« Vu du pont » d’Arthur Miller aux Ateliers Berthier : au plus près

Après avoir créé A View from the Bridge en février dernier à Londres, le Belge Ivo van Hove reprend le spectacle avec des acteurs français, et présente Vu du pont aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon. Plaçant au cœur de sa mise en scène le texte d’Arthur Miller et les relations qu’il met en jeu entre les personnages, l’artiste invite le spectateur dans l’intimité du drame grâce à une scénographie qui place les comédiens au milieu du public.

Vu du pont - familleA l’occasion de ce spectacle, la salle des Ateliers Berthier subit une nouvelle transformation. Après le dispositif bifrontal de La Réunification des deux Corées ou l’arène de Cercles/Fictions de Joël Pommerat, vient l’espace singulier qu’a conçu Ivo van Hove avec son scénographe, Jan Versweyeld : au centre de l’espace, trône une immense boîte, cernée sur trois côtés par des gradins, comme un terrain de base-ball ou un ring de boxe – et cette disposition annonce aussitôt un match, un combat, avec d’autres ou avec soi, un affrontement qui s’achèvera avec une victoire et une défaite. Cet agencement évoque aussi par la suite un navire, qui s’avance dans le public, devenu vagues, mer, et c’est donc moins la vue du pont de Brooklyn sur les quais et la pauvreté de ceux qui les occupe qui nous est ici offerte, qu’un ponton entièrement nu. Lorsque les parois qui servent de rideaux s’élèvent et découvrent la scène, la seule image offerte est alors celle des comédiens, placés dans une situation de proximité extra-ordinaire avec les spectateurs des premiers rangs, qui peuvent les scruter au plus près, lire sur leur visage et sur leur corps l’émotion qu’exprime le texte. Dans cet espace épuré de tout accessoire, de tout détail anecdotique, s’impose les mots et les corps, dans leur simplicité, leur présence.

Ainsi, dès le début du spectacle, tandis que le narrateur de la pièce descend les marches des gradins et commence à raconter l’histoire d’Eddie, la vision de deux corps sur le plateau se superpose à ses paroles. En quelques instants se met en place l’univers sombre des docks, celui que reconstitue aussi la pièce de Koltès, Quai Ouest. Deux corps de travailleurs donc, qui expriment la fatigue d’une journée de labeur et se lavent sous une maigre coulée d’eau avant de s’habiller. L’ambiance est crépusculaire, intense, mais ce n’est pas la vie de ces hommes et des quais qui est en jeu dans la pièce de Miller, ou pas tout à fait : leurs problématiques sont légèrement décalées, déplacées de l’extérieur à l’intérieur, du port à la maison, du social à l’intime. Et de fait, pour pénétrer dans l’espace de la maison, chacun entrera pieds nus, même l’avocat qui n’y habite pas.

Vu du pont - affrontementDans Vu du pont, deux frères, Rodolpho et Marco, ont quitté leur pays pour les Etats-Unis pour pouvoir travailler et envoyer de l’argent à leur famille – et peut-être, pour le plus jeune, sans femme ni enfants, de vivre le rêve américain. Tous deux sont reçus en secret par leur cousine lointaine, Béatrice, et son mari, Eddie. La question du droit, incarné par l’avocat Alfieri, traverse toute la pièce. Lui qui voudrait la loi idéale, irréprochable, dans la continuité parfaite de la nature, est impuissant et démuni quand elle refuse à un étranger le droit de travailler, et quand elle oblige Marco et Rodolpho à vivre contre elle. Mais cette hospitalité qui était un geste profondément généreux et humain, par cette interdiction légale, devient une arme, un ressort criminel, auquel a recours à contrecœur Eddie, désespéré, prêt à tout détruire sans même la perspective d’une quelconque reconstruction, d’un quelconque rachat, pour protéger sa nièce, poussé malgré lui, obligé à faire ce qu’il ne veut pas faire, se subissant lui-même.

Alors que le texte d’Arthur Miller date de 1955, la traduction de Daniel Loayza fait entendre une langue moderne, qui imite nos inflexions et notre vocabulaire. Toute la tension des relations dans la pièce s’exprime ainsi sans distance grâce à ce langage parlé, grâce à ses rythmes, ses décrochages, ses courts-circuits, ses registres, ses creux et ses silences. A la proximité physique avec les comédiens s’ajoute donc l’absence de barrière dans la communication, la mise en contact directe avec les sentiments des personnages, qui s’expriment avec les mêmes mots que nous, sans recherche, hors de toute préoccupation esthétique. Cette langue accroît encore l’actualité des questions soulevées par la pièce – celle de l’immigration, du droit au travail, de l’accueil des étrangers, de leur intégration dans la société, de la confrontation de la loi et du secours humain –, à l’heure où les populations syriennes affluent à travers toute l’Europe.

