Notes et contre-notes sur « Jacques ou la Soumission » (1/3)

« L’explication linéaire est une lecture en haute tension et
en profondeur, qui développe l’aptitude à la jouissance ».

C’est la phrase que nous avait dite un professeur génial, qui avait trouvé le moyen de donner tout son sens à un exercice que l’on nous avait empêché de faire toute notre scolarité malgré l’intuition et le désir qui nous y portaient. L’étude linéaire est la méthode que j’ai choisie pour dégager les enjeux dramaturgiques de Jacques ou la Soumission, lors de ma relecture de la pièce, crayon à la main, avant même de lire quoi que ce soit de Laura sur ce texte ou sur son projet. L’exercice m’a fait écrire trente pages de notes sans ordre ni structure, qui formulent de nombreuses questions, qui multiplient les hypothèses, parfois contradictoires, et qui ouvrent autant que possible les sens contenus dans l’œuvre. A cette occasion j’ai relu quelques pages sur la fonction du dramaturge, « l’homme des notes de bas de page » selon Joseph Danan, qui ont mis en écho ma démarche :

Je lis, j’analyse, je découpe et désosse les structures, j’essaie de comprendre tous les sens que je lis, puis je raconte l’histoire ou les histoires que le texte m’inspire de manière plus ou moins précise, plus ou moins documentée. Je suis le conteur qui remplit les creux du texte et les éclaire pour les autres, le passeur qui débusque les problèmes et instruit les solutions. J’informe, j’impulse, j’écoute ce qui est en deçà et au-delà du texte, j’explore, je lis.

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Ionesco sous-titre sa pièce « Comédie naturaliste », et pose d’emblée une question d’ordre esthétique qui amène à revenir aux mouvements littéraires en jeu au moment où il écrit, et donc à ouvrir le Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde de Michel Corvin qui trône sur ma bibliothèque.

Dans ses essais, Ionesco dénonce le réalisme qui domine la scène française des années 1950. Il s’oppose également aux conceptions de Brecht qui renouvellent le réalisme par l’épique, et développe à rebours le mouvement qui a lui a conféré sa notoriété, l’absurde. Le naturalisme qu’il invoque à l’orée de cette pièce est associé au XIXe siècle et à Zola, qui a voulu étendre au théâtre ses recherches sur le roman dans le but de renouveler l’art dramatique, afin de remplacer le mensonge par « le véritable drame humain », en adaptant par exemple Thérèse Raquin à la scène. Après Diderot au XVIIIe siècle, il fait du naturel et de la vérité les valeurs les plus hautes du théâtre, dans une perspective sociale. Cette vérité, Ionesco entend l’approcher et la révéler autrement que par le réalisme, qui veut reproduire la vie en évacuant tout ce qui pourrait détruire l’illusion, en masquant les conventions théâtrales. Au contraire, Ionesco veut manifester l’objet scénique « comme artifice de jeu » (Pierre Voltz, article « Réalisme » dans le Dictionnaire encyclopédique), afin de donner à comprendre les contradictions du monde contemporain. La destruction du langage, chez Ionesco, a ainsi pour effet de rendre compte de la misère métaphysique de l’homme, mise en valeur par l’existentialisme, notamment dans les œuvres de Sartre et Camus qui développent les thèmes de l’absurde, de l’angoisse et du malaise, associés au traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. L’œuvre théâtrale absurde est chargée d’offrir une projection physique de l’aliénation des hommes, de leurs pulsions, leurs hantises, leurs fantasmes et leurs névroses.

Ionesco est ainsi distingué comme le chef de fil de ce théâtre de l’absurde, qui s’oppose au théâtre bourgeois et littéraire, qui a pour but de divertir et de plaire. Sensible aux avant-gardes, à leurs révoltes et leurs tentatives expérimentales, notamment le surréalisme, il procède à une révolution dans l’écriture théâtrale avec la Cantatrice chauve, dans laquelle l’intrigue et la psychologie sont remplacées par le décalage, l’écart irréductible entre le discours et la situation. Le projet de Ionesco est alors moins de faire rire que de mettre en scène la « tragédie du langage », selon lui coupable du mal, lié à l’exercice du pouvoir, arme de domination. Ses pièces donnent à voir des univers alogiques, surréels, dans lesquels l’homme résiste au langage par ses désirs et ses rêves. Le langage est ainsi supérieur à l’action et aux personnages, la fable est réduite un nœud de pulsion appréhendé sur le mode comique et le mode tragique.

