« Procès ivre » de Koltès : un cauchemar

Quelques temps avant l’écriture des pièces qui le rendront célèbres et qui resteront attachés à son nom, alors qu’il n’a que vingt-trois ans Koltès, marqué par ses récentes lectures de Dostoïevski, écrit Procès ivre. Reprenant les figures principales de Crime et Châtiment, il compose une variation à partir du roman et en saisit l’essence. Cauchemar du lecteur de Dostoïevski hanté par ses personnages et leurs dialogues ou cauchemar de Raskolnikov hanté par son geste meurtrier, le texte pourrait se lire comme un envers de l’œuvre qui a constitué son incitation première.

Des six longues parties qui constituent le roman, de ses huit cents pages et quelques, n’en restent que 78. Koltès a extrait de la somme son épine dorsale : il a dégagé la simplicité de son intrigue et repris le nombre limité de ses personnages, puis il a travaillé et condensé ce qui fait la matière même du roman, à savoir les tourments de Raskolnikov, ses délires fiévreux une fois qu’il a commis son crime. On passe ainsi d’un récit qui oscille à chaque instant entre une narration extérieure et une pénétration profonde du personnage à un point de vue qui semble cette fois purement intérieur, qui fait entendre des voix multiples sur le mode de la réminiscence, selon une perception biaisée, aux prises avec la folie. Car, – c’est là la singularité de ce texte – la transformation de la narration en dialogues est ici loin d’avoir pour effet de l’extérioriser, bien au contraire.

Avec cette perspective profondément subjective, Koltès réinterprète la polyphonie dostoïevskienne. Elle ne prend plus la forme d’un affrontement de points de vue indépendants de celui de l’auteur, comme le définit Bakhtine, mais d’un entremêlement de répliques hors de toute interaction ou même de toute écoute entre les personnages, d’un entrecroisement qui apparente les prises de paroles à des monologues tissés entre eux. Dans cette composition onirique, à la syntaxe heurtée, non linéaire, chacun des personnages se raconte, ce qui permet de réinsuffler des bribes de récits, d’esquisser à nouveau les intrigues du roman, et cette narration elliptique, mystérieuse, renforce encore leur intrication. On retrouve ainsi les nœuds principaux du roman : le crime inaugural, le mariage de Dounia, la mort de Marméladov, les échanges de Rodion avec Sonia et les manœuvres de l’inspecteur Porphyre.

Le prisme intime qui s’interpose du roman au texte de Koltès est sensible dès la présentation des personnages qui vont intervenir dans le drame. Leur caractérisation est crue, sans détour :

            Rodion Romanovitch Raskolnikov, assassin
            Marméladov, alcoolique
            Porphyre, officier de police
            Svidrigailov, débauché
            La Maméladova, seconde épouse de Marméladov
            La Raskolnikova, mère de Rodion
            Razoumihine, passant solitaire
            Dounia, sœur de Rodion
            Sonia, fille de Marméladov
            Aliona, cadavre de vieille femme assassinée

Pas de régularité dans ces désignations – aux liens familiaux se substituent parfois des adjectifs lapidaires -, qui ne permettent pas de situer tous ces noms dans une constellation, en particulier « Razou », l’ami fidèle. Ce flou laisse d’emblée pleine de liberté, par exemple celle de faire apparaître Sonia très tôt, bien plus tôt que dans le roman, suivant le souvenir de la lecture en effet modifié par son rôle central qui fait oublier qu’elle n’intervient véritablement qu’à partir de la troisième partie, voire la quatrième. Mais si Sonia est présente dès le début, elle est placée sur le même plan que toutes les autres figures qui gravitent autour de Raskolnikov, qui par leurs entrées et sorties, leurs paroles ou leur présence silencieuse, l’entraînent dans une danse macabre.

