Notes et contre-notes sur « L’Avenir est dans les œufs » (2/2)

Jacques père s’extrait aussitôt de ce mode comparatif, concurrentiel sans cesse mis en place par les Robert, et annonce qu’il a une déclaration solennelle à faire. Deux groupes se forment alors, les Jacques d’une part et les Robert d’un autre, mais ces derniers sont placés à l’arrière-plan, ce sont les Jacques que l’on va entendre, mises à part les réponses dociles de Roberte de temps à autres : « Oui, papa, oui, maman… ». L’attention est donc orientée vers la famille de Jacques, qui reste ainsi au cœur de la scène et de la pièce, parce qu’ils sont en supériorité numérique mais aussi parce que Jacques père a un argument efficace à présenter à son fils pour le ramener au réel. Il lui annonce ainsi qu’il a une « cruelle nouvelle » à lui annoncer, et aussitôt sa mère pleure sans distinction, grossièrement. Jacques père ménage sa révélation et prend des précautions, en invitant Jacques à comprendre de lui-même ce dont il s’agit en désignant sa grand-mère et le voile noir qu’elle porte. Mais Jacques ne voit rien, encore aveuglé par l’amour, encore incapable d’affronter le monde, ou du moins de le lire, ce que souligne sa mère en disant qu’il est encore dans « l’âge heureux », celui de l’insouciance. Jacques grand-mère dit alors explicitement qu’elle est « tout endeuillée », mais Jacques ne connaît pas même le mot, et ne comprend pas les larmes des femmes, qui jouent ici le rôle de pleureuses. Alors que Jacqueline lui a fait prendre conscience de son essence « chronométrable » dans Jacques, de sa finitude, Jacques s’est tant oublié dans les bras de Roberte qu’il a tout à réapprendre. Sa méconnaissance du monde est telle qu’il semble en avoir vécu à l’écart.

Les précautions oratoires des parents deviennent alors des circonlocutions, des commentaires sur sa réaction, des gloses de la situation, inexplicites pour Jacques. Jacques père exprime à cette occasion sa satisfaction nouvelle à l’égard de son fils, qui a réparé ses fautes de jeunesse, mais la révélation – évidente pour le lecteur-spectateur – tarde donc à venir, et même au moment où il annonce « Voici donc quelle est, en peu de mots, l’affreuse vérité », il pose une nouvelle question à Jacques pour lui faire deviner. Il l’invite ainsi à constater l’absence de son grand-père, qui ne chante plus, et montre qu’il est placé derrière un cadre. Il va jusqu’à rappeler son amour pour lui, jusque-là simplement deviné, parce que le grand-père incarnait dans Jacques la sagesse du fou non entendue : on voit bien là que L’Avenir est indissociable de Jacques, que les références se multiplient d’une pièce à l’autre.

Jacques grand-père a beau être mort, il communique avec Jacques depuis son cadre, et lui fait des signes amicaux – comme un des personnages dans le dernier spectacle de Marthaler d’après Labiche, Une île flottante, spectacle dans lequel il démultipliait les procédés comiques et s’inspirait largement de l’absurde. Jacques ne comprend toujours pas, et ses parents, plutôt que de lui annoncer la vérité, veulent encore lui faire prendre conscience de la situation par lui-même. Ce faisant, ils le ramènent à la réflexion qu’ils voulaient faire cesser en lui, qui était la source de sa rébellion à leurs yeux, dont ils voulaient l’empêcher. Leur tentative évoque la maïeutique socratique, l’accouchement de l’esprit, la révélation des connaissances par des questions. Néanmoins leur méthode n’est pas didactique, ils vont jusqu’à dire à Jacques les questions qu’il devrait poser pour comprendre la situation, pour obtenir les réponses qu’ils ménagent, tandis que Roberte répond toujours positivement aux recommandations de ses parents que l’on n’entend pas.

Cette annonce de la mort du grand-père apparaît finalement comme une mise en scène soigneusement préparée, dont le but est de produire un électrochoc, une réaction radicale qui ramène Jacques à la raison. Mais une fois de plus, Jacques les déçoit, ne réagissant « en aucune façon ». Sa conscience de la mort a été étouffée dans les bras de Roberte, il se montre donc indifférent, absenté du monde et de ses pensées par le plaisir sexuel, qui agit comme une drogue qui dépersonnalise, étrangéifie à soi-même. Comme l’aveu de Jacques dans la première pièce, la révélation tant attendue est répétée à de multiples reprises, par tous les membres de la famille, et ces répétitions s’accompagnent de gestes, de coups de coudes, supposés inviter Jacques à dire quelque-chose. Les Robert s’interrompt aussi dans leur laïus à leur fille pour lui apprendre à son tour que le grand-père de Jacques est mort, mais elle réagit avec la même indifférence, répétant inlassablement « Oui, papa, oui, maman ». Jacques père demande à son fils s’il n’entend pas la nouvelle, et Jacques assume le déni, le rend explicite en répondant : « Non. Je n’entends pas que grand-père est mort ». Cette appropriation de la nouvelle constitue néanmoins une étape pour les parents, qui entreprennent alors de faire venir chez lui la réaction appropriée.

