« Hacia la alegría » d’Olivier Py à l’Autre Scène du Grand Avignon – Transcendance par l’immanence

Alors que Lear finit de se jouer dans la Cour d’honneur, Olivier Py, qui « n’a jamais cessé de prouver sa fidélité au théâtre public et à la décentralisation » (cf. programme), propose en même temps Hacia la alegría à L’Autre scène du Grand Avignon. Cette autre scène est à 12 km du centre, mais cette fois – contrairement au Ubu d’Olivier Martin-Salvan –, une navette est bien mise en place pour emmener les spectateurs hacia Vedène, sortis de la ville pour entrer dans une autre ville, celle traversée à toute allure par le personnage. Toutes les réserves que l’on peut avoir face à ce spectacle sont presque transcendées par l’absence même de transcendance que l’on aurait pu attendre, absence qui nous laisse à notre place avec une humilité qu’elle au contraire on n’attendait pas.

Hacia la alegría - chambreLa ville est au cœur du projet Villes en Scène mené par la Culture de l’Union européenne, qui pose la question du vivre-ensemble par le théâtre – un projet qui a suivi Py de l’Odéon à Avignon. Et c’est dans ce contexte que le Teatro de La Abadia de Madrid a proposé à ce dernier de créer un spectacle. Puisant dans le déjà écrit, Py a alors adapté le premier chapitre de l’un de ses derniers romans, Excelsior (publié chez Actes Sud), avant de le soumettre à la traduction de Fernando Gomez Grande. Ne se contentant pas d’être auteur, Py accumule les casquettes sur son propre chef et signe aussi la mise en scène du spectacle (au point que l’autre artiste à paraître en quatrième page de la feuille de salle est Pierre-André Weitz, qui signe la scénographie).

Dans Excelsior, qui signifie « plus haut » en latin, « plus élevé », un homme est soudainement réveillé par un bruit sourd, un big bang originel qui le met en branle et le presse hors de chez lui et hors de lui-même. Le temps de s’habiller, le voilà qui court à travers la ville et parcourt ses différents espaces – les quartiers chics, la zone commerciale, les quartiers pauvres, la zone industrielle. Et tandis qu’il court à n’en plus pouvoir, à s’abîmer dans la course et dans ses heurts avec la ville, à se déchirer sur ses crêtes et dans ses anfractuosités, à se battre contre elle et contre lui-même, il parle et part à sa propre recherche. Sa vie entière de cinquantenaire accompli est mise en perspective dans cette fuite, jusqu’à ce qu’il trouve la lumière au cœur sombre d’une décharge publique.

Hacia la alegría - murTel est donc le premier chapitre du roman, que Py adapte. Mais l’adaptation consiste en réalité à transformer le « il » en « je », comme si cela suffisait, comme si cela n’impliquait pas également une modification plus profonde de la langue. Du recul synthétique permis par un narrateur à distance d’un « il » à l’immersion dans un « je » qui se parle à lui-même, il y a tout un monde – celui révélé par Edouard Dujardin, avec Les Lauriers sont coupés, première œuvre mettant en scène le monologue intérieur tel que l’auront consacré Joyce, Woolf ou Faulkner à sa suite. Dans cette transposition mécanique, le « je » conserve donc la distance qu’il devrait lui être impossible de garder avec lui-même, à moins de parler au passé, une fois les événements dépassés. Se trouve là un point d’achoppement dans le geste d’adaptation, car le comédien, Pedro Casablanc court à travers la ville recomposée sur scène et fait entendre une langue qui se trouve hors de la course, ou au-delà d’elle, et la mise en corps de cette langue, aussi juste soit-elle, ne suffit pas pleinement à outrepasser cette contradiction – que l’on n’aura d’autre choix que d’accepter.

