« Fin de l’histoire » d’après Witold Gombrowicz à la Colline : monceaux d’histoires et d’Histoire

Trois ans après Nouveau Roman, Christophe Honoré revient à la Colline pour présenter Fin de l’histoire. Des écritures de Duras, Simon, Sarraute, Mauriac, Butor ou Robbe-Grillet, il passe à la pensée de Gombrowicz, sans autre transition que celle du temps et de tout ce qui le transforme en durée. De l’un à l’autre spectacle pourtant, des constantes : un décor imposant et stylisé, qui évoque une époque passée, un espace jonché de micros qui multiplient les strates sonores, et une composition dramaturgique qui mêle les sources et les irrigue d’un travail au plateau. Par cette approche similaire, Honoré et ses comédiens rendent une nouvelle fois compte d’un long travail de familiarisation avec les œuvres de l’auteur et les documents qui peuvent aider à les appréhender. Mais l’érudition est poussé si loin ici qu’elle prend des airs de pédanterie et qu’elle entraîne bien au-delà de la pensée de Gombrowicz, qu’elle fait perdre le rapport direct et premier avec elle.

Fin de l'histoire - couplesL’Histoire (Opérette) tient une place particulière dans la constellation des pièces de Gombrowicz. Par rapport à Yvonne, princesse de Bourgogne ou Le Mariage, les plus connues, elle est en retrait – ceci avant tout parce qu’elle est inachevée, qu’elle est restée à l’état de fragments. A l’origine, le projet était d’écrire une comédie musicale, et Gombrowicz commence à la composer alors qu’il travaille dans une banque. Mais le texte est plusieurs fois délaissé, plusieurs fois repris, sans jamais atteindre une forme constituée, sans jamais réussir à dépasser l’état de notes et de bribes de scènes. Une deuxième version verra bien le jour, Opérette, mais finalement assez lointaine de la première inspiration.

Dans cet étrange texte laissé en suspens, on est témoins de la méthode de création de Gombrowicz : d’abord un plan d’ensemble, puis quelques scènes écrites, parfois réécrites avec insistance, et des répliques alternées avec des didascalies qui rapprochent le théâtre d’un mode plus narratif. Surtout, ce qui surprend dans cette œuvre, c’est que Gombrowicz s’y met lui-même en scène avec sa famille, sans aucun filtre apparent. Autour de Witold gravitent donc ses parents, ses deux frères et sa sœur. Mais d’un fragment à l’autre, d’un acte à l’autre, la famille et les amis de l’auteur prennent d’autres visages et l’allure de personnages historiques. A partir d’une situation réaliste – un enfant qui rentre de l’école pieds nus, et qui scandalise par là sa famille, comme le Jacques de Ionesco suscite un drame lorsqu’il refuse de manger ses pommes de terre au lard –, se tisse une fiction de plus en plus délirante, qui s’apparente progressivement à un cauchemar largement nourri par l’Histoire.

Fin de l'histoire - histoireDe membres du jury de l’Examen de Maturité, ses parents deviennent ensuite des personnalités de la Cour Impériale, Nicolas II, la Tsarine, et les frères et sœur Raspoutine, un Chambellan et la Grande-Duchesse Anna, puis carrément – mais là les fragments sont encore plus elliptiques – Hitler et Staline. On devine ainsi l’hallucination d’un enfant qui dit vouloir assister à l’Histoire, mais qui exprime en même temps un sentiment de responsabilité face à elle, face à la tragédie qu’il pressent. Autour du Va-nu-pieds investi d’une mission, les rôles se superposent donc sur les mêmes corps, et l’on passe de la sphère privée et intime à la sphère publique et internationale de la guerre sur le point de se déclencher – précisément car l’intime est devenu politique, bien malgré lui.

A cette base qui laisse pleine liberté de composition par son inachèvement, Christophe Honoré ajoute la pensée de Fukuyama sur « la fin de l’histoire », comprise non pas comme la fin du monde, mais comme la fin de l’histoire des débats sur le meilleur gouvernement politique avec le triomphe de la démocratie à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. La réflexion de Fukuyama  ne vient pas consolider une narration présente en germes, ni renforcer sa dramaturgie en puissance, mais constituer le deuxième temps d’un thème, au sens musical, à partir duquel sont déclinées des variations. Ainsi, si l’on retrouve quelques jalons du texte d’origine, notamment le passage de l’univers familial à la scène politique, ceux-ci sont pris dans une écriture plus large née du travail au plateau et de la mise en écho d’autres textes et d’autres pensées, le tout pris dans un flux qui ne permet plus de distinguer ce qui relève de Gombrowicz ou de Fukuyama, de Derrida, Hegel, Marx ou Kojeve, d’Honoré ou de ses comédiens. Au spectateur alors d’accepter de se laisser guider à l’aveugle dans ces monceaux d’histoires et d’Histoire.