Au nom des conventions sociales, pour l’inscrire dans la normalité, sa mère l’encourage donc à pleurer, invoquant sa corde sensible. Jacques revient progressivement à lui : il tombe dans les bras de Jacqueline, le visage immobile, tandis que sa famille guette un signe de sa part. Les larmes ne venant pas assez vite, sa mère l’encourage, exprime le désir de vouloir contrôler ses sentiments, de le formater de l’intérieur : « Pleure ! Allons, Jacquot, allons, pleure ! ». Avec ce surnom, elle l’invite à être aussi bête qu’un perroquet, à répéter sans réfléchir les paroles et les émotions de ses parents, et même plus encore à reproduire leur modèle sans réfléchir. Ces encouragements de la mère manifestent son inquiétude de le voir sans réaction, et elle insiste tant, que Jacques finit par éclater en sanglots. On ne sait quelle valeur attribuer à ces larmes, sollicitées avec tant de force, qui procurent du soulagement à la famille alors qu’ils ont eux-mêmes programmé cette réaction, mais qui s’inscrit dans l’ordre des choses à leurs yeux. La facticité de ses larmes est évidente lorsque Jacques s’arrête et sourit, avant que sa mère ne lui ordonne de continuer, « Encore ! », l’invitant à poursuivre la mascarade, à laquelle il se prête sans réfléchir, abêti par ses années dans les bras de Roberte. Ses larmes peuvent ainsi justifier les répliques préparées par sa famille, et sa mère, sans transition, dit alors : « Mon cher enfant… Comme il souffre !… ». Encore une fois, Jacques a été sommé de jouer son rôle, pour que chacun puisse à son tour dire son propre texte. Le discours de la mère devient même performatif, quand Jacques se met à pousser des cris de douleur, comme si c’était que son attitude soit en phase avec ce qu’elle dit.

Ses larmes amènent à des larmes collectives, et on perçoit là que le but de faire pleurer Jacques était de rétablir une unité dans la famille, de former un chœur harmonieux. Ionesco indique ainsi en didascalie : « Les Jacques pleurent tous. Le père essuie dignement ses larmes ». C’est alors le moment que choisissent les Robert pour inviter leur fille à présenter ses condoléances, ou plutôt ses « cordoléances », mot dans lequel on entend doléances, les plaintes, et la corde qu’il s’agissait de faire vibrer. Roberte s’exécute aussitôt, et l’on voit alors que les condoléances font également partie de la mascarade sociale, comme les présentations de mise lorsque l’on rencontre quelqu’un que l’on ne connaît pas – « Enchantés », disent les Jacques -, ou comme lorsqu’on parle de la pluie ou du beau temps. Cette proximité avec d’autres situations de sociabilité basiques est soulignée par le fait que tous se réjouissent de voir fonctionner à merveille la machine sociale, parfaitement huilée pour une fois, alors même que le motif devrait désoler.

Comme s’il s’agissait d’un jeu, comme s’ils suivaient une règle précise, ils se transmettent leurs condoléances les uns aux autres comme dans une ronde, formant progressivement un groupe de plus en plus important, jusqu’à ce que tous ensemble ils finissent par présenter leurs condoléances à Jacques, en l’entourant comme au tout début de la première pièce. Mais ici, loin de se taire et de résister, il les remercie à son tour, tout en exprimant sa douleur. La répétition des condoléances amène à une démultiplication des remerciements, et l’échange permet de faire la démonstration de rapports cordiaux, fluides. Jacques, affaibli, soumis, intègre donc le groupe pour la première fois, et suit les autres lorsqu’ils entreprennent de présenter leurs condoléances au grand-père, au mort, qui se tient derrière son cadre. Il ne manifeste alors sa singularité que par ses pleurs, son émotion, qui paraît plus sincère que celle des autres. Le grand-père, loin de se tenir immobile et coi, répond alors en saluant de la main de façon antiréaliste au possible, comme le pape ou la reine d’Angleterre, et en répétant « Cordoléances ! Cordoléances !… ». L’excès est encore de mise, et la présentation des condoléances reprend une nouvelle du grand-père à Jacques, jusqu’à vider pour de bon le mot de tout son sens, jusqu’à le désémantiser et le réduire à un groupe de sonorités rythmé, mélodieux, mais aussi agressif. C’est comme si le but de cette répétition incessante était d’abattre Jacques, qui en effet s’effondre, et qu’on assoit alors sur une chaise.