Voici pour la théorie. Dans ces conditions, cette pièce qui se situe peu après la Cantatrice chauve, au début de sa carrière théâtrale, ne peut être qu’une parodie de « comédie naturaliste », et Ionesco pointe par cette expression ce qu’il tient précisément à distance, en affirmant son art par la négative, en creux, par le détour de l’humour qui lui semble si essentiel. On peut néanmoins émettre une première réserve, et se rappeler que parmi les principes naturalistes dégagés par Zola, se trouve – outre ceux du milieu et du tempérament – celui de l’hérédité, qu’il a développé dans la série des Rougon-Macquart, question plus que centrale dans la pièce.

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Après cette précision d’ordre générique et esthétique vient la liste des personnages, des dramatis personae :

Jacques
Jacqueline, sa sœur
Jacques père
Jacques mère
Jacques grand-père
Jacques grand-mère

Roberte I
Roberte II
Robert père
Robert mère

Ce qui frappe d’emblée est la déclinaison de Jacques, fois six, comme les six cas latins. La précision de leurs relations n’est nécessaire que pour Jacqueline, « sa sœur », qui offre une version féminine du prénom, et qui suit directement Jacques dans l’ordre de présentation des personnages, par générations, des plus jeunes aux plus vieux, et non par ordre hiérarchique comme dans la tragédie.

Jacques est un des prénoms les plus donnés à l’époque où Ionesco écrit, ce qui révèle un désir de neutralité. « Jacques » est un peu le Dupont des années 1950, et il est même plus transparent encore que ce nom devenu générique (aujourd’hui, les prénoms masculins les plus donnés sont apparemment Lucas, Nathan, Léo, Enzo et Louis pour ne citer que les premiers). Malgré ce désir de neutralité, Jacques m’évoque Jacques le fataliste et son maître de Diderot, qui pourrait être un intertexte. Diderot choisit lui aussi ce prénom parce qu’il est commun, qui a donné leur nom aux Jacqueries, les révoltes paysannes de l’Ancien Régime. Dans cette œuvre faite d’enchâssements démultipliés et de rebondissements invraisemblables, Jacques interroge le monde et son fonctionnement avec son maître, et pose la question du déterminisme en se faisant l’écho de la pensée de Leibniz. Le narrateur omniprésent produit des effets déceptifs, en désamorçant dès son incipit les attentes du lecteur grâce à un dialogue fictif avec lui :

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

On peut souligner là l’étonnante modernité de ces lignes, la façon dont le langage et la communication sont remis en jeu dans leur fonctionnement, leur possibilité même. Elles évoquent la démarche de Ionesco qui, comme Diderot jouant avec les codes du roman, a dérouté les attentes de ses spectateurs avec ses pièces.

Dans cette liste de personnages, on remarque que la filiation est inversée, que le prénom du personnage principal, du fils, devient un patronyme, non décliné au féminin pour la mère et la grand-mère. On peut aussi noter la parfaite parité des trois couples chez les Jacques, et voir que les grands-parents ne sont pas dédoublés selon la logique de l’arbre généalogique qui s’élargit à chaque génération antérieure, mais que la lignée est régulière, et l’idée de reproduction est déjà latente dans cette présentation symétrique.

Le signe du double est aussi manifesté par Roberte, jouée par la même actrice comme il est précisé. L’une et l’autre Roberte ne sont distinguées que par un numéro, I et II, qui suggère que Roberte est reproductible en série, de façon industrielle, à partir d’un même prototype – ce qu’illustre la couverture de l’édition Folio théâtre. Son identité et sa singularité sont d’emblée niées par ce dédoublement. Autour d’elle, la famille est réduite à son noyau dur, constitué des parents et de l’enfant unique, et la répétition des noms dit la filiation, comme chez les Jacques, même si ce prénom ne se décline pas au féminin, suivant celui de la fille. Le masculin semble l’emporter dans ce schéma qui paraît d’emblée patriarcal. On peut aussi souligner le fait que contrairement à Jacques, Roberte est la déclinaison d’un prénom masculin, ce qui annonce peut-être déjà la monstruosité du personnage, ni homme ni femme avec ses trois nez et ses neufs doigts, son hybridité, fruit non harmonieux de l’union de ses parents aux sexes opposés.

Le parallélisme des deux noyaux familiaux laisse présager la rencontre, le mariage à venir, leur rapprochement autour des deux enfants. Ces effets de redoublement et de dédoublement du même renforcent l’idée de reproduction et évacuent la singularité – mise à part Jacqueline peut-être, la seule à détonner –, et dans cette liste apparaît déjà la dénonciation de la reproduction aliénante du même par la famille, dans la société.

