« Soudain la nuit » d’Olivier Saccomano au Gymnase du Lycée Mistral – Soudain, le rien…

L’année dernière déjà, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano étaient invités au Festival d’Avignon avec Othello, Variation pour trois acteurs (comme si les metteurs en scène à inviter et à faire connaître manquaient). Poursuivant leurs recherches sur la figure de l’étranger au sein du cycle Spectres de l’Europe qu’ils ont engagé en 2013, ils proposent cette fois Soudain la nuit. Un spectacle qui fait du spectateur un étranger – à la pièce, à la scène, au théâtre.

Soudain la nuit - chaisesDimanche, les rues d’Avignon paraissent étrangement calmes dans le quartier du Lycée Mistral, le public s’entasse à l’ombre avant de pouvoir entrer dans le Gymnase. Soudain, la nuit… celle du théâtre en plein jour. En attendant le début de la représentation, il y a ceux qui lisent le programme qui vient de leur être distribué, et ceux qui veulent se confronter à l’œuvre avant d’en découvrir le propos tenu sur elle, qui veulent laisser à la rencontre à venir toute sa puissance de choc. Leur appréhension du spectacle sera probablement très différente en fonction de ce choix, de cette pratique, là encore plus que d’habitude. Quoi qu’il en soit les conditions d’accueil sont réunies, la disponibilité nécessaire pleine, et encore accrue au moment de découvrir la scène, recouverte de chaises de conférence régulièrement alignées sur la majorité de sa surface, dos à nous. Dispositif intrigant de redoublement de la salle par la scène, les questions qui entourent l’œuvre à venir se multiplient, font même frémir une certaine impatience.

Mais les réponses – et encore, pas toutes – vont tarder à venir. D’abord, un texte en arabe non surtitré, laissé à son étrangeté. Puis, cinq ou six personnes qui entrent par les gradins, se mettent en ligne et se déshabillent, sans un mot, entièrement. Ce qui semble devenu un passage obligé n’est donc plus à attendre, et ceci fait, ces corps nus entrent dans le champ saturé formé par les chaises et s’assoient en silence, en se retournant de temps à autres. La situation met alors de très longues minutes et de nombreuses répliques à se mettre en place, et reste jusqu’au bout à peine esquissée. On se trouve paraît-il dans le service médical d’urgence d’un aéroport, dirigé par le docteur Chahine, dans lequel sont enfermés plusieurs voyageurs car un passager « de type nord-africain » est mort (mystère sur les circonstances, et même sur le sens prêté à sa mort), et que tout est alors mis en suspens dans ce huis clos.

Soudain la nuit - ChahineL’incompréhension de la situation inquiète beaucoup moins les voyageurs que nous semble-t-il, et à défaut de réactions de panique ou de colère sont livrés de grands discours, dont on entend plus la grandiloquence et l’uniformité que le contenu. Bakhtine distingue le monologique du dialogique pour penser la poétique de Dostoïevski, et définit le premier comme la réduction des voix des personnages, de leur points de vue et de leurs posture face au monde à celles uniques de l’auteur. L’impression laissée par l’écoute de ces différentes tirades est bien monologique : les personnages n’ont pas d’identité – leurs noms sont pour la grande majorité (re)découverts au moment de lire la feuille de salle, après le spectacle –, et ils n’ont pas d’histoire qu’ils amènent avec eux. Les vêtements gris qui leurs sont tendus, monochromes, par leurs variantes de formes et de coupes, sont les seuls supports proposés pour les différencier. Mais ils ne supportent rien précisément.

Cet aspect du spectacle est d’autant plus paradoxal que l’écriture du texte, telle qu’elle est décrite dans la feuille de salle, paraît profondément polyphonique. Si c’est Olivier Saccomano qui signe le texte, celui-ci fait l’objet d’une recherche commune pendant les répétitions, appuyée sur l’expérience biographique des comédiens (ce qui conduit à invoquer le théâtre « documentaire »). Mais Nathalie Garraud (car c’est elle qui en parle et non son binôme) refuse d’assimiler  pour autant leur démarche à une écriture de plateau. Polyphonie donc, réduite à un discours monologique profondément dissertatif dont quelques bribes seulement se distinguent et nous parviennent – un interrogatoire médical, une envolée sur la décapitation, un Il était un petit navire à plusieurs couplets...