Fin de l'histoire - philoLa scénographie d’Alban Ho Van est monumentale, mais les noms polonais indiqués sur cette gare ont beau prétendre lui assigner une identité propre, on reconnaît les goûts de Christophe Honoré dans cette architecture art déco. Une gare donc, qui structure l’espace en deux niveaux grâce à un vaste escalier central, surmonté d’une horloge qui va soigneusement suivre le cheminement des 2h45 de spectacle. Au bas des marches, de part et d’autre, deux bancs de gare, qui déplacés et occupés multiplient leurs usages et deviennent lits, barres de danse, tribune, prie-Dieu… Entre les deux, on apporte régulièrement des micros, destinés à faire entendre plus distinctement tel ou tel personnage, telle ou telle tirade, telle ou telle phrase, par rapport au reste, à solenniser des paroles, parfois par le geste encore plus que par le volume sonore car certains comédiens portent par ailleurs des micros. Tout est donc dans la modulation, dans le jeu de la superposition de différentes couches sonores qui architecturent le discours, qui lui donnent du relief en multipliant les plans, en faisant percevoir l’élévation d’une voix par rapport à d’autres, avant qu’elle ne soit interrompue par une autre, plus forte.

Cet espace est au départ réaliste. On est en 1939, le jeune Witold est sur le point de partir en Argentine pour recevoir un prix littéraire, et toute sa famille l’a accompagné à la gare, avant de se rendre compte qu’une longue nuit les attend dans les lieux avant l’heure du départ. Il ne s’agit pas pour autant de mettre en place une quelconque forme d’illusion : dès le début du spectacle, Erwan Ha Kyoon Larcher qui interprète Witold entre sur le plateau depuis la salle et se met à lire au micro un de ses textes sur les poètes – ou plutôt contre les poètes, contre l’excès de poésie dans la poésie. Sa famille l’entoure progressivement et l’interrompt, lui demande d’être présentée à la salle, à l’audience, tout en laissant entendre qu’ils ne comprennent pas grand-chose à ce qu’il essaie d’exprimer.

Fin de l'histoire - danseAvec cette entrée en matière, le texte prend d’emblée une place centrale, qui atteindra son acmé lorsque les parents et frères et sœur endosseront le rôle de divers philosophes pour confronter leurs thèses. Ces séances de joutes oratoires, qui n’ont de théâtrales que l’exercice conceptuel de la pensée, sont contrebalancées par des exercices physiques parfois tout aussi périlleux. Ainsi la leçon de la sœur Rena, qui apprend au jeune Witold les gueules de rigueurs, le respect des formes de la première à la cinquième position, ou les attitudes qui conviennent à telle ou telle situation pour fonder un même langage, au point que le corps tout entier est pris dans une danse polyphorme, jusqu’au délire, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’informe enfin libéré. Par la suite, les qualités circassiennes d’Erwan Ha Kyoon Larcher se manifestent encore dans son investissement de l’espace, devenu terrain de jeu hors de toute référence, ses déplacements et ses pirouettes, qui tentent de reproduire les mouvements du langage et de l’argumentation.

L’exposé de ces discours est également mis en balance par les nombreuses formes d’humour qui interviennent – par des références contemporaines, des décalages absurdes, des chansons voire des medleys –, qui désamorcent le sérieux. Mais précisément, l’absurde qu’invoque Gombrowicz, comme chez Ionesco ou Beckett ou comme dans Ferdydurke, un de ses romans les plus célèbre, cherche à exprimer la pire des tragédies et la plus violente des violences. Le rejet d’un étranger, voire d’un membre de la famille à cause d’un nez trop long, la réduction de l’autre à un bouc émissaire pour renforcer l’unité une communauté, d’un groupe d’individus à un ensemble de pays, l’agressivité d’une éducation qui refuse l’obscénité d’un pied nu qui voudrait affirmer sa liberté, revendiquer ses potentialités, son relâchement par rapport au fascisme de la forme… tout cela, qui préfigure de façon sourde l’horreur des camps – à peine soutenable même à la vue de la richesse des œuvres de Primo Lévi, Duras ou Polanski nées en réaction – est atténué. Au lieu d’y confronter, le rire ajouté à l’absurde tient à distance, extrait de l’exercice voire de l’effort de pensée, introduit un écart comique, encore accru par ma voisine qui commente tout pour bâtir encore plus fermement un rempart capable de la protéger de la violence latente qu’elle perçoit. Celle-ci finit seulement par se manifester pour de bon dans le final, purement scénographique, dans la destruction de l’espace déserté de toute présence, enfin capable d’exprimer la réalité historique qui parcourt tout le spectacle.

Une nouvelle fois donc, depuis son dernier spectacle, Christophe Honoré pousse loin son plaisir intellectuel sur scène, mais ici au point de perdre de vue l’essentiel. Une fois le trajet reparcouru de L’Histoire de Gombrowicz à sa Fin de l’histoire, le caractère à plusieurs égards problématique de son spectacle est transformé en riche source de réflexion, mais le travail demandé au spectateur dépasse de loin le cadre de la représentation et peut alors être rapidement délaissé au profit d’un rejet moins engageant.

F.

Pour en savoir plus sur « Fin de l’histoire », rendez-vous sur le site de la Colline.

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