Notes et contre-notes sur « Jacques ou la Soumission » (2/3)

Jacques, une fois seul sur scène, se met en effet à parler, avec gravité, après un long silence qui marque une pause après le flux ininterrompu de parole auquel on a assisté. Il se demande « que me veut-on ? », exprimant le sentiment d’être tenu à quelque chose, débiteur par rapport à sa famille. Le pronom « on », anonyme, met à distance les siens, les rend étrangers. La phrase est unique, isolée, ne rendant pas compte de la réflexion intérieure de Jacques, elle n’initie pas un monologue qui nous livrerait le personnage, qui reste encore inconnu, mystérieux, et qui redevient silencieux.

Après cette unique phrase, Jacqueline revient sur scène. Un dialogue s’annonce entre les deux êtres de même génération, et la sœur va réussir à faire parler le frère, comme plus tard Roberte, à qui Jacques se confiera. On s’attend donc à un échange intime entre frères et sœurs, et pourtant Jacqueline commence sa tirade avec des expressions à connotation politique : « Ecoute-moi, mon cher frère, cher confrère, et cher compatriote… ». Il apparaît d’emblée qu’elle va véhiculer l’idéologie parentale, et sa prise de parole apparaît comme une nouvelle tentative, peut-être « la dernière » dit-elle. Jacqueline endosse le rôle d’une messagère, envoyée par ses parents, « comme une lettre à la poste » parcourue par des voix : elle n’a pas de pensées ou de discours qui lui sont propres, elle est le pendant de Jacques, ce qu’il aurait pu et dû être, son contre-point. Elle incarne la dépersonnalisation, la dépossession qu’ils veulent maintenant soumettre à Jacques, et les sentiments à son égard peuvent être ambivalents entre rejet et pitié.

Jacques reste sombre mais lui répond sans tarder, en disant la savoir fille de ses parents, « bon sang ne peut mentir », qu’elle porte le même sang et le même discours qu’eux, qu’elle a fait sien – alors que lui a beau avoir le même sang, son discours est autre. Face à Jacqueline, Jacques est désespéré comme ses parents le sont face à lui, mais contrairement à son père qui se veut tragédien en citant Dom Juan, Jacques cite une véritable tragédie, Le Cid : « Montre-toi digne sœur d’un frère tel que moi », substituant à la relation verticale père-fils la relation horizontale de la fratrie. Cette citation le rapproche pourtant de son père en ce qu’elle invoque la dignité. Il veut rallier par elle sa sœur à sa cause, mais elle refuse, y voyant une faute. Jacqueline propose en retour une déclinaison de grammaire qui modifie l’ordre des pronoms – « je ne suis pas une abracante, il n’est pas une abracante, elle n’est pas une abracante, toi non plus tu n’es pas une abracante » –, derrière lesquels sont instinctivement placés les protagonistes du drame, et elle revendique cette leçon comme une démonstration logique, voire mathématique, sur la normalité de Jacques, son caractère non abracadabrantesque.

Celui-ci en retour révèle sa conscience du temps, que sa sœur n’a pas, car « les heures ne comptent guère », car elle est indifférente au temps et qu’elle le tue, le fait perdre. Jacqueline dit en effet qu’il ne s’agit pas de cela et se tourne au contraire vers le passé, elle se dit redevable à l’Histoire plutôt qu’au présent, manifestant sa conscience du devoir par rapport à ses ancêtres, plutôt que sa conscience de soi face à la mort. On a là deux orientations différentes par rapport au temps : Jacqueline se réfugie dans le passé et veut détourner Jacques du temps, du présent, alors que lui voit là une posture criminelle, il récuse le poids de l’Histoire, aussi méfiant à son égard que Ionesco lui-même. Jacqueline lui annonce donc une révélation, elle lui dit « tout » : « tu es chronométrable ». Par ce terme, elle veut dire qu’il est mesurable, de sa naissance à sa mort, en secondes, minutes, heures, jours, mois et années. Elle a donc bien conscience du temps, mais celle-ci est refoulée derrière le passé qui prime. Jacqueline révèle à Jacques sa finitude, elle lui déclare qu’il est un homme mortel inscrit dans le temps. Jacques le sait, mais la violence de la formule, plus courte que prévue, agit en effet comme une révélation.

Sa première réaction est de refuser cette vérité, de la nier, « ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible ». Il rejette cette prise de conscience, qui l’éloigne de l’enfant qu’il a été, qui en est dépourvu, qui ne conçoit pas le temps. Et ce passage m’évoque les premières pages d’Autres rivages de Nabokov, qui associe lui aussi le temps à une prison et l’enfance à la lumière :

Au début, je ne me doutais pas que le temps, qui paraît de prime abord si illimité, était une prison. En explorant mon enfance (ce que l’on a de mieux à faire, à défaut de pouvoir explorer son éternité), je vois l’éveil de la conscience sous l’aspect d’une série d’éclairs espacés, avec des intervalles entre eux diminuant peu à peu jusqu’à ce que se forment de lumineux blocs de perception, offrant à la mémoire une prise glissante. J’ai appris à compter et à parler plus ou moins simultanément à un âge très précoce, mais la révélation que j’étais moi et que mes parents étaient mes parents semble n’avoir eu lieu que plus tard, avec la découverte de leur âge par rapport au mien. A en juger par le plein jour éclatant qui, lorsque je songe à cette révélation, envahit immédiatement ma mémoire en la jonchant de taches de soleil lobées traversant des motifs de verdure qui se chevauchent, ce qui y donna lieu, ce fut l’anniversaire de naissance de ma mère, au cœur de l’été, à la campagne, et le fait d’avoir posé des questions et d’avoir procédé à l’estimation des réponses qu’on me fit. Tout cela est très bien, suivant la théorie de l’évolution récapitulative ; le commencement de la connaissance réfléchie, dans le cerveau de notre plus lointain ancêtre, doit sûrement avoir coïncidé avec la naissance du sens du temps.