Jacques hurle, pousse des cris d’animal, semblables à ceux d’un cochon qu’on mène à l’abattoir. Jacques père reproche alors à sa femme d’avoir trop fait vibrer « sa corde », prenant l’expression dans un sens propre. Jacques est ému, littéralement, mis en mouvement, au point d’émettre un son puissant, que Jacques père voudrait faire arrêter. Jacqueline, qui agit encore une fois, à la place de la mère, lui crie alors qu’il indispose tout le monde, alors même que c’est eux qui ont provoqué cette réaction. Roberte mère va jusqu’à dire qu’il exagère, indiquant que l’émotion que doit exprimer Jacques doit également être mesurée, socialement acceptable, pour ne pas embarrasser ceux qui l’entourent. Jacques mère, sans un mot donne alors une « puissante gifle »  son fils, assumant sans manières la violence jusque-là latente, difficilement contenue dans le discours. Alors qu’il semble improbable que Jacques s’arrête de pleurer grâce à une gifle, c’est pourtant ce qui se passe, le geste est efficace, et tout le monde félicite Jacques mère. La démultiplication des félicitations et des bravos rejoue celle des condoléances, et suggère que Jacques mère a accompli un exploit, celui de calmer son fils, comme si elle l’avait fait avec douceur et psychologie, ou plutôt comme si elle avait maîtrisé une machine qui s’est emballée en lui donnant un grand coup. Jacques père met fin à ce nouveau mouvement, à ces nouvelles effusions, et il rétablit l’ordre, aussitôt en place, marqué par un silence.

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Jacques père exprime alors le désir de faire connaître à son fils les circonstances de la mort du grand-père, rétablissant une fluidité, une logique dans la situation, largement interrompue par cette démonstration d’émotion, en grande partie factice. C’est le moment que choisit le grand-père pour faire un signe et quitter son cadre, pour intervenir dans la situation. Jacqueline annonce qu’il parle mieux depuis qu’il est mort, ce que l’on peut mettre sur le compte de sa libération des conventions sociales aliénantes. Le mort entreprend alors de « raconter lui-même les circonstances de son décès », et un nonsense aussi assumé n’est pas sans évoquer Alice au pays des merveilles de Carroll. On voit avec cette scène que l’absurde va bien au-delà du langage, à moins que l’on décide d’attribuer une autre valeur à la mort du grand-père. On peut faire l’hypothèse  que sa mort n’est que sociale, malgré le fait que les personnages se bouchent le nez à son approche, suggérant une mort physique, une putréfaction de son corps, ce qui et confirmé par la suite du dialogue.

Au milieu de l’assistance, l’aïeul donne à voir une fausse contenance, une fierté d’enfant à être écouté mais une timidité tout aussi grande qui l’empêche de parler comme il faudrait. Il propose alors de chanter, comme avant, mais il est aussitôt arrêté par sa femme, comme Assurancetourix dans les albums de Goscinny et Uderzi, à qui on répète sans cesse « Non, tu ne chanteras pas » comme ici, avec plus ou moins de violence. Sa femme souligne qu’il est mort, et qu’en plus il est en deuil – de lui-même ? – et l’invite à respecter son propre deuil. On peut penser qu’en réalité le grand-père a été tué par les autres, qu’ils lui ont fait croire à sa propre mort pour le faire taire et qu’ils l’ont relégué derrière le cadre, ce qui expliquerait qu’il soit encore capable de bouger et de parler. L’hypothèse est confortée par le fait que les parents entendent depuis le début maîtriser les mariages et les naissances, et que leur prétention va peut-être jusqu’à maîtriser la mort – comme dans les jeux d’enfants, « Mais tais-toi, t’es mort, toi » -, elle qui pourtant les angoisse et les amène à se réfugier dans les conventions sociales.