Au cours de cette étrange fête, des rires retentissent à chaque instant, rires sombres, cyniques, de défense, dont l’adresse, l’objet n’est jamais parfaitement clair – comme ces ricanements cruels de Raskolnikov dans le roman, qui font penser qu’il est fou. Le tout est arrosé d’une ivresse qui ne se limite plus au penchant de Marméladov. Il s’agit bien d’un procès ivre, non pas parce que les instances qui jugent le criminel ont bu, mais parce que le criminel est son propre juge, fait lui-même son propre procès, dans le délire de la fièvre et de l’alcool. Sa perception ainsi doublement altéré mélange les paroles de sa mère et de sa sœur à celles de Porphyre, de Sonia ou de la Marméladova. Tout se mêle, et l’ensemble est simplement ponctué à intervalles réguliers par la scène du meurtre, rejouée à plusieurs reprises, avec obsession : monter les marches, parler, frapper, voir le corps tomber. Le geste est par ce récit qui se répète décuplé, démultiplié, et ce ressassement dit encore l’angoisse du cauchemar qui déforme la réalité.

Ensor - l'intrigueL’ordre des faits ainsi réitérés n’existe plus, et dans tout ce texte, la temporalité est brouillée, non pas construite selon la progression du drame, mais prise dans le flux du souvenir, dans le cours agité de la mémoire, dans le mouvement apparemment arbitraire de l’inconscient qui brasse tout. Ainsi Aliona, la vieille usurière, meurt à plusieurs reprises, mais, plus encore, son fantôme se relève et vient hanter Raskolnikov, jusqu’à ce qu’il avoue. Car si le texte semble bouleverser la structure du roman, y substituer une logique intime, fantasmagorique, il déploie pourtant un motif fondamental chez Dostoïevski : celui de l’aveu. Celui-ci n’arrive qu’au terme d’un long processus, qui tient moins à la maïeutique de l’inspecteur, qui veut faire accoucher le coupable de la vérité, qu’au criminel lui-même, qui accepte son geste et le revit dans sa formulation. Il y a donc un léger déplacement de la marche du roman, du crime et ses conséquences psychologiques au délire qui résulte du crime jusqu’à son aveu, et dans ce bouleversement, les circonstances du meurtre qui étaient posées dès le début sont révélées petit à petit, et le geste est peu à peu mis en lumière. Cette lente progression jusqu’à la confession s’apparente à la longue maturation du crime, et comme dans le roman, les deux scènes s’apparentent, se font écho, se redoublent et se complètent.

Le caractère théâtral de cette œuvre, désignée comme une pièce, apparaît alors dans la scénographie que suggèrent les didascalies. Différents espaces sont esquissés, avec quelques éléments à peine qui empêchent de déterminer leur localisation, ni même leur situation entre dehors et dedans, ou encore extérieur et intérieur. Ils sont structurés par des indications de lumière qui mettent en place une atmosphère sombre, et ces passages au noir désignent les scènes comme des souvenirs qui resurgissent, comme des flash-backs, suivant un mode très cinématographique – à la nuance près qu’ils ne s’inscrivent pas dans un récit par ailleurs linéaire mais qu’ils constituent l’ensemble de la pièce, suivant la marche interminable d’un carrousel lugubre.

Ce que l’on désigne comme une adaptation, pour plus de commodité, ne se pense dès lors plus en termes de perte, d’appauvrissement, de fidélité ou de trahison. Koltès n’adapte pas Crime et châtiment à la scène, n’en propose pas une version théâtrale en suivant pas à pas les étapes du roman. Il a plutôt recours à la forme théâtrale, à la confrontation de voix mises en espace et en lumière, pour rendre compte d’une lecture, d’un effet de lecture, à la suite d’une forte imprégnation. Cette pièce apparaît alors moins comme une réduction, une diminution, que comme une condensation, voire une densification d’un roman déjà dense – de celles dont l’inconscient est capable dans la nuit –, et le geste de Koltès s’affirme à partir de là comme écriture propre, nouvelle, finalement indépendante de l’œuvre première qui l’a suscitée.

F.

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