L’esquisse de fable reste dans cet état liminaire, et le spectacle qui reste est alors celui de relations – essentiellement celles de Chahine avec les autres, lui le médecin qui se révèle encore plus malade que ses patients. L’histoire qu’il est supposé raconter avec sa blouse crasse et le poulet qu’il entreprend de plumer reste elle aussi énigmatique (on pourrait supposer qu’elle touche à l’intégration, si l’on a lu la feuille de salle avant), et ça ne s’arrange pas quand un Radeau de la Méduse lui fait ses adieux avant que ses membres ne reviennent le revêtir, sans que ne soit jamais fait signe vers le signifié de ces métaphores, qui n’en sont peut-être même pas… Le propos est fuyant, et les deux heures de représentation annoncées n’en sont finalement plus qu’une heure et demie, traversée d’un bout à l’autre comme un étranger justement.

Soudain la nuit - RadeauS’il arrive que des spectacles puissent rester ainsi abscons, celui qui s’est abstenu va alors chercher des réponses du côté des artistes dans l’espoir de comprendre après coup ce qui lui a échappé et de modifier son souvenir, de lui donner sens. Sauf qu’ici l’entretien reproduit dans la feuille de salle ne fait qu’accroître le mystère impénétrable de l’œuvre par un propos confus, qui arrête en plusieurs endroits. Il s’agissait donc de s’interroger sur « la figure de l’étranger ». Quel étranger ? ils prennent trois formes, associées dans une même phrase improbable qui assimile sans les penser la politique, la religion et une situation médicale : « Les migrants, les djihadistes, les porteurs du virus Ebola ». Et pour mener ce questionnement, les artistes ont l’idée d’avoir recours à la métaphore du « corps étranger », et alors, en toute modestie, « le personnage du médecin était parfait dans ce contexte ».

Ce ne sont là que les premiers sursauts de toute une série. Quand Jean-François Perrier, qui recueille leurs propos, met leur travail en rapport avec les événements de janvier 2015, comme on pouvait l’attendre, ils répondent : « notre projet dépasse ces événements car il s’intéresse à une situation qui traverse l’histoire de l’Europe » (Saccomano). Puis qu’il ne faut pas être asservis « aux derniers événements médiatiques » (Garraud) – comme si c’étaient les médias qui avaient fait l’événement ! (Lamizet et Silem définissent ainsi l’expression : « il s’agit d’une circonstance qui, en soi, n’a ni signification, ni valeur particulière ; c’est dans la communication que l’événement faisant l’objet d’une diffusion, d’une circulation entre les destinataires de l’information, va avoir une fonction symbolique : va être doté d’un sens » [1]). Mais encore « On peut dissimuler dans son corps des sachets de drogue, ou même de l’explosif. Mais comment voir ce qui se passe dans une âme ? C’est plutôt sur ce plan-là que notre pièce se situe ». Le plan de l’âme… L’expression extrêmement vague suggère une approche humaine voire spirituelle d’un fait terroriste, qui pourrait l’expliquer, lui donner du sens, des motivations – mais rien de tout cela n’a lieu sur scène ou en amont, pas même l’acte terroriste.

Et le dialogue incongru se poursuit et révèle en dernier lieu que le titre lui-même n’a pas de sens véritable, choisi en amont de la création, et motivé en son cours : « il faut apprendre à regarder dans le noir »… Ou plutôt, pour le spectateur, apprendre à regarder ce qui est absent, ce qui n’a pas lieu, essayer de comprendre, puis accepter d’y renoncer, non pour se laisser porter par un flux d’images, un flux de paroles, mais pour expérimenter un rapport d’étranger – et non d’étrangeté – à la scène, d’extériorité complète qui ne fait pas même penser, qui amène simplement à faire l’épreuve du rien, de l’anesthésie, alors même qu’il y a du perceptible, qu’il y a des corps qui parlent sur une scène qui au premier abord avait interpelé.

F.

 

 

[1] Dictionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication.

 

Pour en savoir plus sur « Soudain la nuit », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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