Viennent ensuite quelques lignes sur la création de la pièce, en octobre 1955, au Théâtre de la Huchette. Par un effet de coïncidence à peine masqué, le metteur en scène s’appelle Robert Postec, et celui qui a conçu les décors Jacques Noël. Un dessin de ce dernier, du masque de Roberte, accompagne ces indications : il donne à voir trois visages, quatre yeux, trois nez et trois bouches, et assimile Roberte à Shiva, le dieu hindou au quatre bras.

Masque de Roberte

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A l’orée de la pièce, se trouve une longue didascalie, qui indique que la scène se déroule dans une chambre. L’irruption du familial et du social dans cet espace intime que l’on attribue instinctivement à Jacques apparaît d’emblée comme une première violence qui lui est infligée. Le lieu désolé, décrit de façon réaliste par Ionesco, irrigué par une sémantique entièrement négative, évoque une prison, qui s’éloigne de la représentation ordinaire d’une chambre d’enfant. C’est comme si le lieu rendait compte de l’âme de Jacques, selon le principe de pathetic fallacy défini par Ruskin : le paysage, ou ici le décor, est doté de sentiments humains par celui qui le regarde, suivant une altération des perceptions de l’individu. Ce paysage révèle que Jacques est déjà sorti de l’enfance, qu’il est déjà en prise avec l’angoisse, et que sa rébellion a déjà commencé. Si la pièce était transposée dans un genre narratif, le point de vue adopté se focaliserait probablement sur Jacques, s’il n’était pas celui de Jacques lui-même, assistant en spectateur à la comédie sociale jouée par ses parents.

Ionesco indique que Jacques se trouve au centre de la scène, assis, comme s’il trônait en souverain, comme le héros du Roi se meurt, l’une des dernières pièces de l’auteur. Jacques porte un chapeau, qui dissimule ses cheveux verts dévoilés in extremis, et ce chapeau pourrait indiquer son envie de sortir, comme ses vêtements trop petits révèlent qu’il a grandi trop vite, qu’il est devenu adulte, ou du moins adolescent. Jacques est d’emblée entouré de ses parents, et tout est déjà en place dans cette configuration : il est une proie, que ses parents couvent – et non un enfant-roi qui les soumet comme cette disposition pourrait le suggérer. Sa mine « renfrognée », « rosse », c’est-à-dire sans vigueur, annonce peut-être son silence, et la tension entre passivité et activité qui le caractérise et qui traverse toute la pièce. Les vêtements des personnages sont fripés, le décor vieux, comme s’il s’agissait là d’une scène éternelle, immuable, appartenant à un passé lointain ou à un rêve.

Ionesco annonce déjà la scène de séduction finale en confiant un rôle aux lumières, à l’éclairage, dans la mise en place des signes à décrypter pour appréhender la scène : « Le décor sombre du début devra, dans la scène de la séduction, se transformer, par l’éclairage ; puis deviendra verdâtre, aquatique, vers la fin de la même scène ; puis s’obscurcira davantage, tout à la fin ». La lumière est pour lui associée à l’enfance, à la légèreté, ce qui laisse peser le doute sur la valeur de la séduction opérée par Roberte, sur la positivité du désir qui éloigne Jacques de ses préoccupations existentielles. Roberte est la seule à le comprendre, mais elle le convainc de l’épouser, ce qui n’est pas sans contenter leurs parents. Cette ambivalence est suggérée avec le retour d’une lueur « verdâtre, aquatique » à la fin de la pièce, jusqu’au noir, qui suggère l’échec, la soumission au monde adulte, et peut-être même la noyade de Jacques dans les bras de Roberte.

Ionesco indique que les personnages « peuvent porter des masques », mis à part Jacques. Le masque apparaît lisiblement comme le masque social de la convention, et il permet d’exclure clairement Jacques, qui n’est pas hypocrite, qui est profondément différent de ceux qui l’entourent, mais qui est aussi vulnérable, lisible, alors que les autres se dissimulent et se protègent. Le fait que Roberte porte un masque, nécessaire pour figurer ses trois nez, et que Jacqueline en soit également dotée d’un, montre que la différence n’est pas générationnelle, que la rébellion de Jacques n’est pas liée à son âge, mais qu’au contraire sa singularité lui est bien propre.

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Après sa longue didascalie, Ionesco reprécise : « Tableau silencieux quelques secondes ». Avant le flux de parole, il propose donc une entrée par l’image. Il faut la lire, apprécier l’esthétique mise en place, percevoir le réalisme de la scène, décrypter les premiers signes, anticiper peut-être les premières paroles. Le visible préside donc, avant le lisible, le langage, qui peut-être en détourne quand il est mis en valeur par sa déconstruction.

