« Considering/Accumulations » d’après Kleist à la Commune d’Aubervilliers : polysémies

Artiste associé à la Commune d’Aubervilliers, Laurent Chétouane y crée Considering/Accumulations, un spectacle inspiré de l’essai d’Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes. A partir de ce dialogue qui amène à penser la question de la grâce, le chorégraphe conçoit une longue danse amoureuse accompagnée au piano et régulièrement irriguée par le texte, articulé en voix off. Pris entre l’illustration du propos et la composition libre, les corps des deux danseurs expriment la complexité d’une relation par la métaphore de celle du marionnettiste à ses poupées.

considering-accumulation - deuxLe court texte de Kleist, publié en 1810, est construit comme une fiction. Il commence avec la rencontre de deux hommes, relatée a posteriori par l’un d’entre eux : « Comme je passais l’hiver 1801 à M., je fis un soir, dans un jardin public, la rencontre de Monsieur C. qui était engagé depuis peu comme premier danseur à l’opéra de la ville et jouissait d’une immense faveur auprès du public ». Le narrateur surprend Monsieur C. face à un théâtre de marionnettes, et s’étonne de le voir prendre plaisir à ce divertissement populaire. S’engage alors un échange sur la grâce, supérieure chez les marionnettes selon Monsieur C., amené à défendre ce point de vue par le narrateur sceptique. De thèses en exemples, tous deux progressent ainsi jusqu’à l’idée que la grâce suprême ne peut être atteinte que par l’inconscience absolue – celle d’une marionnette – ou la conscience infinie – celle de Dieu, et l’homme ainsi pris entre ces deux extrêmes ne peut que tendre imparfaitement vers l’un ou l’autre.

Selon Monsieur C., cette supériorité tient à l’absence de sentiments et d’affections des poupées, qui sont dépourvues de toute volonté de produire un effet et qui ne sont ainsi pas troublées dans leur mouvement. En outre, si elles sont soumises à la pesanteur comme les corps, elles ne sont pas prisonnières du sol, qui contraint l’humain et limite ses mouvements, et ainsi leurs membres, animés selon différents centres de gravité, sont comme morts, aussi lâches et souples que des pendules. Enfin, les marionnettes sont sublimées par l’aura de l’inconscience, leur beauté est accrue par leur ignorance même de leur beauté. Près d’un siècle plus tard, le metteur en scène Edward Gordon Craig sera encore plus radical dans sa pensée, avec son concept de « surmarionnette », qui veut résoudre le problème de la présence de l’acteur sur scène, conçue comme un obstacle car son émotion produit du chaos. Lui aussi doit devenir un objet, un instrument pur, pour tendre à plus de grâce et à une économie de gestes. Dans cette pensée comme dans celle de Kleist, ce qui est en jeu est l’éviction du vivant dans la recherche de la perfection, sa substitution par un objet inerte.

considering-accumulations - corpsIl peut dès lors sembler paradoxal de proposer un équivalent scénique de cette réflexion entièrement fondé sur la présence de deux corps. Le plateau de la Commune, laissé nu, seulement occupé à jardin par un piano, devient terrain d’expression pour Raphaëlle Delaunay et Mikael Marklund, qui l’investissent dans tous ses recoins en traçant de multiples diagonales d’un bout à l’autre. Leur présence s’impose d’abord par une danse accompagnée par Mathias Susaas Halvorsen, encore indépendante de tout texte, de toute citation de la pensée de Kleist. Leurs gestes et leurs mouvements, qui ne sont volontairement pas en parfaite synchronie, n’expriment encore que peu, ne racontent rien d’autre qu’eux-mêmes.

Après un rapide passage au noir, le début du texte de Kleist se fait entendre, et alors que la danse des deux corps a été interrompue pour un instant, elle reprend après quelques mots. Elle ne vient alors pas proposer une illustration mimétique de ce qui est dit, mais le regard du spectateur change sensiblement : désormais il est à la recherche d’une correspondance entre l’écoute et la vue, d’un dialogue entre le texte et les corps, et ce rapprochement est encore sollicité par le travail du pianiste, dont les sons prennent alors moins la forme d’un accompagnement musical que d’une matière sonore construite sur le texte, qui raconte elle aussi, tout en entretenant un certain décalage, un certain écart dans lequel s’engouffrer. Leurs mouvements prennent donc un nouveau sens à la lumière de cette réflexion sur la marionnette, et notamment les quelques contacts des deux corps, leurs rencontres : s’attraper par un bout, se retenir, se faire tourner, se suivre… Plus encore, à mesure que différents extraits du texte sont entendus entre deux épisodes purement dansés, le mélange des registres corporels, des gestes amples et harmonieux aux recroquevillements expressifs, des pas chassés et multiples traversées de la scène aux discrets mouvements des pieds et des doigts, disent les multiples tensions entre lesquelles sont pris les danseurs, entre pesanteur et légèreté, grâce et conscience – exprimée à quelques reprises par un regard lancé au public avec insistance.

considering-accumulations - poursuiteUne fois ce premier extrait entendu, la perception des deux corps dansants jusque-là limitée à la contemplation de leur performance physique, n’est plus la même, même quand la lecture du texte s’interrompt pour un épisode purement chorégraphique. Le mouvement des corps devient alors polysémique – comme le suggère peut-être le titre du spectacle, énigmatique –, les images s’y superposent, suscitées par la lecture du texte qui a ouvert l’imaginaire par la narration, et ce que l’on y lit, c’est une histoire d’amour, une quête infinie, une poursuite de deux corps de sexe différent qui évoque le mythe d’Atalante, la poursuite amoureuse entre défi et jeu. Et peu à peu, ce rapport fait percevoir la singularité de la relation qui unit le marionnettiste à sa marionnette. Sans qu’il ne soit jamais clairement défini qui de l’homme ou la femme a le dessus, est poupée ou montreur, l’image de leur deux corps comme attirés l’un par l’autre exprime une dépendance singulière et créatrice. Quelle que soit la répartition des rôles, les deux danseurs amènent à penser que le montreur et la poupée ne vivent que l’un par rapport à l’autre, que leur relation est irréductible, que le marionnettiste est aussi nécessaire à la marionnette que celle-ci l’est pour lui, car sans elle il n’est rien – et Gepetto ne serait en effet rien sans Pinocchio, comme Pygmalion ne serait rien sans Galatée.

D’une pensée sur la marionnette et sa grâce, la mise en scène de Laurent Chétouane amène plus encore à penser la relation du marionnettiste à son instrument, celui qui, selon Kleist, devrait savoir danser, en plus de maîtriser l’art de faire danser ses poupées, pour leur faire atteindre la perfection tant rêvée. Et ainsi plus encore que la question première de la grâce, qui dépasse déjà son cadre de réflexion et tend à l’humain tout entier, ce déplacement vers celle de la relation amoureuse prend une portée plus vaste encore, et encore plus susceptible de toucher.

F.

Pour en savoir plus sur « Considering/Accumulations », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers.

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