Noir. Quatre musiciens entrent à jardin et s’installent devant leurs pupitres, avec leurs instruments à cordes. Ce sont les membres du Nelson Quartet, qui n’interprètent pas du déjà-écrit, eux, mais qui ont composé leur partition pour le spectacle, s’accordant au texte, à la scène, et au comédien. Les premières notes retentissent et aussitôt une autre matière sonore se superpose à elles, un bruit sourd et indistinct – comme les vibrations du métro qui font parfois trembler l’Oratoire du Louvre en plein concert. Les choses sont d’emblée posées : leur musique est reléguée à l’arrière-plan, comme elle peut l’être à l’opéra lors des récitatifs, simplement présente pour souligner le rythme de la parole, qui domine, mais pas vraiment offerte à l’écoute pour elle-même. Mise à part une traversée de la scène pour passer côté cour, pas vraiment justifiée, les musiciens se feront donc vite oublier.

Hacia la alegría - musiciensOubliés dès le moment où deux régisseurs viennent ouvrir la tour noire qui trône au milieu du plateau pour révéler un intérieur pauvre. L’homme qui l’habite se lève et redouble chacun des gestes qu’il décrit – « Je suis assis sur le lit, nu, et j’ai mis mes mains en pavillon autour de mes oreilles, j’ai écarquillé les yeux pour traverser la nuit et me rendre en pensée jusqu’à l’origine du choc ; tout au moins pour savoir si j’ai rêvé ou non ». La voix caverneuse, cet homme paraît un homme du souterrain, un de ceux qui ont renoncé au monde par défiance, torturé par le mystère de l’existence. Mais penché vers la fenêtre qui donne sur la ville, il évoque le Bernardo Soares du Livre de l’intranquillité, semi-hétéronyme de Pessoa qui survient avec la fatigue et la somnolence, observateur distancié du dehors, sensible aux moindres altérations climatiques, à l’écoute de la ville.

Mais soudain, l’homme prend une nouvelle allure encore quand il décide de sortir et de marcher la ville, l’allure du narrateur bernhardien – pas si lointain de Soares – qui court à travers Vienne dans les dernières lignes de Des arbres à abattre : « et je courais par les ruelles comme si je fuyais un cauchemar, de plus en plus vite, vers le centre de la ville […] et tout en courant je pensai : cette ville à travers laquelle je cours, pour effroyable qu’elle me paraisse et m’ait toujours paru, est décidément quand même la meilleure ville pour moi ». La nuance est alors que la révélation n’est pas concomitante de la course ici, mais qu’elle arrive au bout de la course, initiatique.

Hacia la alegría - routeDès lors, « deux choses impossibles à représenter sur scène, dit Py : la totalité d’une ville et un acteur qui court ». Loin d’y renoncer, de se fier au texte seul ou de trouver un mode métaphorique, il tente avec Pierre-André Weitz de relever le défi de la représentation mimétique. Pour ce qui est de la course – comme si on n’avait jamais vu un comédien courir sur scène avant cela, et comme si le « faire semblant » était inenvisageable –, aucun problème, le monde moderne a trouvé avant eux le moyen de faire courir les gens sans qu’ils se déplacent d’un pouce. Au sol donc, sur une surface étroite, un tapis roulant. Un tapis roulant sur lequel sont dessinées des bandes blanches qui défilent, pour signaler la route. A plusieurs reprises donc, Pedro Casablanc viendra faire son sport pile en dessous du panneau des surtitres – qui débitent aussi vite que possible la traduction du texte que le comédien mord à pleines dents, car pour une fois le français est la langue d’origine du texte et donc il n’est pas question d’en retrancher un mot –, s’épuisant dans l’effort couplé au piétinement qui dérègle le cerveau paraît-il, qui ne comprend pas pourquoi il fait du surplace malgré la tentative de déplacement à laquelle il travaille.