Empêché de chanter, le grand-père refuse de raconter sa mort et menace de ne plus rien dire, et même de ne plus jamais s’offrir à leur vue – comme Jacques père dans la première pièce, qui annonçait un départ irrévocable. Peut-être qu’on assiste là à sa mort, rejouée devant Jacques et Roberte, mort qui n’a lieu que dans le discours alors qu’on l’empêche de chanter. Et dans ce cas, sa mort est en effet sans douleur, et ses paroles résonnent avec force : « ça s’est très bien passé, trépassé… J’étais juste en train de chantonner… ». Son refus se conclut avec le « Na » d’enfant que Jacques a déjà fait entendre auparavant, marquant leur proximité. Comme son petit-fils, le grand-père donne à voir une forme de rébellion, d’isolement, mais qui est dans ce cas voulu par les autres, et donc accepté : Jacques grand-père a joué son rôle, il s’est marié et a fait des enfants, il importe donc peu qu’il se retire du monde. Alors qu’il réintègre son cadre, sa femme dit : « Toujours aussi têtu ! ça ne lui a rien appris », en parlant de la mort. On peut comprendre là qu’elle aurait dû être un moyen de le rendre docile à son tour, et peut-être qu’ils seraient allés jusqu’à le ressusciter s’il avait accepté d’arrêter de chanter. Cette scène condamne Jacques grand-père à son cadre, qui montre un air renfrogné et boudeur, comme celui d’un enfant consigné, puni par ses parents.

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Jacques père ramène encore une fois l’attention de Jacques sur ce qui est véritablement en jeu : il se sert du grand-père comme d’un support de démonstration, et l’enchaînement est tel qu’on peut également envisager que tout cela n’est qu’une mise en scène pour convaincre Jacques et Roberte de produire, de se reproduire, que peut-être que Jacques grand-père joue un rôle qu’il accepte en partie d’assumer, qu’il est simplement frustré de ne pouvoir ajouter le chant à la parole dans son texte. La leçon tirée par son exemple est la suivante : « tous s’en vont », « Il faut, il faut remplacer ceux qui s’en vont », et l’on ne peut s’empêcher de penser que le processus naturel a peut-être été forcé pour convaincre Jacques plus rapidement, avant même d’attendre la mort véritable du grand-père. Comme si Jacques était un prince, en qui le roi place tous ses espoirs pour la succession de la dynastie, Jacques père dit : « Grand-père est mort, vive grand-père », appelant de ses vœux ce nouveau grand-père, qu’il sera grâce à Jacques, qui remplacera celui relégué derrière le cadre. Sans grande surprise, le vivat est repris en chœur par les autres, sauf par Jacques, qui redevient peu à peu lui-même et demande « pourquoi ? ». A moins qu’il soit encore dans l’incompréhension, il semble ici ne plus prendre pour acquis ce qu’on lui dit et recommencer à poser des questions. Son séjour dans les bras de Roberte n’est pas pour autant sans trace, car il répète à nouveau « pourquoi ? », la question des enfants à la recherche des causes, lorsqu’ils sont prêts à remonter à la cause première, la causa sui qui est à l’origine de la chaîne.

Jacques père affirme alors « Il faut assurer la continuité de notre race », « La continuité de notre race… la blanche ! Vive la race blanche ! ». S’entend là de façon transparente le discours nazi, l’idéal aryen de la pureté et le sentiment de supériorité de la race blanche. Alors que dans Jacques les références sont en grande partie enfouies, refoulées, la dénonciation de la barbarie du fascisme est ici claire, et la pièce est aussitôt projetée dans un contexte précis, celui de l’après Seconde Guerre mondiale. Encore une fois, tous répètent de façon aliénée les paroles du dictateur, et Jacques père poursuit son discours en lui donnant une connotation politique, nouvelle par rapport à Jacques. Il parle de l’avenir de la race blanche, confié à Jacques, de son extension, de sa puissance. L’idée de conquête invoque également l’imaginaire colonial. Mais Jacques brise l’enthousiasme général en demandant innocemment « Comment faire ? », ramené à l’état d’enfant, à sa naïveté première, après son sommeil inconscient avec Roberte, qui prend la forme d’une régression totale avant une renaissance tout aussi pleine.