Donc, au moment où la toute nouvelle, verte et fraîche formule de mon âge que je venais de découvrir, quatre ans, se trouva confrontée avec les formules de mes parents, trente-trois ans et vingt-sept ans, il m’arriva quelque chose. Un formidable et vivifiant bouleversement. Comme si l’on me soumettait à un second baptême d’une qualité plus divine que le bain forcé grec-catholique subi cinquante mois plus tôt par un demi-Victor à demi noyé et hurlant (ma mère, à travers la porte à demi ouverte derrière laquelle une vieille coutume enjoignait aux parents de se retirer, s’arrangea pour faire adopter une attitude différente au père Konstantin Vetvenitski, le maladroit archiprêtre), je me sentis soudainement plongé dans un milieu radiant et mobile qui n’était autre que le pur élément temps. On le partageait – exactement comme des baigneurs en train de s’ébattre partageant l’eau de mer luisante – avec des êtres qui n’étaient pas vous, mais que rendait contigus le flot commun du temps, milieu ambiant tout à fait différent du spatial que non seulement l’homme, mais aussi les singes et les papillons peuvent percevoir. A cet instant, j’appris subtilement que l’être de vingt-sept ans, en blanc suave et rose, qui me tenait la main gauche, était ma mère, et que l’être de trente-trois ans, en blanc dur et or, qui me tenait la main droite, était mon père. Entre eux deux, tandis qu’ils avançaient d’un pas égal, je me pavanais, puis trottais, puis me pavanais de nouveau, au milieu d’un chemin ensoleillé que j’identifie facilement aujourd’hui comme étant une allée de chênes dans le parc de notre domaine à la campagne, Vyra, dans l’ancienne province de Saint-Pétersbourg, en Russie. Oui, depuis cette corniche du temps lointaine, isolée, pratiquement déserte, où je me tiens aujourd’hui, je vois mon moi en réduction célébrant, en cette journée d’août 1903, la naissance de sa vie sensorielle. Si la personne qui me tenait la main gauche et celle qui me tenait la main droite avaient été toutes deux présentes auparavant dans mon univers imprécis d’enfant en bas âge, elles l’avaient été sous le masque d’un tendre incognito ; mais à ce moment-là le costume de mon père, le resplendissant uniforme des cavaliers de la Garde, avec ce bombardement lisse et doré de la cuirasse flamboyant sur sa poitrine et dans le dos, parut comme paraît le soleil ; à la suite de quoi je me suis, pendant plusieurs années, vivement intéressé à l’âge de mes parents et n’ai cessé de m’en informer, comme un voyageur inquiet qui demande l’heure afin de contrôler une montre neuve.

Notez que mon père avait accompli sa période d’entraînement militaire longtemps avant ma naissance ; aussi je suppose qu’il avait, ce jour-là, revêtu la grande tenue de son ancien régiment en guise de divertissement de fête. C’est donc à un divertissement que je dois ma première lueur de parfaite conscience – et voilà qui de nouveau implique une évolution récapitulative, puisque les premières créatures sur terre à prendre conscience du temps furent aussi les premières créatures à sourire.

Contrairement à Nabokov, la prise de conscience est douloureuse pour Jacques, cette phrase de Jacqueline le fait se lever, le met en action, alors qu’il est assis depuis le début. Cette affirmation de la sœur, qu’elle réitère sans affect, amène à se demander si c’est un discours qu’elle véhicule – la mère et le reste de la famille se tiennent toujours sur le seuil de la chambre – ou un savoir qu’elle détient, qu’elle livre à Jacques de sang-froid, alors que lui réagit vivement, et répète l’adjectif, affolé, trouvant cela affreux. Cette déclaration a des conséquences, Jacques annonce « je dois », mais le complément reste tu, disparaît dans son hésitation qui évoque les monologues tragiques : « Cruelle indécision !… ». La révélation semble être d’autant plus forte que « L’état civil n’est pas dans le coup », c’est-à-dire qu’elle est indépendante de la famille de Jacques contre laquelle il se rebelle. Doit-il donc se soumettre à la loi humaine ? la défendre à son tour si telle est à la vérité ? Le non-dit épaissit le mystère qui entoure la situation, et Jacqueline est triomphante, indifférente à son agitation.

Alors qu’elle regagne la porte de la chambre, une phrase de la mère révèle que tout cela était un « système », un stratagème, une « opération » presque militaire dont le but était de soumettre Jacques. C’est comme si cette manipulation psychologique avait été le dernier recours de la famille. L’idée de la mort ensemencée, Jacques doit maintenant prendre une décision, indique la didascalie. La pression du temps qui passe doit-elle donc soumettre Jacques à sa famille ? Doit-il lui aussi trouver refuge contre la mort dans les conventions, la nourriture et la sexualité ? A ce stade, le motif à l’origine de la scène est encore et toujours tu, mais la famille est présentée comme l’unique solution viable contre l’angoisse de la mort, et Jacques s’y résout. Il décide en effet de tirer les conséquences de cette révélation, et on note à cette occasion qu’il est lui-même atteint par la déstabilisation du langage à l’œuvre chez Ionesco. Il ne s’agit donc pas uniquement d’un moyen pour lui de dévaloriser les personnages négatifs, qu’il critique, mais un trouble qui les touche tous de façon indistincte. Les jeux de langages ont ici pour but de dédramatiser la situation, de désamorcer l’angoisse qui sous-tend la pièce, de la recouvrir par le jeu ludique sur la forme.

