« Richard III » de Shakespeare
mis en scène par Thomas Ostermeier
Un spectacle dans un fauteuil (un canapé)

Dès l’ouverture de la billetterie Richard III était pris d’assaut. Le retour de Thomas Ostermeier au Festival d’Avignon un an après le Mariage de Maria Braun et trois ans après Un ennemi du peuple ne laisse visiblement pas le public indifférent. Et sa réputation n’a fait que grandir avec ce dernier spectacle, car dès les premières dates passées il fallait sacrifier une bonne partie de sa journée pour faire la queue devant l’Opéra – chaque jour plus longue et plus motivée pour arriver deux, trois, quatre heures à l’avance – dans l’espoir d’être premier sur la liste d’attente et d’obtenir une place de dernière minute. Heureusement Arte a consolé tous les spectateurs déçus et frustrés en filmant le spectacle et en en proposant la captation en accès libre jusqu’en octobre. Alors une fois l’effervescence du festival passée, on peut encore le prolonger en s’installant dans son canapé pour découvrir cette mise en scène qui a tant fait parler d’elle, et constater qu’elle a justifié cet engouement, surtout en regard du reste de la programmation.

Richard III - microAprès les trois Henri VI – récemment mis en scène par Thomas Jolly pour un spectacle-fleuve de 18 heures –, Richard III – que le même Thomas Jolly a prévu de présenter pour la saison prochaine – est la dernière pièce historique de Shakespeare, celle qui éclipse presque les précédentes par la fascination exercée par le personnage éponyme. Quasimodo machiavélique, Richard III est un être difforme prêt à tout pour être roi à la place du roi (son frère). Il manœuvre donc dans l’ombre et évince un à un les prétendants à la couronne qui pourraient lui barrer la route : tandis que le roi Edouard se meurt, il fait emprisonner et tuer son frère Clarence, ses neveux, sa nouvelle femme Lady Anne… C’est avec elle la première que l’on prend la mesure de ses armes, qui ne se limitent pas au fer. Alors qu’elle pleure son mari, elle écoute celui qu’elle accuse de sa mort et de celle de son beau-père et se laisse convaincre de l’épouser. Richard manœuvre comme un joueur de poker qui fait tapis et mêle à la séduction flatteuse la culpabilité capable de susciter la pitié, l’épée sur la poitrine, prêt à se laisser tuer ou se tuer pour se faire pardonner ses crimes et son amour – purement stratégique. Il démontre à nouveau le pouvoir de son éloquence avec Lady Elizabeth, celle qui était sa belle-sœur et dont il a tué les deux enfants. Cette fois, c’est sa fille qu’il veut épouser – passant d’une femme à l’autre comme on passe du noir au rouge –, et il invoque le salut du pays tout entier pour la convaincre de cette union.

Par deux fois au moins donc, il use d’une audace extraordinaire pour arriver à ses fins, et s’étonne lui-même de ses succès qui ne sont pas – ou pas seulement du moins – le fruit de la prudence et du calcul. En véritable sophiste, Richard se montre capable d’inventer le mensonge le plus inacceptable ou d’invoquer la vérité la plus in-croyable, voire de mêler les deux pour parvenir à ses fins, passant sans cesse de la sincérité réelle à une sincérité feinte. Cette manipulation du réel qui en fait de lui le maître passe par un jeu constant de mise en scène de lui-même, car chaque étape de son ascension ou presque est précédée et/ou suivie d’apartés qui révèlent ses véritables intentions et désignent les masques qu’il endosse les uns après les autres à un public imaginaire.

Richard III - Lady AnneThomas Ostermeier joue particulièrement avec cette mise en scène du personnage par lui-même et révèle la théâtralité de ses manœuvres par des décalages comiques, des effets de connivence avec le public qui désamorcent presque l’immoralité de ses actions par le rire. Richard est sans cesse tourné vers la salle et lui jette des regards torves, complices, quand il ne désigne pas explicitement ses feintes en retournant précipitamment un missel dont la croix à l’envers était devenue une épée ou en faisant du surplace dans l’espoir que les grands du royaume continuent de le convaincre de prendre la couronne alors qu’il prétend se retirer pour prier. Alors que ceux qu’il manipule sont grisés par son humilité, sa souffrance, sa dévotion, telles qu’ils entretiennent des doutes à son égard, le spectateur est quant à lui grisé par son pouvoir, par sa réussite, par son emprise absolue sur leur esprit, et par ce double-jeu, cette hypocrisie qui le fait surpasser Tartuffe, et qui se dévoile avec une franchise déroutante quand il est seul.