Jacques père répond à ces questions en termes économiques, en disant qu’il faut empêcher la race de s’éteindre pour qu’elle s’étende, et qu’il faut donc produire. Le discours a des consonances capitalistes lorsqu’il dit : « Tout ce qui disparaît doit être remplacé par de nouveaux produits, plus nombreux, plus variés encore ». L’humain est réduit à un produit, hors de toute singularité, de toute idée d’âme ou d’être, et le but ultime de la production est l’accumulation des richesses. Peu importe que l’homme soit copié-collé sur un mode industriel, tant qu’il y a croissance, démultiplication des produits sans fin. Jacques doit donc « provoquer la production », et ce qui pourrait passer pour une métaphore désignant la reproduction humaine, comme l’entend Roberte, gênée, a en réalité un sens littéral. Loin d’atténuer son malaise, son père la déclare capable, ce à quoi Jacques père répond : « Nous verrons bien si les résultats de ces trois années sont si fameux ! Jusqu’à présent, il n’y paraît guère ». Tous deux sont en demande de résultats, suite à l’investissement qu’ils ont fait sur l’avenir avec l’union de leurs enfants. Roberte se montre de plus en plus gênée par ce discours, ce qu’elle manifeste en prenant des poses extravagantes, avant d’être rappelée à l’ordre par sa mère qui lui annonce qu’elle va lui apprendre. Ainsi aussi peu prise en compte, elle est réduite à l’état de couveuse, de simple ventre producteur.

Deux groupes se forment alors à nouveau, non pas déterminés par l’appartenance familiale mais par le sexe cette fois, avec les hommes d’une part et les femmes de l’autre, afin d’initier les mariés à leurs tâches respectives. Roberte mère se sépare donc de son mari et lui dit qu’elle l’appellera si besoin, « pour l’élément », référence obscure, encore plus étrange avec le partitif « de » adressé à Jacques père – « Vous aussi, on vous demandera de l’élément si c’est nécessaire » – qui suggère la semence masculine, avant que Jacques mère dise aussi en avoir. La question qui se pose est alors celle de la représentation de la reproduction sur scène. La séparation des mariés est douloureuse, Roberte est très démonstrative au moment de quitter la scène, tandis que Jacques semble abêti, exprimant l’envie de pleurer. Jacqueline, qui reste parmi les hommes – ce qui ne surprend qu’à moitié vue sa capacité décisionnaire depuis le début – s’en réjouit, y voyant le signe de l’instinct maternel de Roberte.

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Alors que Jacques s’effondre dans un fauteuil, il est sollicité par les pères qui veulent voir ce qu’il vaut en le mettant à l’épreuve. La figure paternelle est ainsi dédoublée, redoublée, et les encouragements à produire démultipliés. Jacqueline se joint à eux, et dit alors « Pousse », comme une infirmière lors d’un accouchement, alors que Jacques est un homme. Robert père fait appelle à sa fierté mâle pour l’encourager, en lui disant « sois un homme », avant que Jacques père ne profère ses premières menaces. C’est alors que la grand-mère demande depuis les coulisses où ils en sont, ce qui amène ceux qui entourent Jacques à insister de plus belle. Jacques finit par répondre « ça ne vient pas comme ça… on ne peut pas faire ça sur commande… je ne suis pas inspiré », comme s’il s’agissait d’une érection, qu’il faudrait pousser pour faire grossir son sexe. La pression est accrue par la voix de la grand-mère qui annonce que Roberte est prête, ce qui fait dire à ses parents que le problème ne vient pas de leur fille. Jacques père multiplie les reproches et taxe son fils d’être paresseux, et la tension monte avec les cris de Jacqueline qui annonce que « la chose » va arriver, ce que confirme Jacques. L’attente est dilatée par le fait que la grand-mère annonce à Jacques que Roberte ne peut plus attendre, soulignant la mise en condition nécessaire à la conception, à la production qui mêle procréation et accouchement, supprimant toute période de gestation – dans une logique de rendement probablement – et regrettant déjà un problème de coordination. Les attaques de son père et de Robert père à son père, sont plus vives, mêlées à de vagues encouragements, et c’est alors que Jacqueline demande l’aide du grand-père. Celui-ci répond aussitôt : « je m’en fous… je ne suis plus de ce monde… et puis, vous me défendez de chantonner… ça vous apprendra… bien fait… ». Il se venge donc de ce qu’il a subi, et Jacqueline le somme alors de se taire, malgré le respect qu’il invoque pour les morts. Robert père et Jacques père interviennent à leur tour pour le réduire au silence, oubliant toute forme de bienséance.