Au cours de la réplique de Jacques, seul sur scène, la didascalie indique « un débat de conscience muet », mise à part la répétition de temps à autre de l’adjectif fatal, décomposé par des tirets, avec une insistance qui dit son importance. C’est comme si Jacqueline, par ce terme de « chronométrable », avait annoncé à Jacques qu’il est mortel, mais sur un mode à la fois moins violent car déplacé par euphémisme, et à la fois plus violent par cette image extrêmement concrète. Jacqueline a appliqué à un être ce que l’on dit d’ordinaire d’une performance sportive, ou ce que l’on trouve dans une recette de cuisine, le temps est ramené à sa plus petite échelle, les secondes, et non plus les années lumières. Cette condamnation à la finitude amène Jacques à la soumission.

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Jacques finit en effet par dire : « Eh bien oui, oui, na, j’adore les pommes de terre au lard ! ». L’onomatopée « na » semble narguer, mais on ne sait qui. Elle semble suggérer que cette soumission pourrait être une parade de Jacques afin qu’il soit laissé en paix. Le motif du conflit est alors livré, dérisoire, disproportionné par rapport aux réactions suscitées : il s’agit de pommes de terre au lard, soit un motif extrêmement trivial, un plat sans raffinement. Néanmoins, il est en lien avec le cérémoniel du repas, ferment familial et social qu’a remis en cause Jacques par son refus.

La mère et la sœur « qui épiaient et n’attendaient que ça », reviennent sur scène avec la grand-mère, exultant. On assiste alors à un revirement total, sensible dans le discours : Jacques est pleinement rétabli en tant que fils par sa mère, et réintégré à la lignée, tandis que l’idée de cette révélation à l’origine de sa soumission est revendiquée par Jacqueline : « Je te l’avais dit que mon idée lui ferait prendre pied » – ou plutôt perdre. On peut supposer que Jacqueline a elle-même fait ce trajet peu avant Jacques, qu’elle a mis en doute les valeurs familiales, la tradition et le passé, avant de prendre conscience de sa finitude, même si sa mère ne semble voir dans ce stratagème qu’une ruse, comme si elle avait été totalement ignorante de ce raisonnement de sa fille.

La soumission de Jacques apparaît d’emblée comme relative, il se laisse embrasser « sans plaisir ». Il n’est pas encore totalement acquis à sa famille, et il redit sans conviction ce qu’il n’a fait qu’admettre, « Mais oui, je les aime, je les adore », semblant jouer un rôle pour plaire aux autres, revêtir un masque social qu’il tient en même temps à distance, dans une posture ambigüe. Il répète « comme un automate » sa déclaration qui le réhabilite comme fils, comme s’il s’agissait d’une formule magique. Le motif à l’origine de la situation est encore réduit par cette répétition à l’identique, il n’y a pas de reformulation qui l’épaississe, qui lui donne du sens. Au contraire, il semble que l’amour que Jacques peut exprimer pour les pommes de terre au lard est supérieur à celui qu’il pourrait proclamer à sa famille, qui n’est pas en jeu ici, car indifférent aux codes familiaux.

Jacqueline continue d’agir en chef d’orchestre, en metteur en scène : elle a organisé l’aveu, l’a provoqué, et elle arrête maintenant sa mère qui le fait répéter à Jacques sans fin. Il semble qu’elle ait acquis une certaine autorité par rapport à la scène précédente, en particulier en l’absence de son père, encore hors de la chambre.

Comme la grand-mère qui continue de commenter la scène en décalé, le grand-père chante. Sa chanson évoque un ivrogne qui lui-même chante et qui évoque Jésus, lorsqu’il dit « Laissez… les… petits… enfants… », avant que ne soit introduite la thématique sexuelle. On retrouve également dans ce chant les motifs de l’obscurité et de la lumière, mêlés ici, comme à l’adolescence, dans le passage crépusculaire de l’enfance à l’âge adulte. Le vieillard, par la voix de l’ivrogne, réclame la liberté pour les enfants, il veut les laisser s’amuser et rire plutôt que de les pousser vers les femmes. Une certaine sagesse se dégage de son propos, mais il est aussi peu pris en compte que la grand-mère, il apparaît comme une Cassandre, porteur d’une parole oraculaire non entendue.

Elle aussi indifférente à ces paroles, Jacques mère rappelle son mari, et reconstitue ce faisant la configuration initiale. Elle l’appelle « Gaston » et non Jacques, et cette double identité révèle bien le point de vue qui détermine la pièce, le sens inversé de la filiation qui est à l’œuvre, de l’enfant aux parents. La mère redit la bonne nouvelle, immuable, aussitôt redoublée par Jacqueline. Le motif qui a été tu pendant des pages et des pages et maintenant asséné, répété à tout va, et c’est le seul élément offert pour reconstruire ce qui a eu lieu et ce à quoi on n’a pas assisté, le refus de Jacques de manger des pommes de terre au lard, qui a tout remis en jeu.

Le père, toujours sévère, veut à son tour entendre la profération magique qui a le pouvoir de rétablir l’ordre : c’est comme si Jacques avait refusé d’accepter les règles d’un jeu et avait ainsi empêché le jeu d’avoir lieu, avant de se repentir et de dire « d’accord, je joue avec vous ». Jacques père lui fait répéter ce que son fils lui a déjà dit, et ces paroles sont amplifiées par la mère et la sœur, qui transforment la concession en franc aveu. Dans un aparté qui associe une nouvelle fois le père à la tragédie, celui-ci exprime un regain d’espoir : « Tout ne serait-il pas perdu ? ». On le voit beaucoup plus modéré que les femmes, beaucoup plus pondéré, sa colère persistant, en même temps qu’il accroît la disproportion entre le motif et les réactions suscitées. Les difficultés de Jacques père à croire à ce revirement révèlent qu’il croyait véritablement au drame, à la fatalité de la situation, à son caractère irrévocable, alors que la révélation de Jacques lui fait simplement prendre conscience du temps perdu par cette affaire. Il a beau avoir entendu Jacques, il continue de douter et demande à sa femme et à sa fille si Jacques a bien dit « toute la partition », réduite à la seule phrase « J’adore les pommes de terre au lard ». L’expression dit bien l’artificialité de la formule, pré-écrite, nécessaire à la comédie sociale qui répartit soigneusement les rôles. C’est comme si Jacques avait refusé de dire son texte, de jouer son rôle, et que ce faisant il avait rompu l’illusion, détruit la représentation. Le terme de partition, même s’il évoque avant tout la musique, donne ainsi un caractère métathéâtral à ce dialogue. Jacques aurait introduit de la dissonance dans l’harmonie, dans le chœur, de là la colère du père, qui aurait alors un rôle de chef d’orchestre.