Dans la puissance de ce discours dont on mesure à chaque instant le caractère factice et fabriqué alors même que personne ne le démasque, que tout le monde l’écoute et acte sa perte par cette écoute, réside le caractère spectaculaire de la pièce. Ostermeier le donne à percevoir par une mise en scène très visuelle de cette ascension démoniaque. Au sol, du sable, sorte de bourbier auquel se mêlent des confettis, capable d’assécher le sang des victimes de Richard. Courbé vers cette fange, il en salit tous ceux qu’il approche, les entache de son vice, de sa propre laideur. Celle-ci est particulièrement soulignée, car outre la bosse de rigueur, Lars Eidinger a un pied bot clownesque. Le souci qu’il a de son physique s’exprime aussi par les bagues supposées lui rendre un sourire irréprochable, un masque de cuir noir qui lui enserre le visage, une minerve et un corset. Peu à peu, il désigne lui-même sa propre fausseté en barbouillant son visage d’une pâte blanche, pâte qui devient plâtre et finit par emprisonner ses traits derrière le masque douloureux du souverain.

Richard III - corpsAu cœur de la pièce, malgré son pas claudiquant, il investit l’espace organisé sur deux niveaux et débordé par des allées et venues par la salle, et limite toute référentialité à ce qu’il fait et dit. Les différents lieux engagés dans l’action, du château à la Tour et au champ de bataille, sont réduits à sa seule présence. Et tous ceux qui l’entourent, qui subissent ses manœuvres et se renouvellent pour être tour à tour ses alliés ou ses victimes se confondent dans la neutralité de costumes noirs sans ancrage. Dans ce monde qui ne tourne qu’autour de lui, Richard ne peut donc mourir tué par Richmond pendant la guerre, après avoir été prêt à renoncer à un carré d’as pour avoir un cheval, pour se recaver et pouvoir recommencer une partie. Non, dans cette mise en scène, Richard est tué par lui-même, il devient son propre ennemi, hanté comme Macbeth par les fantômes de ceux qu’il a assassinés et réduit à se convaincre lui-même du bien-fondé de ses actes comme il a essayé d’en convaincre les autres.

Au moment de mourir, Richard reprend donc le micro auquel il se confiait jusque-là. Descendu des cintres, comme un cordon ombilical qui lui permet de communiquer – avec les démons qui l’animent, avec les spectateurs, avec lui-même, avec l’autre qui l’habite et qui se manifeste à lui dans la folie – ce dictaphone, doublé d’une caméra qui permet de projeter des gros plans de son visage morcelé en fond de scène, devient la manifestation de la conscience qui le rattrape et le vainc, au sommet de sa gloire et à la veille de sa chute.

Après Le Songe d’une nuit d’été, Hamlet, Othello et Mesure pour mesure, Ostermeier en vient donc à son tour à cette pièce dont le personnage fascine. Al Pacino avait essayé de décrypter les ressorts de cette fascination dans son film Looking for Richard en mêlant l’interprétation au commentaire… Mais aucune analyse ne peut venir à bout de cet envoûtement provoqué par le spectacle de l’étendue du mal jamais stoppée, de cette recherche effrénée d’un pouvoir effectif digne de celle du Prince de Machiavel – « comment obtenir le pouvoir et le conserver ? » –, ou, dans l’ordre de l’histoire, de celle postmachiavélique du Führer. Plus encore, son amoralité est d’autant plus intrigante qu’elle naît en partie de sa difformité, et qu’elle fait alors de Richard un être paradoxalement humain, presque pardonnable, et simplement pardonnable par son intelligence qui le rend supérieur à tous ceux qu’il détruit.

Richard III - mortLe temps a passé depuis l’époque où Lars Eidinger interprétait Angelo dans Mesure pour mesure (2012) – déjà pris dans un binôme mémorable avec Jenny König, alors Isabella. Le souverain temporaire de Vienne, qui se voulait l’incarnation de la justice et de la vérité dépassé par ses propres vices les a depuis assumés. Mais déjà, Ostermeier réussissait à rendre Angelo digne de pitié, à transformer le tyran en être humain en le montrant lui-même surpris par ses propres sentiments et par le chantage ignominieux qu’il propose à Isabella. Et d’Angelo à Richard, il suffit finalement de pousser le mécanisme de sympathie d’un cran pour amener le spectateur à regretter sa mort, pendu par le pied comme le cochon de Mesure par mesure à son crochet.

Si n’ont pas eu lieu les rituels associés à chaque spectacle – l’inquiétude de l’horaire plusieurs fois vérifiée, l’attente, le placement, la (re)découverte de la salle et l’appréhension de la scène dans son ensemble, l’émotion en direct et les applaudissements… – la captation d’Arte joue malgré tout son rôle de substitut. Loin d’être limitée à quelques caméras face à la scène elle la pénètre en proposant des gros plans, mais aussi des points de vue plongeants depuis les cintres – notamment au moment des malédictions que lance la reine Marguerite contre les grands de la cour et contre Richard – ou en révélant la batterie située à droite de la scène, qui rythme la marche infernale de Richard. Le film créé va même jusqu’à interroger la perception par ces différents regards qui démultiplient les approches de la scène et par le doute qui saisit face aux images à peine esquissées et projetées sur la scène qui indiquent le retour progressif de la conscience et la naissance des cauchemars de Richard, et qui ôtent toute profondeur au plateau et ramène à la surface plane de l’écran.

F.

Pour en savoir plus sur « Richard III », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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