« Gala » de Jérôme Bel aux Amandiers : spectacle de début d’année

L’été terminé, la saison théâtrale reprend et l’on passe du Festival d’Avignon au Festival d’Automne, d’une saison à l’autre et d’une programmation à l’autre, de la frénésie des trois semaines à la dilution des trois mois, qui brassent nécessairement plus d’artistes, plus de spectacles, plus de variété dans les formes et plus de spectateurs. A l’échelle d’un créateur aussi la transition est sensible, en l’occurrence ici Jérôme Bel, qui présentait Cour d’honneur dans la Cour d’honneur du Palais des Papes en 2013, et qui inaugure le Festival d’Automne avec Gala aux Amandiers de Nanterre avant d’aller avec ce spectacle à la Commune, au Théâtre de la Ville, puis à Pontoise et Trembley-en-France. Dans la continuité de ses recherches sur son art, dont le jalon le plus marquant a été Disabled Theatre créé avec des acteurs handicapés, Gala interroge la danse, mais aussi la représentation, les représentations, les codes, la distinction entre amateurs et professionnels, ou les corps – et tout ceci non pas dans un spectacle intello, abstrait, élitiste, comme on pourrait le croire dans un premier temps, mais au contraire par une œuvre qui substitue à la primauté esthétique l’humain, dans ce qu’il a de plus directement sensible.

Gala - Jérôme BelLa grande salle des Amandiers et loin d’être pleine, et, comme pour un spectacle entre amis ou en famille, les portes restent longtemps ouvertes après l’heure annoncée, comme si on savait que certaines personnes devaient encore venir, que des spectateurs étaient encore manquants et qu’il fallait les attendre. Et en effet, il en arrive, mais – peut-être est-ce le fait d’être à Nanterre et non pas à Paris, au Théâtre de la Ville par exemple, ou parce que c’est encore le début d’année – aucune marque d’impatience n’est sensible, ni aucun reproche adressé d’un regard noir aux retardataires par ceux qui ont été ponctuels et qui patientent depuis un moment. L’ambiance est bon enfant, le public se constitue déjà en petite communauté solidaire avant même le début du spectacle, précisément parce que la salle n’est pas pleine. Et justement, ce sentiment d’appartenir à une communauté, encore naissant, va se renforcer à chaque instant de la représentation et se placer en son cœur.

Alors que des mouvements très discrets pouvaient être perçus derrière le grand rideau noir, celui-ci ne s’ouvre pas tout de suite une fois la salle plongée dans l’obscurité. En préambule de la représentation, sont projetées des images, données à lire dans le silence relatif d’une salle en attente, sans aucun autre son ni aucune musique. Dès la première, quelque chose est introduit : elle donne à voir un théâtre à l’italienne, avec ses dorures et son velours rouge, image (aujourd’hui désuète) de ce qu’est le théâtre dans l’imaginaire commun. Mais ce faste est mis en balance par le fait que la photo n’est pas parfaitement détourée. Sur le côté droit, un trait blanc subsiste, comme s’il s’agissait d’un diaporama conçu rapidement, sans souci de perfection, en amateur – le mot est lâché. Cette première photo est suivie de nombreuses autres images, des petites salles communales et de grandes salles nationales, des salles anciennes et des modernes, des espace non destinés à la représentations mais où quelques chaises suffisent à créer une scène en vis-à-vis et des salles luxueuses de cabaret, des ruines d’amphithéâtres antiques et des théâtres de fortune à l’autre bout du monde… Insensiblement, on passe du regard sur la scène, de notre point de vue, qui nous était étrangement renvoyé – comme dans ce tableau de Magritte, La Reproduction interdite, qui montre un homme de dos qui regarde son reflet dans un miroir mais qui y voit son dos –, au regard depuis la scène, depuis les coulisses, celui des artistes.

Gala - BelEt ce qui est aussitôt déclenché par ces images qui ne racontent rien si ce n’est par leur enchaînement, c’est une réflexion sur nos lieux de représentation, sur les conditions dans lesquelles ils placent pour la perception d’un spectacle, sur les a priori qui les accompagnent chacun – et le premier à être démonté ici est celui qui associe Jérôme Bel à la danse plutôt qu’au théâtre. Au cœur de Gala – de l’espagnol, « vêtement d’apparat », puis par déplacement métonymique, « fête fastueuse, repas de cérémonie, célébration » –, se trouve la question, hors de tout jugement, de l’amateurisme. Pas celui qui tend vers le professionnalisme, qui y aspire, mais l’amateurisme qui s’assume comme tel et substitue l’amour et le plaisir à l’esthétique et à la perfection technique. La représentation oscille en cela entre le spectacle de fin d’année d’une école et la fête annuelle d’un village, par ses moyens pauvres et par la variété des profils de ceux qui la portent. En effet, Gala rassemble des personnes qui semblent constituer ensemble un échantillon de la société : de tous sexes et probablement de toutes sexualités, de tous âges des enfants aux personnes âgées, de toutes identités des blancs aux noirs en passant par les maghrébins et les asiatiques, des plus mobiles au plus handicapés, par l’âge ou par la maladie. Un groupe n’a qui donc aucun autre facteur commun si ce n’est sa diversité, dont la formation ne repose que sur cette hétérogénéité qui rend chacun unique.