Le dialogue commence in medias res après la mise en place de ce tableau, et il faut immédiatement noter que Jacques ne parle pas pendant cinq pages. Son silence inscrit sur le plateau la place de la révolte qui a eu lieu, qui est absente, que l’on ne perçoit que par ses restes, ses conséquences, par les réactions de ses parents. Ce manque liminaire met l’accent sur la soumission plutôt que la révolte (on n’assiste pas au refus de Jacques), et pourtant, son silence est peut-être plus puissant. Si le dialogue et le langage relèvent du social, s’ils inscrivent nécessairement dans un rapport de force, le silence est alors une forme de résistance radicale.

La première à parler est la mère de Jacques, « pleurant ». On peut déjà pressentir la disproportion entre le motif qui suscite ses larmes et sa réaction : la cause est indifférente, ce n’est pas elle qui importe, mais la mise en scène qu’elle provoque dans la famille. Le lecteur-spectateur est propulsé au cœur du drame avec cette entrée en matière, mais très rapidement, l’empathie se déplace, s’éloigne des membres de la famille, détournée et attirée par le silence de Jacques, au cœur de la scène, au centre de la narration qui ne se dégage qu’en creux.

Les premières phrases de la mère résonnent de façon réaliste, jusqu’à l’exclamation et à l’accumulation « Tu n’aimes donc plus tes parents, tes vêtements, ta sœur, tes grands-parents !!! ». Les vêtements, en faussant la valeur des autres éléments de l’accumulation, viennent introduire un décalage. La ponctuation excessive suggère quant à elle un jeu outrancier, une douleur caricaturale de la mère, aussitôt discréditée. On peut aussi noter l’importance des possessifs, qui expriment le règne de la propriété, et de la deuxième personne du singulier, qui focalise l’attention sur Jacques. Aussitôt après, le discours de la mère continue à se dégrader, son désir de convaincre son fils est manifeste – « songe donc, mon fils, songe… », invitation baudelairienne – mais ses arguments sont contre-productifs. Elle contredit l’amour maternel en disant qu’elle l’a nourri au biberon, et cette révélation inefficace et inavouable la trahit pour de bon.

Jacqueline, sa fille, est prise à parti, ce qui d’emblée assimile les deux figures et marque un redoublement parfait, sensible dans son approbation et son expression tout aussi dramatique. Le fait que Jacqueline confirme ce dont elle ne peut se souvenir, ce qui ne peut que lui avoir été dit amène à s’interroger sur son statut, ambigu tout au long de la pièce. Il semble qu’elle soit pleinement acquise aux adultes, là où son âge devrait la rapprocher de Jacques.

La mère repart de plus belle après cet assentiment, comme si les paroles de Jacqueline avaient la valeur d’une preuve irréfutable. Les pronoms saturent son discours, dans lequel elle revendique son rôle de mère, et soulignent la conception singulière de l’éducation chez les Jacques. Outre les apprentissages, l’amour des parents se manifeste dans les fessées, les remontrances, les interdits, la mise en place de limites. Eduquer signifie chez eux faire entrer dans le rang – alors qu’à mesure que Jacques grandit, il exprime de plus en plus fermement son désir de sortir du rang. Les valeurs positives et négatives sont mêlées dans son propos, ce qui a pour effet de déconstruire le genre de l’éloge humaniste de l’éducation, à la Rabelais ou à la Montaigne. La voix de Ionesco se fait entendre par-derrière celle de la mère, on entend en creux sa critique de l’éducation comme interdiction, contre la liberté et la créativité, et son encouragement à la transgression.

Jacques mère dit ensuite explicitement : « J’ai été pour toi plus qu’une mère » avant de faire la liste de ses rôles, dévoilant une maternité débordante, invasive, et peut-être un œdipe inversé, duquel veut se libérer Jacques. Les genres son confus, elle se dit aussi son mari – et non sa femme – mettant peut-être en place un premier jalon interprétatif. La possession est totale. La mère se présente enfin comme une guerrière, en ayant recours à l’héroïcomique, au style épique du combat – « Je n’ai reculé devant aucun obstacle, devant aucune barricade, pour satisfaire tous tes plaisirs d’enfant ». Ce faisant, Jacques mère se présente comme une héroïne à louer pour son travail, comme une mater dolorosa plus vindicative qu’éplorée. Elle développe ces plaisirs de Jacques de façon paradoxale, en les confondant avec des douleurs qu’elle inflige elle-même à son propre enfant, en véritable bourreau : de façon symbolique, elle dit lui arracher ses « petites dents mignonnes », ses dents de lait – ce qui ramène à Canine encore une fois –, dans le but probablement de le faire grandir plus vite, d’accélérer sa croissance. Le combat héroïque pour l’enfant devient lutte contre lui.

