« Thyestes » d’après Sénèque aux Amandiers : adapter ou s’adapter

L’Australien Simon Stone vient pour la première fois en France cette année, accueilli aux Amandiers de Nanterre pour présenter Thyestes, pièce créée il y a cinq ans. Le programme indique que le spectacle a été conçu « d’après » la pièce de Sénèque du même nom, et tout se joue là, dans cet espacement soigneusement cultivé entre un metteur en scène de 30 ans en 2015 – 25 ans à l’époque de la création – et une pièce du Ier siècle après Jésus-Christ inspirée de la fresque mythologique des Atrides. Simon Stone invite le spectateur à faire le grand écart, à procéder lui-même au travail d’adaptation afin d’envisager notre époque au travers de ce mythe.

Thyestes - débutUne fois entrés dans la salle transformable, le personnel des Amandiers invite une partie du public à se rendre derrière la scène, révélant le dispositif bifrontal qui structure l’espace. Le public se trouve de part et d’autre d’un grand bloc noir, sur lequel brillent simplement des lettres oranges qui indiquent « Thyestes », puis le spectacle commence avec un Introïtus retentissant, tandis que le texte lumineux se met à défiler pour rendre compte de l’histoire du personnage éponyme et de son frère Atrée.

A intervalles réguliers, entre chaque scène, seront ainsi rappelées les grandes étapes du mythe, qui comme souvent avec les Atrides est constitué d’une série de malheurs, enchaînés sur le mode d’une surenchère dans l’horreur. Fils de Pélops, roi de Mycènes, et d’Hippodamie, Thyeste est chargé par sa mère de tuer avec son frère Atrée leur demi-frère Chrysippe, que Pélops a nommé héritier du royaume à leur place. Bannis de la ville à la suite de leur acte, ils y reviennent après la mort de leur père et décident de régner à tour de rôle, d’une année sur l’autre. Peu après le mariage de son frère, Thyeste séduit sa femme, Erope, et quitte à nouveau Mycènes pour échapper à sa colère, jusqu’à ce qu’Atrée l’invite à revenir et lui offre un repas en signe de réconciliation. Après avoir vu Thyeste manger, le roi lui révèle qu’il vient de se délecter de ses propres enfants qu’il a tués pour se venger. Athée prend ensuite pour deuxième épouse sa nièce Pélopia, et de leur union naît Egisthe, qui vengera son oncle et grand-père Thyeste en tuant Atrée, et sera à son tour porteur de la malédiction qui frappe les Atrides, nommés après son père.

Thyestes - AtréeSi tous les détails de cette histoire sont rappelés entre deux scènes, livrés par la lecture au spectateur sur un fond sonore intense, c’est que la représentation en elle-même, les dialogues des comédiens et les situations données à voir, ne correspondent pas – à première vue du moins – à ce canevas. La première séquence donne à voir trois hommes en habits de tous les jours, sans autre signe véhiculé que la contemporanéité, un verre de rouge à la main et un iPhone dans l’autre. Ils sont dans un espace blanc, vide, une boîte étroite ouverte sur deux côtés pour laisser pénétrer le regard des deux parties du public, qui servent d’arrière-plan l’une à l’autre. Aucune de leurs paroles ne révèle leur identité, au point que pendant près d’une demi-heure, ils ne sont que trois individus parlant de leurs conquêtes féminines.

Ainsi, l’un relate d’abord son voyage au Guatemala, initialement prévu avec sa nouvelle copine mais où il s’est retrouvé seul car il est arrivé un mois trop tôt, ce que lui a appris un échange sur Twitter. Un autre raconte sa dernière rencontre avec une chanteuse lyrique, son expérience de l’opéra avec un écouteur caché dans la manche rediffusant un documentaire animalier, et leurs premiers rapports sexuels, prometteurs. Le troisième individu écoute ce débit ininterrompu de paroles et y réagit comme à distance, ne cherchant pas à imposer sa voix dans ce flux, dans la cacophonie produite par les deux autres, qui sans cesse surenchérissent, s’interrompent l’un l’autre, réagissent en continu, surimposant leur voix à celle de l’autre, avec une volubilité sarcastique qui rend bien compte de nos modes de communication actuels. L’échange suit son cours, sans structure, sans dynamique lisible, avec une gratuité réjouissante qui fait perdre de vue le cadre de la pièce – ceci jusqu’à ce qu’un regard complice et un flingue orienté vers le troisième désigne enfin les deux frères d’une part et Chrysippe de l’autre, tué sans aucune raison apparente alors qu’il recherche dans son iPhone une nouvelle musique à diffuser.