Les femmes rassurent le père qui insiste tant, et répètent jusqu’à saturation le mot « fils », soulignant encore une fois les valeurs de descendance, de reproduction, de filiation, d’appartenance, voire de propriété. Et cette démultiplication du terme entre en tension avec le singulier, du mot et de Jacques. Suite à ses réponses, ou face à la résonance de ce mot, le père accepte enfin le revirement de situation, et prend Jacques dans les bras, sans la moindre effusion, suivant la dignité royale à laquelle il prétend depuis le début. Dans son propos, il mêle sa réaction au motif, les accole et souligne en creux leur disproportion, leur incompatibilité presque logique : « Je reviens sur mon reniement. Je suis heureux que tu adores les pommes de terre au lard. Je te réintègre à ta race. A la tradition. Au lardement ». Ce dernier terme, en plus de faire référence aux pommes de terre, évoque aussi le jeu, où larder signifie introduire frauduleusement une carte dans un paquet, sans nécessairement tricher. La réintégration est totale, le jeu peut ainsi recommencer, même si le père exprime encore des doutes à sa fille.

Jacqueline continue d’avoir un rôle de médiateur, en tant qu’aînée peut-être passée par cette crise récemment, qui la comprend autant qu’elle l’a dépassée, et les grands-parents continuent de proposer une scène parallèle à la situation, par des commentaires et des chants interrompus sans relâche, incapables de produire un quelconque sens. Le père reprend quant à lui son allocution solennelle à Jacques, il dit lui pardonner, oublier toutes ses fautes « de jeunesse », ainsi que les siennes, et les femmes soulignent son indulgence. Plusieurs termes – « aspirations régionales », « œuvres familiales et nationales » – introduisent une nouvelle dimension sur scène, politique, jusque-là absente du cercle restreint de la famille, qui produit un effet d’élargissement, et qui annonce peut-être la pression bientôt mise à Jacques pour qu’il se reproduise (et l’on retrouvera en effet cette dimension supérieure dans L’Avenir est dans les œufs). Jacques quant à lui répète de façon apathique la formule qui met fin au conflit, pacificatrice, mais sans aucune conviction.

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Jacqueline, maître du jeu et du temps les presse, comme s’il était déjà temps de faire la suite de l’éducation de Jacques, sans perdre une minute – car ils sont chronométrables, tous – et sans qu’il y ait la moindre rupture temporelle dans le flux de la représentation. C’est ainsi comme si le but de la scène était d’éduquer Jacques d’un seul coup, d’en faire un adulte le plus vite possible. Dans ce cas, l’entreprise pourrait être indépendante du rite familial du repas que Jacques aurait interrompu, lui faire admettre qu’il aime les pommes de terre au lard n’aurait été qu’une épreuve au sein d’une formation accélérée, dont le succès permet le passage à l’épreuve suivante.

Cette première soumission de Jacques amène en effet sa mère à l’idée du mariage : « Gaston, dans ce cas-là, s’il en est ainsi, on pourrait le marier ». Le lien établi est si fort entre la formule de Jacques et cette nouvelle décision que celle-ci apparaît comme une preuve de sa maturité, de sa capacité à accepter les codes sociaux. Comme dans un jeu vidéo, Jacques peut passer au niveau suivant maintenant qu’il a réussi. La mère poursuit : « Nous attendions tout simplement qu’il fasse amende honorable, plutôt deux qu’une, ce qui est fait », soit qu’il avoue ses torts, qu’il s’excuse, et donc qu’il se soumette. La mère s’adresse ensuite à Jacques et lui apprend que « tout est en règle, le plan prévu à l’avance est déjà réalisé ». Le mariage de Jacques a dont été planifié, toute sa vie a été programmée, sans liberté ni improvisation possible. Cette idée d’une prédétermination évoque The Truman Show, autant que Jacques le Fataliste de Diderot, qui pense que tout est écrit sur un grand rouleau, et qui se soumet au plan divin comme un bienheureux – là où notre Jacques le rejette violemment. La mère révèle par ses paroles que tout a été préparé en amont, et souligne le fait qu’aucune durée ne peut prendre place : les conséquences de la révélation de Jacques sont immédiates, l’enchaînement des événements ne laisse aucune place au doute ou à une nouvelle rébellion, il s’agit de s’empresser pour empêcher tout retour en arrière de la part de Jacques. On retrouve dans cette conception le motif du mariage organisé, arrangé entre deux familles, entre les parents, indépendamment des enfants, un motif qui paraît ancestral et daté, même dans les années 1950.

Dans son discours, la mère désigne Jacques somme soumis, inactif, à nouveau assis, avec un air résigné. On peut voir là une nouvelle forme de résistance passive, dans le fait d’accepter en silence les paroles de ses parents, d’endurer leurs décision. Les pommes de terre au lard n’étaient qu’une épreuve liminaire au cours d’un parcours organisé à son insu, et Jacques se soumet désormais, sans manifester le moindre signe de surprise. Sa mère l’invite à être poli, et la politesse apparaît là encore comme un masque social. Jacques père approuve cette décision de sa femme en révélant une mise en scène par son invitation à faire entrer la fiancée : elle se trouve derrière un rideau, prête à surgir. Toute la scène apparaît comme une mascarade prévue à l’avance, les parents ne s’embarrassent même pas d’une quelconque illusion pour faire croire à Jacques qu’il est libre, et Jacques le comprend, et s’étonne cette fois, en relevant le « signal convenu », prévu à l’avance comme s’il y avait eu une répétition générale en son absence.

