadre du Festival d’Automne. Point de forêt ni de brume inquiétante dans ce spectacle, dont le texte est signé par Dennis Cooper, son acolyte depuis onze ans, mais tout de même de multiples formes d’étrangetés et de troubles produites par la présence sur scène de marionnettes – qui inscrit le spectacle dans la lignée de Jerk – mais aussi de ventriloques. Suivant un parcours du rire aux larmes, le spectacle propose une enquête sur l’intime et sur notre rapport à la mort.

Ventriloquists Convention - JonathanSollicitée par le Puppentheater Halle pour ce spectacle, Gisèle Vienne a conçu The Ventriloquists Convention pendant près de deux ans à partir d’un événement véritable, la Vent Haven Convention, qui a lieu chaque année à Cincinnati. Sur le site un peu démodé de la Convention, on peut lire les promotions suivantes : « The place to be if you want to become a better ventriloquist ! », ou « The World’s Oldest and Largest Ventriloquists Gathering ». Après avoir assisté à l’une de leurs éditions, elle a imaginé un spectacle qui part de cette réalité, abordée de façon presque documentaire et nourrie par ses recherches sur l’histoire de la ventriloquie, et elle l’a enrichie d’un travail d’improvisations développé dans une structure prédéterminée avec Dennis Cooper, qui a ensuite écrit a posteriori un texte, gardant la trace de ce temps de création et le développant.

Ce spectacle a été l’occasion pour elle de travailler avec de nouvelles personnes : en plus des comédiens marionnettistes qui ont déjà collaboré avec elle, comme Jonathan Capdevielle, elle a en effet fait appel à des ventriloques professionnels, jusqu’à réunir neuf individus. D’emblée ces dénominations suggèrent les talents multiples de ceux que l’on se résout à appeler « artistes » pour ne pas réduire leur pratique. En plus de la ventriloquie et de l’art d’animer des marionnettes, tous sont de véritables comédiens, ce qui n’est pas nécessairement une évidence ; ces champs ont beau se côtoyer de près, ils sont loin de se confondre, de se superposer, et cet effet de strates qui complexifie leur approche n’est que le premier de toute une série dans ce spectacle.

Ventriloquists Convention - vieLa ventriloquie tient une place un peu à part dans le champ artistique – elle n’a même pas d’entrée dans le dictionnaire pourtant encyclopédique du théâtre de Michel Corvin –, nettement dissociée de l’art de la marionnette, alors qu’elle ne peut s’en passer, et qu’à l’inverse une marionnette qui n’a pas de voix propre perd de sa grâce. Dans l’imaginaire, elle est en effet associée à un art de foire, de cabaret, de cirque, et le ventriloque côtoie de près le géant, la femme à barbe, le charmeur de serpent, le contorsionniste… Ceci par le caractère spectaculaire de sa performance. Et de fait, face aux ventriloques rassemblés sur scène, on retrouve un émerveillement et une curiosité d’enfant devant leurs démonstrations, et tout au long du spectacle, on aura du mal à ne pas vérifier que leurs lèvres, leurs mâchoires et leur bouche ne bougent pas, ou à peine, on n’aura de cesse de voir ce qui trahit l’apparent dédoublement, de chercher le « truc », comme face à un tour de magie.

Par cette posture, le spectateur est pris dans un entre-deux, entre le désir d’y croire, de se laisser prendre par l’illusion, et l’envie de voir l’envers du décor, d’être conscient de l’artifice. Or, l’espièglerie de chacun est rapidement déçue car le propos n’est pas ici de tromper le public, et la feinte est dévoilée sans théâtralité : les poupées qui accompagnent chaque artiste sont animées, mais aussi manipulées, délaissées, et le trou qui permet de les articuler et qui les condamne au rang d’objets quand on les retourne n’est pas caché, mais au contraire montré à l’occasion en toute simplicité. Cela est possible car dès le départ nous n’assistons pas à un simple spectacle de ventriloquie, mais nous sommes placés dans la situation d’un public qui participe en amateur ou connaisseur à une Convention sur la ventriloquie.

Ventriloquists Convention - CurtC’est en effet à partir de cet événement bien réel qui a servi de point de départ et en s’appuyant sur la personnalité des comédiens pour bâtir des personnages en relief – d’ailleurs nommés d’après leurs véritables prénoms – qu’a été conçue une fiction. Même si est reproduit le cadre d’une convention, avec pour seul décor des chaises en rang et une table couverte de tout le nécessaire à une pause café, la dramaturgie élaborée n’est pas un simple fil conducteur permettant d’enchaîner les performances et les conférences sur le sujet. Il apparaît que des caractères entrent en interaction dès que l’on voit l’accueil réservé à Nils, le ventriloque le plus reconnu de tous, qui a gagné des prix et fait des tournées internationales, rémunéré à prix d’or. Suscitant tantôt l’admiration tantôt la jalousie, il est au début le centre de gravité du groupe, capable de les présenter tous les uns aux autres. Et une fois ceci fait, chacun rendra compte de l’avancée de ses projets, tous discuteront de leurs propositions respectives, de leurs projets plus ou moins grands, et c’est à ces occasions seulement, chaque fois différentes, que l’on aura droit à une petite démonstration. Et une fois les cadres de la sociabilité ainsi posés et maîtrisés, le privé s’invite sur scène et s’impose de plus en plus.

