Première lecture d’En miettes, ou de la page à la table

Un lundi ensoleillé de fin novembre, le rendez-vous était donné à la Cartoucherie de Vincennes, et plus précisément au Théâtre de la Tempête, pour une lecture collective d’En miettes. Pour la première fois, toutes les personnes liées à ce projet se sont réunies, retrouvées ou rencontrées. Les six comédiens auxquels Laura a pensé pour donner chair à ses personnages et nous deux avons formé un groupe jusque-là théorique. Un groupe dans lequel les énergies singulières, toutes très fortes et très belles, vont devoir se conjuguer pour porter ce spectacle, encore à l’état de création mais déjà prometteur.

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L’enjeu de la longue après-midi sur laquelle nous avons fini par nous mettre d’accord en ménageant nos emplois du temps respectifs était double. D’une part, lire le texte tous ensemble, de l’autre, auditionner deux potentiels Camille – ancien Jacques de la pièce de Ionesco. Le programme était donc dense, et il allait falloir être efficaces ! Laura a commencé par nous annoncer ces objectifs, en rappelant qu’en outre elle avait demandé à chacun de préparer une petite improvisation à partir de son personnage, notamment pour commencer à explorer la part non-verbale de leurs rôles, pour envisager comment leur donner de la consistance et de la vie au-delà ou en parallèle du texte, hors des mots – ce qui n’est pas sans m’évoquer la récente mise en scène des Femmes savantes par Macha Makaïeff, qui a accordé une grande importance aux menus gestes de chacun, qui parfois en disent plus longs que les vers de Molière. Ce travail est ici d’autant plus important que le plateau ne présentera a priori aucune ouverture, qu’il n’y aura donc pas d’entrée ou sortie, que le poids huis clos sera simplement contrebalancé à certains moments par des effets de lumière qui mettront en valeur les monologues en orientant le regard du spectateur et qui auront pour effet de les placer dans un autre espace-temps que la situation première.

Tous assis autour d’une table, au milieu de la salle Boissel, nous avons commencé le travail. La consigne était la suivante : proposer une première lecture simple, sans désir précipité de trouver un ton, une voix, les couleurs de chaque réplique, et laisser au contraire place à tous les possibles du texte, retarder le moment du parti-pris, de la fixation. Camille mis à part, la plupart des personnages étaient distribués de façon ferme. Dès le moment de se dire bonjour, un visage, une voix, avec sa couleur propre, un corps, des gestes, imposaient d’emblée quelque chose de nouveau à l’image que chacun s’était construite de tel ou tel personnage. Quand ils se sont mis à lire, le choc s’est confirmé : ce texte sur lequel on a passé tant de temps, ces phrases que l’on connaît presque par cœur, ces mots que l’on a pensés les uns après les autres pendant tout le travail d’adaptation avec Laura ne paraissaient plus les mêmes. Des intonations nouvelles, inattendues révélaient des lectures multiples, des effets de sens infinis, imprévisibles, des interprétations propres à la singularité et la subjectivité de chacun – alors même que notre compréhension d’ensemble du texte et de ses problématiques était commune.

Là, la polyphonie des voix réduite à la monologie d’une écriture s’est manifestée avec force, a été affirmée par chacun avec une puissance étonnante : toi qui me réponds, je ne suis pas toi, même si ma réplique a été pensée en fonction de la tienne. Le contraste le plus fort entre l’identité conçue en amont et celle découverte à la lecture collective touchait au personnage de la mère. Celle qui pouvait paraître hystérique, extrême, sans nuance, devenait avec la voix de Claire, à contre-courant, un être fragile, déprimé, abattu, presque lunaire. D’autres comédiens donnaient à percevoir les nombreuses nuances avec lesquelles on peut jouer au sein d’une même phrase, touchant autant aux inflexions, plus ou moins comiques, qu’aux rythmes. Et déjà, des gestes, des mouvements, des regards, limités par notre disposition, par la contrainte des corps assis à la table, s’esquissaient, frémissants – montrant qu’il s’agissait bien de théâtre, déjà. A ce stade du travail pouvait s’entendre le jeu de funambule du comédien qui recherche l’équilibre précaire entre l’empathie, le redoublement du propos risquant de produire un effet de pléonasme, ou le recul extrême qui lui donne une toute autre portée à la réplique, parfois trop lointaine.

Le texte s’est aussitôt enrichi de milles possibles, et cette ouverture maximale s’est encore confirmée avec une deuxième lecture, qui a refait bouger les lignes de forces – à commencer par le fait que les deux comédiens qui faisaient le médecin et le père ont échangé leurs rôles. Et cette inversion n’affectait pas qu’eux, mais aussi le couple père-mère et le rapport des deux hommes au fils. Déjà dans ce deuxième essai, les comédiens s’appropriaient le texte, ce qui était sensisble à l’échelle de phrases seulement encore, notamment par des syncopes par exemples (« et faudra pas v’nir se plaindre… ») qui actaient bien le passage de l’écrit à l’oral.

Ces exercices de haute voltige, qui étaient déjà prometteurs, se sont révélés particulièrement compliqués pour la scène du jeu entre Camille et Sacha. Sacha propose à Camille d’inventer une histoire à partir d’un mot qu’elle lui impose, et ils se renvoient ainsi la balle à plusieurs reprises. La difficulté est que ce qui est au départ ludique est l’occasion pour l’un et l’autre de livrer un pan de sa propre vérité, et ce qui requiert de l’improvisation – car le mot est imposé, qu’il faut réussir à l’utiliser – est redoublé par un vif désir de communiquer. Cette double tension n’a pas été pleinement résolue à aucun moment dans l’après-midi – bien que ce soit l’une des scènes qui ait été la plus travaillée –, en partie parce qu’il fallait trouver le bon Camille pour accompagner Sacha.