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Une longue didascalie prépare l’entrée en scène des Robert et marque l’entrée dans la deuxième partie de la pièce. L’absence de scènes et d’actes pour souligner cette rupture, cette nouvelle étape dans l’éducation de Jacques semble bien indiquer que cet enchaînement a en effet été organisé. Les Robert entrent donc en scène, signalés par leur embonpoint. On peut y voir soit l’aisance bourgeoise propre au XIXe siècle, soit l’effet d’une mauvaise nutrition aujourd’hui, plus caractéristique d’une classe sociale défavorisée. La question du milieu se pose, et avec elle la position politique des personnages. Roberte est quant à elle déjà en robe de mariée, ce qui souligne le fait que tous trois attendaient en coulisses le moment de leur entrée, soigneusement préparée par les Jacques. Et pourtant cette entrée produit de l’effet, « doit faire sensation ».

Jacques mère adopte face à elle une attitude animale, elle touche, pelote et flaire Roberte, passant du social au bestial, à l’instinct. Les codes de politesse qu’elle a invoqués juste avant leur entrée sont ainsi confus, d’autant plus que les parents Robert l’encouragent à poursuivre, au point que tous les membres de la famille se mettent à la flairer, comme s’il s’agissait d’un plat, d’un met à humer. Jacqueline s’enthousiasme face à cette apparition et voit en Roberte l’incarnation de l’avenir, celui développé dans L’Avenir est dans les œufs – alors même qu’elle n’est elle-même pas mariée (peut-être est-elle destinée à une autre fonction que celle de la reproduction, qu’elle est vouée à être la garde-malade de ses parents, que chaque enfant a ainsi un rôle précis dans la société, comme dans le système médiéval). Jacqueline flaire donc à son tour Roberte et fait durer la pantomime. Le parallèle des deux familles apparaît avant même tout dialogue, par l’attitude en miroir des pères, tous deux plus retenus que les autres. Le grand-père, d’une autre génération, placé à un autre plan, laissera quant à lui paraître les pulsions qui le soumettent, lorgnant Roberte Mère.

Tout ce préambule à la deuxième partie de la pièce laisse apparaître la deuxième insoumission de Jacques, impassible, indifférent à Roberte. Il se démarque une nouvelle fois du groupe, révélant que sa soumission antérieure est relative et problématique. Il lâche un mot de mépris à part, à l’égard de Roberte, alors qu’il était silencieux jusque-là, qu’il taisait ses impressions et ses sentiments. Sa rébellion s’exprime donc de façon discrète, et le refus n’est pas encore catégorique. Néanmoins, cette marque de rejet permet de reconstituer celui qui nous manque au début de la pièce, on imagine un redoublement ici, suivant une même structure répétitive, cyclique, marquée par des pics de tension et des chutes progressives, jusqu’à l’apaisement. Un sismographe pourrait retranscrire les variations de l’attitude de Jacques, pris entre la rébellion et la soumission. Ici, elle est encore latente, car la mère de Roberte ne le connaît pas encore, et étouffe son inquiétude et la masque derrière un sourire.

Roberte est dite timide dans les didascalies, elle est donc traînée et poussée jusqu’à Jacques, comme si elle aussi était dans le refus, le rejet d’un mariage forcé. Son immobilité et son silence la rapprochent aussitôt de Jacques. Contrairement à Robert mère, Jacques père est quant à lui toujours sur ses gardes, il anticipe le refus : « il se rend compte que quelque chose ne va pas ; il reste un peu à l’écart, les mains sur les hanches, murmurant : Au moins, je ne serai pas pris au dépourvu ! ». Il est maintenant capable de prévoir les refus de son fils : le premier a été un coup de théâtre et il a insinué le doute.

Pendant ce temps, Robert père présente sa fille comme un produit, une œuvre d’art, dont on fait la promotion. Néanmoins, les éléments qu’il met en valeur sont contraires aux codes de la beauté. Cette inversion évoque Yvonne, Princesse de Bourgogne de Gombrowicz, pièce dans laquelle le prince choisit Yvonne pour fiancée pour sa laideur et son apathie, afin de choquer sa famille et de se rebeller contre la bienséance. La parole de Robert père est redoublée par les gestes de Jacqueline, comme dans une émission de téléshopping, au cours de laquelle on présente un produit, ou comme les démonstrations auxquelles on peut assister sur un marché. La parole et l’image sont associées, comme les deux familles autour de Roberte. La sœur, la mère et la grand-mère triplent la présentation de Robert père, révélant l’entreprise de persuasion.

Par leurs remarques – « Mais c’est pour marcher », « pour torchonner », « pour se les écraser », « Mais oui, mon enfant ! »… –, la scène apparaît comme une inversion du dialogue du Petit Chaperon rouge avec le Loup déguisé en mère-grand. Ici la monstruosité est atténuée non par le monstre et ceux qui en font la promotion, mais par celui qui le voit, qui ne se montre pas surpris. En effet, tous sont en attente d’une réaction de la part de Jacques, qui désamorce l’extraordinaire et le ramène au banal, au naturel : « C’est naturel », « Je m’en doutais bien, quand même ». Ce serait là le conte d’un loup qui voudrait faire peur à des enfants mais qui n’y arriverait pas car ils seraient trop blasés.