Mais impossible même de les réunir tous sous le terme d’amateurs, car il se trouve parmi eux des professionnels. Jérôme Bel dit que Gala doit être « l’occasion d’un rassemblement, et non de l’exclusion de qui que ce soit », même de ceux qui ne semblent paradoxalement plus avoir leur place sur cette scène, ceux qui ont fait de la danse leur métier. A l’origine de cette formation, de ce groupe d’une quinzaine d’individus qui se trouve sur les planches en alternance avec un autre chaque soir, Jérôme Bel raconte qu’il y a eu une proposition de Jeanne Balibar, qui l’a invité à travailler avec des amateurs à Montfermeil et Clichy-sous-Bois. Ce travail a permis de penser un autre rapport à la danse, où dominent la liberté et le désir, qui amène à la considérer moins comme un art que comme une culture, nourrie de références multiples qui vont des formes les plus nobles aux codes les plus variés des subcultures.

Gala - danseSur la scène nue, sol blanc cerné de rideaux noirs qui masquent les coulisses, un chevalet dont les pages seront manipulées à chaque étape du spectacle annonce donc sans transitions « Ballet », « Valse », « Michael Jackson »… Dans un premier temps, chacun des danseurs apparaît l’un après l’autre, et se soumet à l’exercice proposé sur une musique de rigueur passée en boucle : une pirouette, un saut de l’ange, une valse, le fameux moon walk… S’il n’y a pas de narration entre ces différentes saynètes, entre ces exercices, la narration se déporte sur les êtres : ils se racontent autant par leurs habits colorés, dépareillés – sur eux et entre eux –, qui disent le souci de trouver la bonne tenue pour « faire de la danse », que par leurs manières de danser. Il y a ceux qui y arrivent, ceux qui y essaient, ceux qui se résignent, ceux qui manquent de tomber mais gardent la tête haute, ceux qui s’approprient le pas et le détournent. Et très vite, le public n’est pas ici dans la posture d’un jury au cours d’une audition, mais adopte davantage celle de parents indulgents et attendris face aux ratés, qui n’hésitent pas à lâcher un petit rire d’empathie ou à louer avec ferveur les réussis.

Cette relation au public évolue, prend de plus en plus de place, surtout lorsque le chevalet annonce « Saluts » – bien avant la fin du spectacle –, et que déjà, le désir de distinguer chaque personnalité invite à les applaudir une à une, d’abord timidement, puis de concert. Et cette communion est croissante par la suite, parce que les codes invoqués s’éloignent de la culture savante et se rapprochent d’une culture populaire plus immédiate – Michael Jackson, Dalida, Pharell Williams… Les applaudissements surgissent plus spontanément, les rires aussi, et parfois l’envie de battre des mains ou des pieds en rythme, voire de monter sur scène avec eux, car tous les corps sont acceptés sur cette scène, que les danses ne sont pas jugées, qu’importent seuls l’essai et le plaisir – plaisir entièrement contenu, masqué derrière la concentration mais bien perceptible. L’acmé est atteinte lors des derniers tableaux « Compagnie compagnie », où tous se réunissent sur scène et suivent l’un d’entre eux dans une chorégraphie de son cru. Le regard se dédouble alors entre la maîtrise au premier plan – donnée à voir par ceux que de qui on ne l’attendait pas forcément – et les tentatives parfois désespérées de suivre des autres derrière, qui introduisent un décalage comique. On passe de la dérision d’une danse ultracontemporaine qui remplace la sensation par la technique à la fascination pour une autre, pour son énergie ou son élégance, et tous les styles et les sentiments sont ainsi brassés, à l’image de toutes ces personnalités qui deviennent presque familière au bout du compte.

Gala - compagnieDes premières images à ce final qui emporte véritablement le public, suscite l’enthousiasme des derniers résistants aux applaudissements et à l’expression d’une adhésion, chaque étape vient poser les jalons d’une relation singulière entre la scène et la salle, hors de l’appréciation esthétique. Mais si c’est bien une joie pure qui est provoquée, l’expérience ne s’en tient pas là, et le spectateur est invité à une réflexion, plurielle, sur le corps et ses représentations, sur la danse et ce qu’elle dit de chacun, mais aussi et surtout sur nos attentes, nos jugements, nos critères d’appréciation, à élargir et assouplir dans notre quête d’émotion.

F.

Pour en savoir plus sur « Gala », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.

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