Comme Lear à ses filles, la mère de Jacques lui reproche son ingratitude, et comme chez Shakespeare, son procédé est contre-productif, il nourrit le rejet et la haine plutôt que l’amour. Sa tirade est redoublée par sa fille, qui intervient elle aussi avec une volonté argumentative mais qui est encore plus à côté que sa mère. Leurs commentaires jouent le rôle de didascalies internes et révèlent le silence de Jacques, et plus encore sa surdité, qui empêche le dialogue d’avoir lieu, qui le rend obsolète : « Dire que tu te tais, têtu ! Tu ne veux rien entendre ». Les [t] démultipliés attaquent Jacques comme une mitraillette, ou imitent de façon plus sournoise le son de la désapprobation. Jacques se bouche les oreilles, dit sa sœur, exprimant ainsi son refus, sa rébellion, rendant inutile et impossible tout discours et toute remontrance, et il a un air dégoûté qui est également celui du lecteur-spectateur au-delà du rire que peuvent provoquer les jeux de langage. Jacqueline prend acte de sa façon de désamorcer le dialogue en parlant de lui à la troisième personne, en employant le pronom « il » de la non-personne selon la pensée de Benveniste, qui absente du discours et donc ici de la scène. L’objectif pour la famille de Jacques est alors de le faire parler, pour avoir une prise sur lui, et pour pouvoir le convaincre. Le néologisme « dégoûtanté » suggère également que Jacques est dégoûtant aux yeux de sa famille, car il est différent, ce que confirme la conclusion de la mère, qui est que son malheur est causé par ce monstre. Le monstre n’est ni homme, ni animal, c’est un être hybride – comme Roberte avec son masque –, ce qu’est l’adolescent, ni enfant, ni adulte, en mutation, dont on veut accélérer la métamorphose.

Une nouvelle didascalie interne introduit le discours de la grand-mère. Jacques est entouré par un cercle de voix féminines, celui des génitrices, qui manifestent la filiation par l’utérus et non encore celle plus traditionnelle transmise par le père. La grand-mère de Jacques va tenter à son tour de l’émouvoir comme l’annonce sa mère, afin de le soumettre par les sentiments. Il s’agit de lui faire connaître la dette qu’il a à payer, la dette symbolique de la vie qui devient ici matérielle, et qui s’oriente vers l’avenir : en reproduisant le modèle familial et en faisant lui-même des enfants, Jacques s’acquittera de sa dette envers ses parents. Les paroles de la mère sont ici performatives, la grand-mère obéit à la présentation de la mère, et c’est ce même pouvoir qu’elles voudraient toutes deux exercer sur Jacques, qui se dérobe à leurs injonctions et leurs prières.

La grand-mère de Jacques l’invite à l’écouter – alors qu’il a les oreilles bouchées – et conduit à son tour une argumentation contre-productive. Elle revendique son expérience, mais invoque une histoire qui semble sans lien avec la situation, au sujet d’un arrière-oncle qui a trois habitations. Cette digression a surtout pour effet de souligner le poids de la famille, de l’exemple à reproduire de génération en génération. Contrairement à la mère, Jacques grand-mère renonce vite et acte son échec, « Non, je n’ai pas pu le convaincre. Oh ! pauvres de nous », révélant que son désir était bien de le convaincre.

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La première voix masculine depuis le début de la pièce est introduite par Jacqueline, qui est comme un narrateur, comme un metteur en scène de la comédie familiale : elle introduit les personnages et décline leur identité, avant de distribuer la parole. La vieillesse du grand-père centenaire est ainsi indiquée, faisant de lui l’incarnation de la tradition, de la mémoire. Néanmoins un tel âge implique également qu’il est incapable de parler. Son efficacité sur scène est donc toute relative, il apparaît aussitôt comme un pur ressort comique. Le père de Jacques parle alors pour la première fois et précise que le grand-père est sourd-muet, comme Jacques lui-même à ce moment-là, et cette présentation polyphonique de l’ancêtre montre l’harmonie de leur discours, leur capacité à le déplier entre eux, à se compléter les uns les autres. Comme Jacques qui n’est pas vraiment sourd-muet, le grand-père est capable de chanter. Il chante alors la perte résignée de sa jeunesse, à travers une figure d’ivrogne. Cette nouvelle modalité du discours reste néanmoins sans effet sur Jacques.

