Sujets à vif, Programme B : « Rave » et « Est » dans le jardin du Lycée Saint-Joseph – Deux en un, le duel dans l’un

En marge des grandes créations attendues dans le cadre du Festival d’Avignon – Lupa, Ostermeier, Serebrennikov, mais pas seulement – on trouve d’autres objets, mineurs par leur format, mais tout aussi courus par les spectateurs. Ce sont les Sujets à vifs, « rencontres imprévues au Jardin de la Vierge entre interprétations et écritures », placés sous le signe du double. Deux courts spectacles en un peu plus d’une heure, et dans le cas du Programme B, deux duos. Ils n’ont rien à voir, et pourtant tout à voir, et amènent chacun à leur façon à penser l’autre en soi.

Rave - boucheJardin du lycée Saint-Joseph, le monde qui attend pour cette dernière, avec une place ou non, est aussi impressionnant que pour une première à la Cour d’honneur. Et les spectateurs sont arrivés à l’avance parce que le placement est libre, et qu’à Avignon, la notion du temps n’est plus la même qu’ailleurs et que l’attente fait partie du spectacle. La foule s’empresse donc d’entrer, puis se compresse pour s’installer dans les gradins étroits, avant de s’éventer de façon lasse pour agiter la chaleur, comme les feuilles de lierre qui tapissent les murs de la cour, qui s’éventent elles aussi. L’espace vital est réduit au minimum une fois assis, pris de tous les côtés. Mais ce n’est encore rien. Alors que les deux artistes de Rave sont déjà en place, que la performance commence insensiblement, on continue à faire entrer des spectateurs, sans relâche, même quand l’œuf est plein et qu’il déborde, que sa coquille se fend, et même encore quand Niño de Elche pousse et retient en même temps un cri venu du plus profond. Le début de la performance ne sera jamais vraiment marqué, les gens continueront de chuchoter longtemps, et les retardataires arriveront sereins avec une glace à la main de nombreuses minutes après l’heure indiquée sur le programme (la différence avec la Cour d’honneur et le reste tient peut-être là finalement).

Mais ça y est, presque, enfin, on va pouvoir oublier les autres pour se tourner vers le spectacle de ce binôme étrange, qui va précisément nous ramener à l’autre, mais pas ton voisin qui commente tout – « ohlala, il doit souffrir là, il crie » et qui prend des photos avec son portable – l’autre qui est en toi et avec qui tu dialogues sans même t’en rendre compte à ce moment précis. Au sol, du sable noir est disposé en carré avec la précision d’un mandala, et suggère des motifs tribaux. Dessus, tournent deux hommes, lentement, l’un derrière l’autre, infiniment. Celui qui est derrière, Laurel dirons-nous, est au plus près d’Hardy, et y est ventousé par deux points d’attache : la bouche, grand ouverte, qui épouse le crâne, et le ventre, le long du dos, comme un coquillage, tandis que son rocher tourne, et ouvre à son tour la bouche de temps à autre pour répéter son cri initial.

Rave -chantPas un mot ne viendra expliquer la relation de ces deux corps, de cette bête à deux dos, ou plutôt à deux bouches, qui va se désolidariser, non par accouchement – qui implique déséquilibre –, mais comme deux cellules formées à partir d’une seule, deux feuilles venues du même bourgeon, qui naissent en même temps. Matej Kejzar est l’ombre de Niño de Elche placé derrière lui, mais il devient à l’inverse son instrument quand Niño de Elche se sert de sa gorge comme d’un résonateur pour son chant, bouche contre bouche – et ce qui passe sensuellement de l’un à l’autre n’est plus la fumée d’une cigarette, au travers d’un mur de prison, comme dans le film de Genet Un chant d’amour, mais une voix, que l’on ne sait auquel attribuer au départ. Ils sont amants quand leurs bras s’enlacent sans jamais embrasser, et adversaires quand leurs corps finissent par être séparés, quand l’un inspire alors que l’autre expire, que chaque mouvement se divise pour mieux se répondre, sans face-à-face, sans contact.