Ce n’est là qu’une première trouvaille par rapport à toutes les autres surprises qui nous sont encore réservées. La marche du comédien sera ainsi exprimée par de lents clignotements de part et d’autres de la scène supposés suggérer des lampadaires, ou par des carrés de lumière de couleur crue qui balaient le sol, désignant des vitrines de magasins. Les passages, les murs, les détours seront quant à eux figurés par le déplacement des deux parois initiales, manœuvrées par de nombreux régisseurs tout en noir, qui reconfigurent l’espace traversé. Leur rôle est loin de s’arrêter là – et on en vient à se demander si cela a encore du sens de parler de solo quand leur présence est telle –, car ils vont encore donner à Pedro Casablanc un peu de faux-sang par-derrière pour qu’il s’en essuie la joue au moment de dire qu’une branche lui a déchiré le visage, ou tendre de grandes bâches noires pour donner à voir la décharge publique, ou faire voler une couverture de survie dorée et l’en recouvrir, ou même venir le peindre de peinture noire grâce à un pulvérisateur…

Hacia la alegría - régieLe mode adopté est celui de l’illustration, mais l’illustration qui se laisse de plus en plus voir parce qu’il est impossible de faire autrement et qui du même coup désamorce elle-même l’effet qu’elle veut produire. Une illustration primaire, systématique, qui en outre dispense de tout effort d’imagination, qui la limite même. La seule chose sur scène qui s’élève un peu au-dessus de ce mode, qui est un peu excelsior, est le fond incurvé de la scène. Sa matière apparemment tendue mais en réalité souple produit des reflets de lumière psychédéliques et des jeux d’ombre par transparence qui permettent de dépasser l’image première de la scène, d’atteindre un peu les sphères intérieures et infernales dans lesquelles entraîne le texte.

Celui-ci laissait par son titre présager un parcours vers la joie, une joie que l’on pressentait toute spirituelle. Mais Py nous prend cette fois de court en donnant à voir une joie bien plus terrestre. Et avant cela, la fuite en avant de l’homme hors de la ville faisait anticiper un retour à la nature à la Rousseau, à un rejet de la civilisation au nom de la vertu. Mais là encore, un peu de subtilité. Et si l’on a bien, au moment de traverser les quartiers des plus démunis, une célébration de la pauvreté inspirée de la pensée des ordres mendiants fondés par François d’Assise, à l’image du Christ pauvre, l’homme ne s’arrête pas là. Il poursuit sa course non pas jusqu’à la forêt originelle, qui assure la purification, mais jusque dans une décharge publique, jusqu’au cœur du chaos, non pas originel lui, mais bien moderne. Les enfers ne sont plus figurés par les âmes en peine qui l’habitent et qui subissent leur châtiment comme chez Dante, mais par une navigation solitaire au cœur des rebuts de la civilisation.

Hacia la alegría - fondLà, l’architecte qui a tant bâti, qui a vu son théâtre construit en périphérie de la ville saccagé par les habitants au nom de secours plus essentiels – et Py de faire le rapprochement avec la FabricA à Avignon… –, atteint ce qu’il a poursuivi sans le savoir. Il retrouve une énergie brute et revient dans le nouvel espace qu’il entreprend d’habiter à l’art essentiel des ombres, un briquet à la main, ramené à un geste artistique antérieur à Lascaux même. L’homme des grandes constructions à plusieurs plans est réduit à lui-même, à l’appréhension de son propre corps grâce à l’élément feu. Et s’il est un instant question de culpabilité, aucun message transcendant ni mystique ne vient donner sens à ce parcours, l’inscrire dans une pensée chrétienne qui permettrait une ressaisie miraculeuse.

Cette fin en suspens surprend donc, mais c’est pour le mieux. Peut-être est-ce parce que l’on est obligé de renoncer à lire de nombreuses phrases pour se concentrer sur la scène que la transcendance n’a pas eu lieu, ou peut-être est-ce un effet de cette adaptation limitée au premier chapitre de l’œuvre… Mais quoi qu’il en soit une révélation qui aurait voulu engager un processus réflexif de reconstitution du sens a posteriori et qui nous aurait probablement tenus à distance nous est dispensée. L’humilité de ce dénouement – qui doit beaucoup à l’effet d’un jeu d’attentes déjouées – laisse l’homme là où il est, noyé dans ses ordures, convaincu d’avoir trouvé la lumière mais une lumière immanente. Et cette immanence là nous parle de nous-mêmes, nous renvoie à notre condition, et paraît finalement d’une honnêteté imprévisible.

F.

Pour en savoir plus sur « Hacia la alegría », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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