D’emblée, Jacques père exprime son défaitisme. Contrairement aux femmes, il n’engage pas de tentative pour convaincre Jacques : « Tout est inutile, il ne fléchira pas ». Ce dernier verbe met en valeur le fait que le motif de la discorde est toujours tu, ce qui ménage le coup de théâtre que sa révélation devrait produire. Ce silence central, au cœur de la scène, que redouble celui de Jacques, laisse le champ libre à l’imagination, et donc possible l’idée que Jacques ait exprimé le désir de sortir, de partir. Cette hypothèse rapproche cette pièce d’une autre de Ionesco, antérieure, Les Chaises, dans lequel la vieille raconte :

Nous avons eu un fils… il vit bien sûr… il s’en est allé… c’est une histoire courante… plutôt bizarre… il a abandonné ses parents… il avait un cœur d’or… il y a bien longtemps… Nous qui l’aimions tant… il a claqué la porte… Mon mari et moi avons essayé de le retenir de force… il avait sept ans, l’âge  de raison, on lui criait : Mon fils, mon enfant, mon fils, mon enfant… il n’a pas tourné la tête.

Son mari répond à son tour : « Hélas, non… non… nous n’avons pas eu d’enfant… J’aurais bien voulu avoir un fils… ». La contradiction première semble pouvoir être dépassée si, comme le père de Jacques dans quelques pages, on fait l’hypothèse que le vieux a renié son fils, et qu’il le tient comme mort-né plutôt que d’avoir à vivre avec la honte qu’il lui a infligée – quelle qu’elle soit. Plus loin, le même vieux dit : « Je sais, je sais, les fils, toujours, abandonnent leur mère, tuent plus ou moins leur père… », actant le potentiel destructeur du fils, dans tous les cas.

La voix encore discrète du père est recouverte par celle de la sœur, qui a son tour entreprend de convaincre Jacques. Alors qu’ils sont tous deux de la même génération, Jacqueline semble acquise aux adultes, elle incarne un exemple de ce que doit devenir Jacques suivant les désirs de ses parents, à leur idéologie tyrannique, elle est soumise à eux et à leur régime totalitaire, comme si elle avait subi un lavage de cerveau. On le perçoit par la conformité de son discours avec ceux qui précèdent. Comme la mère, dont elle est décidément extrêmement proche, elle exprime un amour paradoxal pour Jacques : « Malgré tout l’immense amour que j’ai pour toi, qui gonfle mon cœur à l’en faire crever, je te déteste, je t’exertre ». Jacqueline souligne là le caractère forcé, superficiel de l’amour familial, un amour de surface qui dissimule mal la haine, et plus précisément ici le plaisir masochiste de la possession primaire : la sœur s’adresse au frère et le gronde comme à une poupée – « Tu n’es pas bien élevé. Je te punirai » –, lui reproche de causer du malheur à leurs parents. Ce faisant, elle reproduit le modèle de la mère comme les petites filles lorsqu’elles jouent à la poupée, en se donnant à son tour ce rôle de mère qu’elle n’a pas. En guise de menace, Jacqueline lui dit : « Je ne t’amènerai plus mes petites camarades pour que tu les regardes quand elles font pipi », révélant le désir sexuel de Jacques. Cette phrase annonce le pouvoir qu’aura Roberte sur Jacques, et son intérêt particulier pour la sexualité. Cette menace est fondée sur une logique d’échange, un marchandage moral : les plaisirs ne sont accordés que si Jacques est poli et que s’il se soumet aux rites familiaux.

Après la sœur, le père prend enfin la parole à son tour. Néanmoins, il n’a pas l’intention de le convaincre, il tire les conséquences de son attitude. Ce père adopte une posture tragique lorsqu’il dit « Tu n’es pas mon fils. Je te renie. Tu n’es pas digne de ma race », qui évoque celle de Dom Louis reniant Dom Juan à la scène 4 de l’acte IV dans la pièce de Molière :

Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre, et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas, que nous savons peu ce que nous faisons, quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles, et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles, je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables, et ce fils que j’obtiens, en fatiguant le Ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes dont on a peine aux yeux du monde d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent à toutes heures à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services, et le crédit de mes amis ? Ah, quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres, qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler, et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né, ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage, au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal, est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur, qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous.

[…] je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme ; mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître.