De fait, la performance n’est que seconde ici, et la ventriloquie permet bien plus d’aborder l’intime, et en particulier une certaine forme de détresse – de celle d’un passionné de maquettes en allumettes que l’on voudrait inviter à un dîner de cons, mais la moquerie en moins et l’empathie en plus. Ce que permettent ces marionnettes et leur voix qui leur semble propre, d’un point de vue dramaturgique, c’est de se raconter. Elles paraissent en effet servir de médiatrices pour exprimer son soi, son être, et l’indicible qui le constitue, et cela est sensible par le choix que chacun a fait de sa marionnette, de la mante religieuse à la puppet qui ressemble à une muppet, du businessman à l’oreiller-sculpture. Par leur forme, toutes racontent déjà quelque chose de ceux qui les animent, et leur ressemblent.

Ventriloquists Convention - raconterPar leurs voix, toujours sensiblement différente de la voix naturelle des comédiens, peuvent s’exprimer le traumatisme, la perte, le trouble, l’inconscient, par elles peuvent être racontés le décès d’un parent, la mort d’une petite-fille, le trouble d’un rapport à soi. C’est comme si la marionnette permettait de donner forme et de faire socialement accepter l’ami imaginaire de l’enfant que fut l’adulte, celui qui l’a aidé à traverser les épreuves, qui a compensé ses souffrances, et qui lui a permis d’apprivoiser la mort. Cette dimension psychologique, presque pathologique du rapport des artistes à leur marionnette s’impose progressivement et fait suivre au spectacle une courbe qui va du comique au pathétique – sans connotation négative.

Cette dimension cathartique de la marionnette pour l’individu qui l’anime tient à l’étrange pouvoir qui l’entoure. Il semble en effet parfois que les poupées acquièrent de l’autonomie, de l’indépendance par rapport à celui qui partage son âme avec elle. Dès avant la représentation, alors que le public termine de s’installer, un comédien déjà sur le plateau – Lars – joue avec sa marionnette – Orson. Ils se parlent, se chamaillent, se disputent, se tapent… Orson mord le nez ou le doigt de Lars, se branle sans pudeur, et Lars vient le rappeler à l’ordre et le punir. Une fois le spectacle commencé pour de bon, Orson sera aussi adepte des réponses intempestives, qui suggèrent que Lars ne le contrôle pas pleinement. Par ces débordements de la fiction, de l’illusion, la frontière entre le jeu et le non-jeu paraît indiscernable et floue.

Ventriloquists Convention - présencesDès lors, les marionnettes semblent matérialiser un dédoublement du moi, la présence d’une altérité en soi. Par la polyphonie des voix contenues en un seul corps, est envisagée la pluralité de l’être, celle mise en valeur par la modernité qui consacre la fin de la conception unitaire et indivisible du moi. Plusieurs situations d’énonciation s’entrechoquent dès lors : l’individu parle aux autres, il parle pour sa marionnette, il parle avec elle, ou encore il peut se parler à lui-même. De fait, la ventriloquie, parce qu’elle permet la dissociation entre l’émission d’une voix – encore distanciée par l’usage de micros – et son incarnation, son incorporation, donne à percevoir de l’extérieur le monologue intérieur, donne à écouter cette voix inaudible qu’ont essayé de saisir par l’écriture Woolf ou Joyce. Lorsque qu’une voix se fait ainsi entendre indépendamment de tout corps, elle interrompt le cours du temps – se situant en effet hors de lui – et immobilise donc les mouvements. Cette stase est alors figurée par le fait qu’il n’y a plus un geste sur scène, que les corps des comédiens deviennent à leur tour marionnettes inanimées et délaissées.

Ces instants font encore grandir le trouble qui affecte la distinction entre vie et mort. Animées, habitées par le souffle de la vie, l’âme, les marionnettes deviennent présence, d’une expressivité incroyable. Mais l’instant d’après, lorsqu’elles sont désertées par la main qui les agite, elles sont comme mortes. Elles passent ainsi d’un état à l’autre sans transition, et cette morbidité qui leur est attachée est encore accrue par leur apparence. Elles semblent pour la plupart tout droit sorties de maisons hantées, de celles peuplées par des mariées délaissées à la robe fanée et déchirée : il y a celle que l’on ressuscite à force de restaurations onéreuses et qui a donc 70 ans, le fantôme ensanglanté, le croquemort à la houppette, le chanteur de rock défoncé… Morts-vivants immortels, ils viennent peu à peu cristalliser toutes les angoisses des personnages, et leurs facéties n’en sont que plus grinçantes et grimaçantes.

Ventriloquists Convention - mortL’expérience de ce nouveau spectacle de Gisèle Vienne est encore pleinement nourrie d’étrangeté, une étrangeté plurielle qui tend à brouiller les frontières, à les rendre poreuses, labiles, que ce soient les frontières de la représentation – entre l’illusion et la distanciation, le jeu et le non-jeu –, ou celles plus existentielles entre soi et l’autre, ou la vie et la mort. En mettant la performance de ventriloques au service d’une écriture dramaturgique, elle invite à percevoir et penser par le théâtre de nouveaux territoires de l’être et de ses complexes rapports à lui-même et au monde.

F.

Pour en savoir plus sur The Ventriloquists Convention, rendez-vous sur le site du Théâtre Nanterre-Amandiers.

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