Tandis que Roberte mère demande depuis les coulisses où ils en sont, Jacques se tord de douleur en se tenant le ventre, suggérant un accouchement, un enfantement, épaississant le flou sur ce qui est véritablement en jeu. Le déplacement de Roberte à Jacques évoque une autre naissance incongrue, celle de Gargantua, par l’oreille de Gargamelle dans l’œuvre de Rabelais. Il semble que l’on assiste alors à une scène de procréation à distance : voyant l’attitude de Jacques, Robert père invite sa fille à « lâcher », et elle se met alors à pousser des cris de poule aigus, tandis que Jacques exprime toujours sa douleur, dans une cacophonie assourdissante, loin des doux ronronnements de plaisir à la fin de Jacques. La joie des mères qui reviennent sur scène indique que l’union a bien lieu, et avant même de voir le résultat, elles se congratulent et pleurent de joie, tandis que Jacques s’évanouit. Ils mettent tous un certain temps à s’en rendre compte, tous occupés à se féliciter les uns les autres, retrouvant la politesse et la déférence qui avait présidé au mariage de leurs enfants.

De manière contre-productive, ils s’amassent tous autour de Jacques pour le réanimer en frottant ses tempes et en lui donnant des petites claques, comme s’il s’agissait d’une dame de cour au corset trop étroit à qui on tend ses sels. Robert père annonce alors « ça y est ! », et demande à ce que soit apportée une corbeille, en vue de l’accouchement imminent. Dans l’agitation générale, on entend encore les cris de poule de Roberte, toujours en coulisse, et Jacques reprend connaissance. Une nouvelle fois, comme après son réveil des bras de Roberte, Jacques est perdu, semblable à un enfant qui a fait un cauchemar, et sa mère le rassure en se désignant avec son mari comme ses « parents chéris ». Jacques semble cette fois avoir pleinement repris ses esprits lorsqu’il dit avec dégoût qu’il veut partir du « château de Roberte », comme si depuis la fin de Jacques il n’était pas dans son état normal, comme s’il ne revenait à lui que maintenant. Mais cette tentative de rébellion est aussitôt perturbée par la production d’œufs lancée. La logique de l’un contre tous est alors évidente, Jacques est effondré dans son fauteuil tandis que tous se réjouissent de l’apparition des premiers œufs, image même de la naissance, de l’origine. Seul le grand-père reste en marge, encore sceptique.

Comme lors du mariage de Jacques et Roberte, les deux familles s’applaudissent et se félicitent, allant jusqu’à pleurer de joie. Pendant ce temps, Jacques grand-mère regarde les premiers œufs et les complimentent, suggérant qu’ils sont des êtres en devenir, qu’ils représentent un état antérieur de l’homme, le premier stade de la vie de l’individu après la fécondation, induisant un nouveau déplacement de l’homme à l’animal, renforcé par le fait qu’il n’y a pas un œuf, mais plusieurs, comme s’il s’agissait d’une portée. Roberte, de qui viennent les oeufs depuis les coulisses, est ainsi assimilé à une poule productrice, comme une vache laitière dont les pis sont branchés à des pompes. Les familles multiplient d’ailleurs les commentaires de marchands, d’agriculteurs, de producteurs, en disant que les œufs sont frais et en évaluant leur valeur monétaire. Le statut de ces œufs est trouble, entre véritables œufs à omelettes et œufs qui sont des hommes en devenir, qui vont assurer la descendance. L’idée qu’ils puissent être mangés fait des adultes des cannibales – ce qu’ils sont sur un mode métaphorique avec leurs enfants. Depuis le début, l’assimilation entre la sexualité et l’oralité prépare cette confusion. Aux différentes cuissons possibles des œufs se mêlent donc des remarques sur leur ressemblance avec leurs parents : à peine nés, les œufs sont inscrits dans la lignée familiale, comme s’ils en portaient les traits de façon ineffaçable, immédiatement chargés du poids de l’hérédité, condamnés. Les Jacques et les Robert se disputent la ressemblance des œufs, et donc l’appartenance à l’une ou l’autre famille, notamment sur l’argument des trois nez – alors même que Roberte I n’en avait que deux. Roberte est quant à elle toujours hors scène dans ce mécanisme de production à distance, comme cela peut arriver lors d’une insémination ou d’une fécondation in vitro.