Pendant cette séquence, Roberte apparaît comme une poupée. Différentes parties de son corps sont exhibées, et son père vante leur fonction. Il annonce les soins qu’elle pourra porter à Jacques, les tâches qu’elle pourra accomplir pour lui, tandis qu’elle reste passive et silencieuse. Face à elle, Jacques reste indifférent, comme s’il avait une connaissance des femmes. La liste de ses attributs se lit alors comme un liste des moyens qu’ils peuvent mobiliser pour le séduire, l’attirer dans le mariage. On peut noter l’importance accordée au corps, à l’apparence, en phase avec notre époque et la tyrannie des canons esthétiques, notamment celui de la maigreur. Les grands-parents, toujours en parallèle, toujours ignorés, redoublent la scène, car cette présentation ravive le désir de la grand-mère de se faire courtiser par son mari qui dit – peut-être comme Roberte voudrait le dire à Jacques : « Dis donc, fais-moi la cour, t’es mon mari ! ».

Dans cette scène, Jacques exprime son opinion librement, il prépare discrètement son refus, jusqu’à ce qu’il soit censuré par son père. Celui-ci le rappelle à l’ordre, et Jacques se remet à acquiescer en s’excusant « j’oubliais… ». Robert père continue donc, mais cette dois la description de sa fille s’attaque à ce qui n’est pas montrable – la peau, les seins, le nombril, la langue, les épaules… –, et prend l’allure d’une peinture surréaliste. Les couleurs et les matières désignées font de Roberte un monstre, qui évoque la Charité décrite par Charles Sorel dans le Berger extravagant (1627) suivant tous les topoï littéraires, à l’origine de la gravure La Belle Charité qui les illustre de façon littérale, hors de toute considération esthétique :

Tire-moy le cœur dehors, sa figure y est gravee ; ce sera là ton patron : mais que dis-je, je n’ay plus de cœur, et puis tu ne voudrois pas faire cette cruauté : pren exemple sur tout ce qui aproche de la beauté de ma maistresse : je te vay aprendre comment il te faut conduire en ton labeur. Fay luy moy ces beaux filets d’or qui parent sa teste, ces inevitables rets, ces ameçons, ces apas, et ces chaisnes qui surprennent les cœurs ; apres cela depein moy ce front uny où l’amour est assis comme en son tribunal : au bas mets ces deux arcs d’ebeine, et au dessous ces deux soleils qui jettent incessamment des traits et des flames ; et puis du milieu s’eslevera ce beau nez qui comme une petite montagne divise les jouës, non pas sans sujet, puis que se debattans continuellement à qui sera la plus belle, elles auroient querelle bien souvent si elles n’estoient separees. Tu les feras ces mignardes jouës parsemees de lys et de roses : et puis cette petite bouche dont les deux lévres sont des branches de corail. Que s’il estoit decent de les laisser entr’ouvertes, tu ferois ses dents qui sont deux rangs de perles fines : mais contente toy de cecy, et fay seulement apres son col et son beau sein de neige.

La Belle Charité

Il faut noter le fait que certaines parties de son corps sont associées à de la nourriture – une « langue à la sauce tomate ; des épaules pannées, et tous les biftecks nécessaires à la meilleure considération ». Ces associations font de Roberte une femme mangeable, et lient pour de bon oralité et sexualité. On peut alors formuler une hypothèse : se pourrait-il que les pommes de terre au lard désignent une autre partie du corps ? celle qui manque dans toute cette présentation, dont l’absence l’impose, l’organe féminin ? Jacques, homosexuel, aurait refusé de dire qu’il les aime, et cette explication justifierait un enchaînement aussi rapide entre sa déclaration et la décision d’organiser le mariage. Et le chant du grand-père sur l’ivrogne qui invite à laisser les petits enfants s’amuser et rire sans se préoccuper des femmes, qui revient comme un refrain tout au long de la scène, pourrait suggérer que le mariage a déjà été proposé à Jacques, ou du moins évoqué.

Robert père se montre dépassé, il a vanté tous les atouts de sa fille sans produire un quelconque effet sur Jacques, alors qu’il s’attendait à ce qu’il s’émerveille, s’enthousiasme devant les qualités de la marchandise. Avant même qu’il ait exprimé explicitement son refus, Jacqueline se joint à Robert père et exprime son désespoir d’avoir un tel frère. Le silence de Jacques est ainsi souligné, et on est ramenés à la scène initiale des complaintes.

Jacques mère se tourne vers Robert mère et justifie l’attitude de son fils : « Il a toujours été difficile. J’ai eu du mal à l’élever. Il n’aimait que le rilala ». Elle dit donc que Jacques est excentrique depuis l’enfance, qu’il est différent d’eux, et qu’il a toujours remis en cause ce qui est acquis par les autres. La précision de ses goûts est incomplète car le terme n’a pas de référent, mais on pourrait y voir un code pour désigner des goûts déviants, et plus particulièrement d’inverti. Robert mère reçoit ces explications comme une révélation – « c’est incroyable ! Je n’aurais jamais pensé ! » – et sa surprise révèle que les deux familles partagent bien les mêmes valeurs, qu’elles soient esthétiques ou morales. En disant « Si je l’avais su à temps, on aurait pris ses précautions… », Robert mère suggère que cette révélation pourrait remettre en cause leur accord préalable, qu’il aurait du moins fallu se préparer, voire se protéger. Robert mère est redoublée par son mari, qui indique que Roberte est sa fille unique. La didascalie révèle qu’il est « un peu blessé », ce qui suggère qu’il y a une offense, voire une injure faite à sa fille et à leur famille.

Comme dans la scène initiale, le motif est manquant, masqué ici derrière un mot creux, vide de sens. La seule chose exprimée est l’altérité de Jacques, altérité qui ne vient pas ici de l’extérieur mais de l’intérieur, ce qui rend la confrontation d’autant plus forte, d’autant plus violente, et ce qui rend toute échappatoire impossible, tout rejet indissociable d’une dislocation, d’un démembrement de l’unité familial, d’un déséquilibre de la cellule, du milieu soigneusement entretenu.