Vu du pont - femmesCes questions paraissent ici d’autant plus aigües que les tensions sont d’abord sourdes. Il n’y a pas ici de trio, d’individu en trop à éliminer, mais deux couples, de deux générations différentes : Béatrice et Eddie, et Rodolpho et Catherine, qui s’entichent l’un de l’autre. La compréhension des liens qui unissent Béatrice, Eddie et Catherine, est lente, et l’intérêt dramaturgique de remplacer la fille par la nièce, un amour qui s’est imposé par la loi du sang par un amour familial créé, n’apparaît pas d’emblée. C’est seulement lorsque l’on vient à bout de ce nœud que l’on peut alors prendre la mesure de la complexité des sentiments tus, non-dits ou inaudibles, qui circulent entre eux. Ces révélations successives qui donnent les grandes étapes de ce drame sont scandées par les lumières de Jan Versweyeld et les sons de Tom Gibbons, qui sculptent les reliefs de cette atmosphère de plus en plus lourde.

Le drame est aussi ponctué par les interventions du narrateur, l’avocat Alfieri. Sa présence, aux frontières de la scène, entre le public et les comédiens, mais aussi au croisement des temps, entre le présent du drame et le passé du récit constitué après coup, fait de lui un médiateur. A plusieurs égards, il évoque le narrateur de La Chute d’Albert Camus, en se situant contre lui – à son opposé, et tout près de lui. Du roman au drame, c’est un autre avocat, un autre pont, une autre impuissance face à une autre souffrance. En marge du plateau alors qu’il a son rôle dans l’histoire, il montre la marche inéluctable de la tragédie, en en laissant deviner l’issue, en annonçant qu’il est déjà trop tard, que tout est joué. Son regard et ses commentaires aident à comprendre le personnage d’Eddie, à ne pas condamner sans appel la faiblesse qui le rend coupable, voire à pardonner l’impardonnable.

Vu du pont - relationsAlfieri est ainsi celui qui joue le plus avec les limites poreuses du plateau. La scénographie imposant la contrainte d’une unique sortie, les effets de présences-absences sont en effet multiples, et aucune forme d’intimité n’est jamais vraiment possible à cause de la présence en retrait de comédiens censément ailleurs qui observent, comme le public. Les contraintes de cet espace remplacent donc les séparations nettes entre les scènes par un flux, créé par de longues transitions qui préparent à l’avance l’affrontement à venir et qui donnent à voir les personnages au-delà de leur parole, par leur regard, leurs gestes, leur présence.

Cette reprise française du spectacle fait appel à des comédiens sur mesure. Nicolas Avinée est blond comme il le faut, et Charles Berling et Pauline Cheviller expriment par leur corps la familiarité sensuelle qui permet de saisir l’ambigüité de leur relation. Mais ce phénomène de la reprise, qui se substitue à celui de la tournée internationale qui donne à voir le même spectacle avec les mêmes acteurs surtitrés dans toutes les langues, laisse songeur. Le propos d’Ivo van Hove dans l’interview reproduite dans le programme de salle invoque un vocabulaire mercantile, qui semble trahir la dimension commerciale d’une telle démarche – caractéristique des comédies musicales. Une première version réussie invite à une reprise du spectacle désormais rôdé, avec les mêmes ingrédients qui fonctionnent – aux acteurs près. Et précisément, tout tient à eux pour que l’aura de l’œuvre d’art ne soit pas totalement détruite, que le hic et nunc de la représentation soit préservé, qu’elle garde de son authenticité.

Cette aura qui échappe à la reproduction d’un même spectacle dans différents pays – Londres, Paris, bientôt Broadway – est la plus sensible dans l’image finale de l’affrontement si longuement et soigneusement préparé entre Eddie et Marco. La mêlée se fige sous une pluie de sang, qui baigne les corps et le plateau tout entier, et le mouvement devient image, tableau, présence entière redoublée par l’intensité de la musique. Là, la frontalité de l’émotion compense l’absence de caractérisation forte du spectacle, d’identité propre qui enrichirait sa perception, et l’universalité qui se dégage de cette mise en suspens tragique laisse entrevoir le succès du spectacle à travers le monde.

F.

Pour en savoir plus sur « Vu du pont », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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