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Jacques père entreprend de sensibiliser son fils à ses œufs, cherchant à éveiller en lui son instinct paternel, et plus encore le sentiment de possession qu’il devrait avoir à leur égard. Jacques, à peine remis de ces émotions, apprend alors qu’il va devoir les couver, afin de les faire éclore, de mener à bout leur véritable naissance en leur apportant des soins après leur venue au monde. On peut aussi entendre ici un autre sens du verbe couver, être sur le point de tomber malade, ou le substantif couvade, qui peut désigner le fait qu’un homme prend du ventre pour s’habituer à la nouvelle lorsqu’il apprend que sa femme est enceinte. Alors que Jacques mère met en doute sa capacité à le faire vue sa faiblesse, Jacques père refuse de déléguer cette fonction à Roberte, en revendiquant la tradition : « Dans notre famille, c’est le rôle de l’homme ! ». Sans plus de débat, Jacques est donc transporté sur la table-à-couver, « aplati » comme une marionnette qui n’est plus animée par une main qui lui donne corps, vidé.  Roberte mère reprend le refrain de ses reproches à son mari et souligne par sa réaction que couver constitue un véritable honneur, un privilège, que se disputent les familles. C’est comme si se présentait là un choix dans la grossesse, comme dans les couples de femmes homosexuelles, ou comme s’il s’agissait de décider lequel des deux sera parent 1 ou parent 2. L’enjeu est probablement celui de la parentalité, plus ou moins grande, ou en termes économiques de la propriété, de la possession.

Jacques grand-mère, désormais inscrite dans l’action, invite Jacques à couver avec un ton narquois, cruel, semblable à celui de la fourmi industrieuse dans la fable de La Fontaine : « Tu t’es marié, j’en suis fort aise. Il faut couver maintenant ! ». Elle redouble Jacques père en invoquant les ancêtres, tandis qu’au contraire le grand-père rit de la scène depuis son cadre, sans que l’on sache précisément à l’encontre de qui il rit. L’enchaînement invite à croire qu’il met en doute le prétexte des ancêtres qui ont couvé leurs œufs avant Jacques, mais Jacques père détourne aussitôt de lui en donnant une portée internationale et même universelle à cette couvade, au service de l’immortalité. L’envergure de la situation est de plus en plus grande, de la famille à l’humanité – comme celle de l’œuvre, qui porte alors un discours politique clair. Cette cause qui le dépasse considérablement doit encourager Jacques, doit le soumettre, alors que depuis le début il tente d’échapper à la pression du groupe.

Roberte, toujours hors-scène, continue de pondre, tandis que Jacqueline apporte une deuxième corbeille remplie d’œufs, tout droit sortis de Roberte. C’est elle qui a beau faire l’effort, Jacques en donne une image par son épuisement, comme s’il était étroitement lié à elle, comme s’il vivait à distance ce qu’elle vit, par télépathie. Les nouveaux suscitent encore des exclamations de joie, d’émerveillement, et Jacques est soulevé et placé à plat ventre, sur ses œufs. La production devient rapidement extraordinaire, démesurée, infinie, dans un excès qui évoque les films de Charlie Chaplin dans les Temps modernes. Jacques a chaud, il est en souffrance, mais rien ne peut arrêter ses parents qui chantent en chœur « Production ! Production ! », tandis que Jacqueline et Robert père font des allers-retours de plus en plus fréquents des coulisses à la scène, apportant de plus en plus d’œufs, donnant  voir le travail à la chaîne, la chaîne de production. Jacques « souffle bruyamment comme une machine à vapeur », poussé à bout, donnant à voir un mécanisme qui s’enraye, qui menace d’explosion. Un nouveau pic d’intensité dramatique est atteint avec ses bruits et les cris de Roberte – la scène constituant peu à peu un pendant de celle de l’acte sexuel dans Jacques – mais aussi avec le mouvement incessant induit par la surproduction. Jacques père exprime la satisfaction de l’industriel qui s’enrichit, et cette tension croissante, cette montée en puissance ne semble pouvoir se résoudre que de façon négative. Peu à peu, ce n’est plus Jacques qui couve les œufs, mais ce sont eux qui le recouvrent, englouti comme il a pu l’être dans les bras de Roberte par cette production démentielle, qui est peut-être le fruit de leurs trois ans d’amour.