Tandis que le grand-père continue de chanter, la mère de Jacques reprend ses complaintes, et son père renouvelle ses menace : « Jacques, c’est mon dernier avertissement ! ». On retrouve là une formule classique qui suggère une punition à venir, mais la fin de la phrase manque. On ne sait ce qui peut arriver après ce dernier avertissement, on peut envisager une violence physique, un châtiment corporel, ou un nouveau reniement, en s’appuyant sur la scène à laquelle on a assisté au début de la pièce. Quoiqu’il en soit la menace est effective car Jacques se soumet aussitôt, bien plus rapidement que dans la première partie. On voit bien là la complémentarité paradoxale de ces deux scènes qui se suivent, en chiasme : la première est amputée du début et se focalise surtout sur la résolution de la crise ; la seconde met en valeur la montée en puissance de la crise mais sa résolution est rapide. Ce redoublement avec variation renforce et complète la première scène, inscrit dans une structure répétitive qui fait anticiper la suite.

Jacques accepte donc, à contrecœur, « Bon. Alors d’accord ! ». C’est l’avertissement, la crainte des représailles qu’il suggère et qui restent tues, qui le soumettent. Il associe son accord à celui qui précède, à son consentement à admettre ou dire qu’il aime les pommes de terre au lard, mais le futur exprime soit le fait qu’il se tourne vers l’avenir, soit qu’il a trouvé un accord avec lui-même, qu’on peut gloser ainsi : « on fera marcher ça avec les pommes de terre, on dira que les deux vont ensemble ». Avec son accord, Jacques accepte de trouver Roberte belle, et donc de l’épouser. L’assentiment à sa beauté passe pour un consentement, ce que l’on perçoit bien dans la réaction de l’assemblée : tous sont soulagés et se félicitent. Les deux familles semblent procéder eux-mêmes à l’union de leurs enfants, sans avoir recours à une instance extérieure, ils sont eux-mêmes prêtres ou maires, maîtrisant l’inter-reproduction de leur classe, de leur milieu, leur autogénération. On peut lire dans cette fermeture sur eux-mêmes une idée de pureté à conserver, loin de toute corruption extérieure – écho fasciste que l’on retrouve dans L’Avenir est dans les œufs.

L’union de Jacques et de Roberte est donc scellée par ce « d’accord » de Jacques, et alors que sa réponse semble plus engageante que celle des pommes de terre au lard, la soumission est bien plus rapide. Cela amène encore à croire que la première révélation avait un enjeu de taille, bien au-delà de goûts culinaires. Ou alors c’est comme si Jacques avait une idée derrière la tête, comme si son silence masquait une intense activité intérieure, une large réflexion depuis qu’il a pris conscience de sa finitude, comme si tout cela n’était qu’une parade qui déguisait un plan qu’il a en tête.

Jacqueline loue la soumission de Jacques et ses « sentiments distingués », soulignant le processus auquel elle assiste pour la deuxième fois par l’expression « finissent par », qui inclue le temps de réflexion ou la démarche de persuasion à laquelle Jacques est soumis. Du point de vue de Jacqueline, si son frère ne prend rien pour acquis, sa rébellion ne dure pas, il ne fait que jauger les choses avant de donner son assentiment.

Néanmoins, le mariage semble remis en jeu par une mise en doute de Jacques père cette fois, qui jauge la fiancé, évalue sa qualité et veut à son tour connaître le produit. Ses précautions oratoires indiquent que ses questions pourraient froisser Robert père, et on voit là son souci de démontrer de la courtoisie à l’égard des parents de Roberte, qu’il considère comme des gens civilisés. Il demande donc si « il y a les troncs ». Le pluriel introduit du trouble et détourne de l’idée qu’il s’agit du tronc, de la partie moyenne du corps. Par proximité phonique et la réaction du grand-père égrillard, au rire grivois, on peut également penser aux trompes, à l’organe de reproduction féminin, ce qui entrerait en cohérence avec les préoccupations de la famille. Plus marquant encore dans cette formulation est l’emploi de l’impersonnel, qui fait de Roberte un objet, désigné par le pronom « y ». Roberte est non seulement dépersonnalisée, elle est plus encore déshumanisée. Cette question déstabilise ses parents, qui sont incertains quant à la réponse, et cette incertitude suggère que les troncs désignent quelque chose d’intérieur, qui n’est pas décemment vérifiable. Jacques père demande plus de précisions, mais il est arrêté par Jacqueline, qui le ramène à la bienséance en renvoyant son interrogation dans le champ de l’indicible, de l’incorrect, et répond à ses interrogations de façon tautologique – les troncs sont dans les troncs – ce qui ne fait qu’épaissir le mystère. Jacques père se soumet à son tour, accepte cette explication, et dit comme Jacques « d’accord ». Sa mise en doute redouble explicitement celle de Jacques, tout comme sa soumission, plus rapide et plus courtoise. Cette intervention révèle qu’il est lui aussi capable de refuser, mais sur des critères tangibles et acceptables aux yeux de ses invités. Robert père, soulagé, conclut comme Candide : « Je savais que tout irait bien ! ».

Après ce dénouement heureux, Jacques mère modifie une nouvelle fois radicalement son discours et dit que Jacques est « le crâne de la crème ». On entend l’expression « crème de la crème » mais la présence du terme « crâne » suggère que Jacques est celui qui pense, qui réfléchit, qui remet en cause, qu’il est celui qui a conscience du temps et de la mort et qui refuse de se soumettre aveuglément, même s’il y est contraint par la force. Jacques père enchaîne aussitôt en disant que le marché est conclu, associant le mariage à une décision économique. S’adressant à Jacques, il désigne Roberte comme « l’élue malgré toi de ton cœur », assumant un paradoxe qui dénonce le fait que la romance est impossible à rétablir dans ces conditions contraintes, mais qu’elle est néanmoins appliquée a posteriori pour l’apparence, pour le paraître, pour donner l’illusion d’une idylle là où il n’y a eu qu’arrangement, négociation. L’expression suscite l’émotion, uniquement déclenchée par les mots, même s’ils n’ont pas de référent, d’équivalent dans la réalité, même s’ils ne désignent rien. Cette vague d’émotion révèle que Robert père a trois yeux, aussi monstrueux que sa fille à plusieurs nez.