Cette intertextualité entre ces deux tirades paternelles rapproche Jacques de Dom Juan, le libertin et l’insoumis. Néanmoins, cette référence passe par une dégradation : le tragique et le sérieux deviennent comiques, vulgaires (au sens latin, de ce qui relève de la foule, du commun des hommes) triviaux, selon le mécanisme du registre burlesque. Jacques père, donc, renie son fils, et ce faisant, le libère de la famille qui lui pèse, de la paternité dont il souffre, et cette décision pourrait offrir satisfaction à Jacques. Néanmoins, le projet du père est probablement davantage de le faire réagir, de l’isoler au sein de sa « race », de l’en exclure.

La rébellion de Jacques fait éclater d’autres dissensions : alors que Jacques mère a discrètement reproché à son mari de ne pas fesser son fils dans sa propre tirade, Jacques père critique sa femme et sa belle-famille, suivant un motif traditionnel dans la comédie moderne : « Tu ressembles à ta mère et à sa famille d’idiots et d’imbéciles ». Pire encore, Jacques père désamorce lui-même cette critique en disant que peu importe les qualités de son épouse, car elle est une femme, révélant une misogynie assumée.

Cette digression mise de côté, Jacques père exprime son désir de se faire entendre, et plus encore de voir Jacques se soumettre. Mais comme sa femme, il dévoile la vérité sans le vouloir, en parlant de leur « famille véritable de sangsues, de torpilles authentiques ». L’image des sangsues met tout particulièrement l’accent sur cette question du sang, sucé par les parents, alors qu’il est donné en héritage aux enfants. Ils sont montrés comme des animaux qui donnent la vie pour mieux la reprendre, mieux la maîtriser et la soumettre. Jacques père évoque également son rang, son sexe et son talent, employant à nouveau un registre noble, en décalage avec la situation et le discours des autres personnages. Il élève la dignité de son fils, et ce faisant assimile Jacques à un prince qui refuserait de jouer son rôle, d’accepter la charge qui lui incombe. Jacques père continue de parodier la tragédie et l’épopée lorsqu’il invite son fils à être à l’écoute de son sang, capable de parler de lui-même – comme dans Richard III de Shakespeare, lorsqu’Anne dit à Richard : « Voyez, messieurs, voyez, les blessures du mort / Ouvrent leurs bouches froides et saignent de nouveau », suivant la croyance populaire selon laquelle le corps de la victime se mettait à saigner en présence de l’assassin, selon laquelle la plaie se rouvrait face au criminel, et le sang se montrait ainsi capable de révéler la vérité.

Par rapport à ceux qui l’ont précédé, le père tient un discours haut, le plus proche d’une argumentation. Il répète une nouvelle fois qu’il le renie, en agrandissant encore la filiation : « tu te montres indigne, à la fois de tes ancêtres, de mes ancêtres, qui te renient au même titre que moi ». Ce faisant, il inscrit Jacques dans une longue lignée, qui remonte peut-être aux Plantagenets cités par la grand-mère.

Mais de façon encore plus significative, Jacques père amplifie l’accusation par le bas, en faisant référence aux enfants que Jacques n’aura pas : « tes descendants qui certainement ne verront jamais le jour ». Soit il anticipe là le refus à venir de se marier, soit on peut proposer une hypothèse plus moderne, selon laquelle Jacques aurait révélé à sa famille son homosexualité, qui paraîtrait à son père incompatible avec une quelconque forme de paternité. Jacques père dit que les enfants qu’il n’aura pas « préfèrent se laisser tuer avant même qu’ils n’existent », avant de l’appeler « Assassin » et « Patricide ». Aujourd’hui, en 2015, on entend là le discours des anti-avortement, certes poussé à l’extrême car les enfants de Jacques n’ont pas même été conçus. Il attribue des sentiments à ceux qui ne sont pas nés, ceux qui n’existent qu’en pensée, et pose l’équation suivant : ne pas naître revient à être tué, et ce discours ne manque pas de faire écho aux récentes polémiques suscitées par la question du mariage pour tous et de la GPA et de la PMA.

Jacques père, qui incarne l’exemple de celui qui a parfaitement reproduit le modèle familial, en donnant naissance à un garçon et une fille, est dans la position – ou la posture ? – de celui qui renonce. Et comme Dom Louis, il regrette d’avoir désiré un fils, le mettant au même plan qu’un coquelicot. Cette clausule produit l’effet d’une chute qui ramène son discours au même niveau que celui des autres membres de la famille qui se sont exprimés, avant qu’il ne relance le dialogue en se détournant de son fils pour accuser sa femme de la naissance de leur fils. Loin de le contredire, Jacques mère accepte le reproche et dit son désespoir. Jacques père assimile son fils à un vice, par homophonies, et invoque le sentiment de honte qu’il suscite chez lui. Puis il réduit cette affaire à une « sotte histoire de femme ». Jacques mère se tourne à son tour vers son fils et lui reproche de se faire engueuler par son mari.