Ce duo est particulièrement complexe à envisager, car si on peut avoir la tentation de penser les deux comme des personnages-miroirs, comme reflets l’un de l’autre, Sacha, qui oscille entre l’enfant et la mère dans sa relation à Camille, a été apprivoisée, conformée aux désirs du médecin, et elle paraît donc beaucoup moins consciente que Camille. Ce constat a découlé des plusieurs lectures que l’on a faites, au cours desquelles les quelques monologues de Sacha avant sa véritable entrée en scène paraissaient en décalage trop grand avec sa parole une fois le contact avec Camille établi. Car ce que mettait bien en valeur l’articulation du texte par des individus parfaitement distincts les uns des autres, c’était la répartition des voix, leurs interactions, leurs rapports plus ou moins équilibrés, leurs apparitions. Plus que Sacha, c’est le grand-père de Camille qui lui sert de double, qui permet d’enrichir sa perception en le donnant à voir comme une version anticipée de ce qu’il sera, ou plutôt comme une version parallèle, alors que le vieux est presque retourné à un état d’enfance. Il faut donc repenser la distribution de ces quelques monologues, qui peuvent aussi être l’occasion d’atténuer le manichéisme qui persiste encore entre Camille et ses parents, en les attribuant au père et à la mère, pour laisser entrevoir le désespoir à l’origine de leur attitude odieuse. On pourrait ainsi comprendre que si le père tient autant sa sensibilité à distance, c’est pour se protéger de ses propres sentiments, c’est pour écarter de lui son angoisse, sa conscience trop aigüe de la finitude à laquelle il répond en se cramponnant aux traditions.

Après la première lecture, un échange a commencé à prendre place, des remarques à portée dramaturgique, sur le sens à attribuer à telle ou telle réplique, sur la façon d’expliquer telle ou telle comportement. J’ai réalisé que tous les dialogues que nous avions eus avec Laura, tous les comédiens n’y avaient pas assisté, et qu’ils avaient simplement le texte qui en est résulté. Il fallait donc leur laisser le temps de refaire le trajet que nous avions fait et refait, reconstruire le sens que l’on avait collecté et densifié, sans les presser, sans amener tout de suite les conclusions, écouter leurs propositions qui parfois formulaient autrement ce que nous avions pensé, et envisager leurs manières de faire. J’ai été surprise de voir que de nombreuses références étaient faites à la pièce d’origine de Ionesco – sur laquelle certains comédiens avaient travaillé au tout début du projet, il y a quelques années. Pour Laura, c’était aussi l’occasion de redire ses intentions, de rejustifier ses choix d’adaptation, qui clairement tenaient la route projetés dans cet espace de réflexion plus vaste que celui que nous formions à deux.

Le second temps de travail de cet après-midi m’a particulièrement fascinée. Laura avait demandé à chacun de préparer des improvisations à partir de son personnage. Là la salle est devenue scène, les regardants se sont placés sur le côté pour voir les comédiens investir l’espace et exploiter tout ce qu’ils pourraient y trouver. Les uns et les autres s’étaient plus ou moins préparés, en apportant des accessoires par exemple, mais ce qui m’a frappée est l’engagement de tous dans l’exercice, la dimension extrême de leur jeu, sans concessions, sans limites, prêts comme ils l’étaient à s’empoigner à pleines mains, à se caresser, à se toucher, à créer une intimité qu’on aurait pu croire de toujours alors qu’ils venaient à peine de se rencontrer pour certains, prenant le risque de casser du matériel, allant même jusqu’à se mettre en danger avec des acrobaties. Ce que laissaient entrevoir ces exercices, ce sont des histoires immenses contenues en chacun, des vies tout entières, non par la parole mais par des attitudes, des gestes – écouter de la musique, manger une carotte ou un petit pot, danser… Un monde alentour, parallèle ou en-deçà, selon les moments, prenait forme, donnait du volume au texte et aux personnages, du relief, de l’épaisseur, de la profondeur.

Cette après-midi de travail a aussi été l’occasion de voir Laura à l’œuvre, non plus en tant qu’adaptatrice mais en tant que metteur en scène, donnant à certains moments des indications pour relancer le mouvement, pour déranger quelque chose qui s’installe trop ou pour essayer de faire venir le texte dans une situation particulière, pas forcément évidente, capable de créer des effets de sens. Ses interventions apparaissaient parfois comme des intrusions qui ramenaient à l’extérieur de l’univers construit, alors qu’on était embarqués, mais qui réinsufflaient de l’énergie, des possibles. Pendant tout ce temps de travail – à la fois dense et trop court – nous avons très peu échangé toutes les deux, et le dialogue ne s’est rétabli qu’après coup. On s’est alors rendu compte que nous avions eu une perception différente de l’après-midi, que mon émerveillement lié à l’impression de redécouvrir le travail d’acteurs, depuis longtemps oublié, n’était pas forcément partagé par Laura, bien plus submergée par le souci de bien faire, de voir un groupe se former tout en ayant soin de poser les bases de son projet. Mais toutes les deux nous avons conclu que tous les comédiens offraient un point de départ prometteur pour la suite, et qu’avec un peu de travail, on pouvait les emmener là où on le souhaitait.

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Et au moment d’écrire pour rendre compte, pour garder la trace de nos avancées, de la progression de notre travail, prendre conscience de la difficulté d’en parler à partir du moment où le texte n’est plus premier, où les comédiens s’imposent, où la scène intervient. Et trouver une échappatoire par les images, capables d’en dire plus long.

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