Le dialogue se dissout dans la répétition incessante des mêmes mots et des mêmes gestes, jusqu’à ce que Roberte mère demande « Que va-t-on faire de la progéniture ? ». Les réponses se démultiplient alors, de la nourriture, de l’énergie, des omelettes, des hommes, de la pâte à modeler… L’arrière-plan de la guerre est sensible par la mention des officiers, et s’affirme progressivement la dimension publique de la pièce avec les valets, les patrons, les diplomates, jusqu’à ce que la liste des différentes réponses donnent l’impression que tout un monde est recréé, que ce qui est en jeu est bien la conception d’un univers. Jacques s’apparente alors à Jupiter, père de tous les hommes, élevé au rang de dignité. A distance, depuis son cadre, Jacques grand-père coordonne le mouvement d’ensemble, donne le rythme auquel les réponses doivent être proposées, de plus en plus nombreuses. Peu à peu les différents métiers font place à différentes étiquettes politiques – humanistes, nationalistes, révolutionnaires, populistes, marxistes, matérialistes… – énumérée sans orientation précise, de sorte à produire le sentiment que c’est toute l’histoire qui est évoquée au travers de tous ses mouvements, faisant de l’avenir – supposément contenu dans les œufs – une reproduction du passé dans toutes ses composantes. A ces adjectifs politiques se mêlent des références religieuses ou simplement des objets, produisant un effet d’exhaustivité, de saisie entière du monde, jusque-là absent. Jacques apparaît ainsi comme le garant d’un nouveau monde, qui s’impose peut-être dans le contexte de l’après-guerre, d’un avenir qui le dépasse de beaucoup mais peu prometteur. Il est peut-être l’incarnation de l’espoir après l’horreur, seul en charge avec Roberte du baby boom capable de redonner de l’élan à une nation. Néanmoins la conclusion de Jacques grand-mère fait peser la mort, lorsque elle dit « Et des omelettes ! surtout beaucoup d’omelettes ! », proposition reprise en chœur par le reste de la famille.

Jacques regagne en vigueur et ajoute à la liste que ses œufs seront des pessimistes, adjectif qui manquait en effet, énonçant son héritage. Son intervention produit peut-être l’effet d’une rupture de l’illusion, c’est peut-être le lecteur-spectateur qu’il désigne, et plus largement le legs de la Seconde Guerre mondiale qu’il dénonce. Sa réponse, comme à la grande époque de sa rébellion, provoque l’indignation, est perçue comme une audace, un rappel de sa vraie nature que sa famille avait presque oubliée face à tous ces œufs. Jacques poursuit et accumule les termes négatifs – anarchistes, nihilistes… – désignant des rebelles, opposés au système, assumant son non-sens. Robert père se montre dépité et déplore le fait qu’il ne soit pas fiable, donnant de l’importance à ses paroles, suggérant qu’elles puissent être effectives sur les œufs. Son père lui demande s’il a perdu la foi, faisant intervenir in extremis une spiritualité jusque-là absente, qui serait garante de l’ordre et de la reproduction des modèles, avant que sa mère le dise athée. Lorsque son père lui demande ce qu’il veut, il exprime un rêve confus, composé d’éléments épars, un paysage onirique dans lequel le retour du feu peut suggérer son désir renaissant. Loin d’être entendu, il est ramené à son engagement, à du concret, du trivial, du burlesque, et les parents se remettent alors à chanter la production et la race blanche. La référence au totalitarisme, et en particulier au nazisme, est de plus en plus transparente et donc importante. Cette résonance politique croissante par rapport à Jacques rend compte d’un malaise lié à la Seconde Guerre mondiale, à une angoisse, caractéristique de l’absurde. La production reprend de plus belle, et l’intervention de Jacques n’a que peu entamé l’enthousiasme des parents. Maintenant qu’il fait bien malgré lui ce qui est attendu, ce qu’il faut, sa parole n’est plus un obstacle.

Jacques grand-père énonce alors la loi qui sert de conclusion à la pièce, « Comme par le passé, l’avenir est dans les œufs », assumant le paradoxe de la reproduction d’un modèle passé garant de l’avenir, et assénant le poids de l’héritage jusqu’au dernier instant. C’est avec cette sentence que se termine la pièce, alors que la production continue d’avoir lieu, que l’activité ne cesse pas autrement que par la scénographie. Ionesco propose un effondrement de la scène par des trappes, suggérant qu’aucun dénouement n’est possible, qu’aucune résolution ne peut prendre place, ce qui implique qu’il n’y a pas de fin à la folie humaine, que peut-être même la fin de la guerre n’est qu’une illusion, qu’elle reste un traumatisme indépassable. Le comique peut-être porté par les parents ne fait qu’accroître le caractère tragique et cruel de la situation, et même au-delà, de la condition humaine. Il n’en reste pas moins que jusqu’au bout Jacques sera resté rebelle, simplement soumis par le nombre, et il meurt ainsi en héros, enfoui sous ses œufs, même s’il est vaincu, prisonnier à jamais d’un univers hostile. Jacques incarne jusqu’au bout la dimension contestataire et révolutionnaire de la pièce et du théâtre de Ionesco, il donne à voir une forme de résistance et de liberté par les désirs et les rêves.

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