Thyestes - trioAprès ce long prélude, deux pans noirs redescendent et referment la scène sur elle-même, faisant d’elle une boîte noire, tandis que les panneaux de surtitres prennent le relais, comme des cartons sur un écran de cinéma, annonçant la suite de l’histoire des deux frères. Cette alternance invite à lire ce qui a lieu sur scène comme un équivalent de l’épisode résumé en quelques lignes en amont, quelle que soit la distance qui semble les séparer, aussi incompatibles puissent-ils paraître. Les interruptions sont par la suite plus régulières, avec des séquences qui ne durent parfois que quelques minutes, là où d’autres s’étendent dans le temps. Ces retours au texte servent autant à faire progresser le récit – là où la représentation ne donne à voir que des situations, plutôt statiques, selon l’esthétique du tableau plutôt que de la scène –, qu’à reconfigurer le plateau. Sans qu’aucune ouverture ne soit jamais révélée sur les côtés, sans qu’aucun accès à des coulisses ne soit discernable, apparaissent avec la simplicité de la magie une table de ping-pong, un fauteuil, un piano à demie-queue ou encore une table de  repas, avec casseroles, couverts et chaises. Le procédé de transformation reste jusqu’au bout irrévélé, et l’on repart de la salle sans avoir percé ce coup de passe-passe fascinant.

Sans jamais se rapprocher d’une représentation illustrative, sans jamais établir un rapport d’équivalence explicite entre le texte et l’action scénique, Simon Stone joue de cette confrontation et ouvre au maximum les possibilités de lectures et de sens. Le caractère tyrannique d’Atrée s’exporte sans peine jusqu’au XXIe siècle, détraqué par la coke et le « champagnie » comme le donne à voir Ewen Leslie, et de la sphère publique à la sphère privée, de la recherche avide du pouvoir aux crimes purement personnels et à la violence conjugale. Les effets de décalage sont encore accrus avec la mobilité du rôle de Chris Ryan, qui est tour à tour Chrysippe, Erope et Pélopia, passant d’un sexe à l’autre, révélant les pulsions homosexuelles d’Atrée, et se prêtant docilement à l’obscénité de ses délires sadomasochistes.

Thyestes - repasLe metteur en scène prend plus de liberté encore dans le traitement du mythe, en ne suivant pas l’ordre de ses étapes. Après la scène 6, au cours de laquelle Thyeste séduit la femme d’Atrée, un bond est fait jusqu’à la mort de ce dernier, avant que les jalons ne soient reparcourus en sens inverse de 12 à 7. Ceci pour finir avec le cœur du mythe, son épisode le plus mémorable et le plus terrifiant, le repas de réconciliation apparente des deux frères et la vengeance d’Atrée. Le rythme de la narration s’accélère jusqu’à cette acmé, qui couronne le spectacle par sa violence, avec la délectation impitoyable d’Atrée – qui répète sans s’arrêter « remember, remember, remember… », assénant cette mémoire qui est à l’origine de sa vengeance – et l’expression de la douleur insoutenable de Thyeste, interprété par Thomas Henning jusque-là tout en retenue.

Faisant se côtoyer la musique classique et les derniers tubes à la mode, l’antiquité et Twitter, la synthèse atemporelle du mythe et le flux sans interruption de notre époque, Simon Stone se positionne en lecteur de Sénèque du XXIe siècle et s’appuie sur ce qu’il connaît pour donner du sens à ce qu’il lit. Il propose en retour cet amalgame brut, qui s’apparente davantage à un prisme de lecture posé sur le monde contemporain – comme la scène est superposée à l’image du public qui se trouve face à nous, qui nous renvoie à nous-mêmes –, une grille d’interprétation pour en souligner non sans humour la vacuité, les excès, les pulsions, les tabous, les violences, la barbarie tétanisante, et le manque cruel de sensibilité face à tout cela.

F.

Pour en savoir plus sur « Thyestes », rendez-vous sur le site des Amandiers de Nanterre.

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