Le cri d’origine devient cri assumé, puis chant, mais sans paroles. On entend la corne de brume d’un gros bateau qui entre dans un port, puis le chant d’un muezzin qui invite à la prière, des halètements d’amour et des cris de douleur. Les deux corps, dont les rapports sont la plupart du temps effleurés, mais d’autres fois francs, à pleine main, échangent leurs sécrétions, dialoguent, et en disent plus que n’importe quel mot. Ils évoquent les danses mystiques des derviches, jusqu’à l’ivresse, ou le parcours éprouvant qui mènent les prisonniers de la caverne à la lumière du jour et de la vérité, grâce à la bienveillance du guide.

Est - retenueEt le temps de balayer le sable au sol, après applaudissements, les deux hommes laissent place à deux femmes. Autre style, autre temps avec Est (le verbe ou le point cardinal, ou les deux). Le tribal fait place aux baskets à lacets fluos, le mandala à une piscine gonflable bleue, le chant à une parole articulée. Mais au centre de la scène surélevée dans la cour, qui ne laisse passer qu’un maigre arbre au fond à gauche, est placé un lit de clou, qui fait passer du derviche au fakir. Deux filles donc, l’une voix – Pauline Peyrade – , l’autre corps – Justine Berthillot – , dont les relations restent elles aussi à deviner. Prof de conduite qui guide à travers la ville un débutant paniqué ? ange gardien qui prévient in extremis de la chute, à bout de bras ? voix de bourré quand arrivé à un certain stade tu te parles dans ta tête et tu t’accompagnes toi-même dans tes mouvements ? âme sœur qui comprend avant même qu’une parole ne soit formulée, qui veut protéger sans brimer l’instinct, le désir qui va détruire ?

Un enjeu se dégage progressivement, une clôture de l’amour dont on refuse la clôture précisément, avec le langage obsessionnel de la passion, qui répète les mêmes mots, les mêmes codes, comme des formules magiques, pris par l’angoisse d’amour décryptée par Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux. Et les acrobaties et prouesses physiques de Justine Berthillot expriment la mise en danger parfois spectaculaire de cette poursuite de l’amour perdu, la mise en souffrance du corps délaissé, prêt à être transpercer sur la planche à clous, jusqu’à l’arrivée, rampante, agonisante, chez l’autre que l’on voudrait absorber, avec lequel on voudrait fusionner, pour l’inviter en soi, le faire devenir soi, ne former plus qu’un.

Est - parler danserDe l’un à l’autre duo, de ces deux couples de corps, irréductibles, irraprochables, le bond est permis par la présence de l’autre en soi. Cet autre qui te regarde, te parle, t’habite, te porte ou te bouscule, t’accompagne chaque jour. Cet autre qui parfois s’incarne en un véritable autre, capable de formuler pour toi ce qui est en toi, ou du moins de t’amener à formuler par maïeutique, par accouchement socratique de la pensée. Cet enfant qui te ressemble comme un frère (Musset), cet insensé qui est bien toi (Hugo), ce je qui est un autre (Rimbaud), ce double, ce même, qui n’est pas toi et qui est toi.

La difficulté qui reste à saisir ces deux spectacles, ces deux temps de deux corps, l’un après l’autre et ensemble, ramène à la difficile acception de cette fragmentation du moi, de sa pluralisation, de cette dépersonnalisation en soi. Mais ici le conflit de deux parties n’est pas douloureux, il est rendu nécessaire par un souci de protection, de préservation, et c’est cette bienveillance qu’il faut retrouver à l’égard de son autre soi. Et peut-être que finalement cette surprésence de l’autre hors de nous dans cet espace trop plein était nécessaire pour rejoindre l’autre en chacun, pour permettre ces retrouvailles avec moi et ce toi qui est encore moi.

F.

Pour en savoir plus sur le Programme B des Sujets à vif, rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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