Jacques reste en marge de ces effusions, silencieux, tandis que Jacqueline commente les réactions des parents en exprimant des généralités sur la sensibilité qui leur revient. On voit encore là son rôle singulier, de commentateur et de médiateur. Face à ses paroles, Jacques père exprime de la pudeur, lui reproche d’exposer leurs sentiments, et ce faisant les évacue, les remplace par d’autres valeurs. Jacqueline l’apaise et son père lui reconnaît ses qualités de médiatrice, lorsqu’il explique aux Robert qu’elle est là pour « arranger les choses », pour désamorcer le conflit, comme on a pu le constater dans la première partie de la pièce. Il dit que c’est là son métier, son emploi, que l’on peut entendre au sens théâtral de rôle dans la distribution théâtrale. La logique marchande semble envahir leur discours et se substituer à leurs relations, car en réalité, Jacqueline n’a pas de métier, ce que précise sa mère et ce que Robert père trouve « bien naturel » et ce que Jacques père justifie par son âge. La jeune fille est reléguée à la sphère privée dans ce système éminemment patriarcal, mais en réalité, aucun des autres personnages n’est déterminé par son métier. Tous sont en marge de la société et de son fonctionnement, la seule chose qui reste est la tradition, et les valeurs familiales qu’elle véhicule. On se situe là dans un monde isolé du réel, qui ne se manifeste que dans leur vocabulaire.

Jacques père coupe court à la discussion et détourne l’attention portée à Jacqueline en la ramenant aux fiancés, qu’il veut mettre face à face. Il exprime également le désir de voir le visage de Roberte, qui est dissimulé depuis le début par une voilette. Celle-ci peut constituer un point de fuite sur scène, un centre vide et caché, qui attire le regard, qui fait attendre la découverte de son visage, attente nourrie par la description surréaliste du reste de son corps. Cette voilette, en plus de la réduire au silence, l’absente de la scène. Sa chute et le dévoilement du visage de Roberte, qui pourraient être centraux vue l’importance accordée au corps, au physique, ne sont ici présentés que comme une « simple formalité », administrative presque, que comme un détail nécessaire pour conclure le mariage.

Alors que les parents Robert acceptent cette requête de Jacques père, la grand-mère s’énerve de ne pas être écoutée, de ne pas réussir à faire entendre ses conseils. Mais Jacqueline l’ignore, comme tous les autres, et annonce « la face de la mariée », comme s’il s’agissait là d’une deuxième entrée en scène, d’une nouvelle forme de présence plus vive. Roberte, enfin dévoilée, sourit, et on se demande aussitôt si c’est parce qu’elle est heureuse ou contrainte, et l’on découvre qu’elle a deux nez. Face à cette nouvelle preuve de sa monstruosité – ou de sa qualité, selon le point de vue – les familles expriment leur admiration, mis à part Jacques, encore une fois. Jacques père va jusqu’à exprimer le désir que suscite en lui Roberte, faisant pour de bon de ces nez un symbole phallique, redoublé par Jacques grand-père. Encouragés par Robert père, les hommes se complaisent dans cette admiration totalement déplacée de la jeune femme. Ils donnent l’impression d’apprécier ses seins, ou ses fesses, et le dédoublement du nez de Roberte n’est pas sans évoquer ces parties. Encore une fois, la fiancée est réduite à un produit, à une vache du salon de l’agriculture ou à une bimbo qui suscite un désir déplacé, voire incestueux de la part de son père.

Loin de s’offusquer, Jacques mère exprime une jalousie de mère, et non d’épouse : Jacqueline n’a qu’un nez. La beauté est ici assimilée à la richesse, au nombre, comme si la valeur esthétique était en réalité numérique. Cette comparaison entre les deux jeunes filles amène les parents Jacques à s’exprimer mutuellement des reproches sur cette défaillance. Cette inversion révèle que ce n’est pas Roberte qui est un monstre dans cette scène, mais bien tous ceux qui l’entourent. Ses excentricités exacerbent et figurent celles des autres en creux. Robert père invite Jacques à s’exprimer à son tour, et à embrasser sa fiancée, tandis que les mères se félicitent de cette union et disent leur joie. Jacques père va jusqu’à dire que ce mariage fait de Jacques un homme, et il ajoute « mes frais seront remboursées ». Il exprime là de façon littérale l’idée de dette, non pas symbolique mais bien numérique, monétaire dans son propos, du fils à l’égard de son père.

Comme l’émotion, l’union est actée par les mots : Robert mère appelle Jacques son gendre, Jacqueline désigne Roberte comme sa sœur… La famille est pour de bon élargie. On voit là le désir des personnages que leur parole soit performative, que non seulement elle acte le mariage – comme lorsque le maire dit « Au nom de la loi, je vous déclare unis par les liens du mariage », et que le mariage est en effet acté – mais aussi qu’elle suscite une réaction chez Jacques, manifestée par l’expressions « Allons », qui veut encourager. Robert père lui promet l’entente, Jacques mère assure qu’ils sont « faits l’un pour l’autre », avant d’ajouter « ainsi que tout ce que l’on dit en pareille occasion », désignant son expression comme un adage, une parole de convention qui ne correspond pas au réel mais qui veut le forcer. Cette séquence a pour effet de souligner le silence menaçant de Jacques, qui ne participe pas à l’échange de paroles convenu, tandis que les deux familles applaudissent, comme si Jacques avait redonné son assentiment face au visage de sa fiancée, exprimant l’union, l’harmonie chorale des deux familles, qui se substitue à celle des deux fiancées.

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