Le rôle de tragédien du père n’est pas encore terminé, il annonce son départ, se sentant face à « un destin irrévocablement capitonné ». Il glose son geste avant de l’effectuer, le justifie en disant qu’il les quitte pour rester digne de ses aïeux, et emporte avec lui la tradition. On voit bien là que le paternel incarne les valeurs de la famille, qu’il la soumet à son patriarcat, et dans ces conditions, son départ pourrait dissoudre la cellule familiale, ce que suggèrent les réactions des femmes, qui le dramatisent. Jacques mère le supplie de rester en poussant des cris et en renvoyant à Jacques sa part de responsabilité dans cette décision, et sa sœur redouble les paroles du père en le traitant d’animal, d’extraterrestre. Comme eux, Jacques produit du trouble – suivant le scénario classique de l’intrusion d’un étranger dans un milieu constitué –, il perturbe l’ordre. La tension générée par cette annonce du père est mise en balance par le chant du grand-père, en décalage complet, et redoublée par les menaces de la grand-mère que cette irruption provoque et la violence qui s’ensuit, lorsqu’elle donne un coup de poing sur la tête du vieux.

De façon extrêmement théâtrale, se mettant lui-même en scène, Jacques père ménage sa sortie, la prépare, en redisant « Irrévocablement, je quitte cette pièce », évoquant Alceste, dans la dernière scène du Misanthrope : « Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices ; / Et chercher sur la terre, un endroit écarté, / Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté ». Ce départ dramatisé, qui joue avec les codes du théâtre, qui semble avoir pour unique vocation de déclencher une réaction chez Jacques, évoque également les mises en scène des enfants qui partent bouder, dans l’espoir d’être rattrapés. Néanmoins, alors qu’Alceste part pour de bon dans le désert, loin des hommes, Jacques père ne délaisse pas le foyer. Il se contente de quitter la chambre de Jacques : « Je vais dans ma chambre à côté, je plie bagages et ne me reverrez qu’aux heures des repas et quelquefois dans la journée et dans la nuit pour y goûter », et d’introduire la thématique bientôt centrale de la nourriture.

Une dernière phrase du père dans cette tirade ouvre encore des perspectives. Il dit à Jacques : « Et tu me le rendras ton carquois ! Dire que tout cela c’est pour faire jubiler Jupiter ». La connotation mythologique est évidente par la mention de Jupiter, Jacques est désigné comme un Cupidon dépossédé de ses flèches ardentes, qui sèment le trouble en faisant naître l’amour dans le cœur de ceux qu’elles touchent. Dans la mythologie, Jupiter, le maître des autres dieux et de tous les hommes, qui agit en père avec eux – figure proche de celle de Jacques père, puis de Jacques dans L’Avenir est dans les œufs – voit en effet en Cupidon une menace, et on pourrait lui attribuer le désir de lui ôter ses flèches. La topique amoureuse est ici discrète mais bien présente, et l’assimilation de Jacques à Cupidon pourrait encore nourrir l’hypothèse d’amours désordonnées.

Jacqueline tente d’amadouer son père en mettant l’attitude de Jacques sur le compte de sa puberté, et ce qu’elle implique d’évolutions corporelles grâce aux hormones, de changements comportementaux, et de rébellion. Par cette explication rationnelle, elle veut désamorcer la crise, retenir son père, qui néanmoins réitère ses adieux avant de sortir de façon extrêmement théâtral. Jacqueline souligne aussitôt le caractère ambigu de ses paroles, « Adieux, fils de porc et de poche » : on ne sait précisément si c’est Jacques qu’il désigne, mais sa fille commente « Il l’insulte en s’insultant ».

Jacques mère se tourne vers Jacques et redit ce que son mari a annoncé, qu’il est renié et maudit, mais une confusion s’immisce quant à la question de l’héritage. Les conséquences premières de la crise de Jacques, que souligne Jacqueline, est que pour la première fois le père a fait une « scène » à la mère. Jacques déclenche les passions, à cause de lui, le vernis des conventions s’écaille, il génère des conflits multiples qui mettent en valeur la structure dramaturgique de la pièce : il s’agit de résoudre ces conflits. La mère entreprend donc une nouvelle tentative, et lui rappelle fermement sa filiation en répétant « Fils ! fils ! », ce qui souligne le fait que depuis le début de la pièce, Jacques n’a pas été nommé une seule fois, il a simplement été déterminé par sa place dans la famille, comme Jacqueline. Les relations familiales priment largement sur l’identité propre, elles sont assénées à chaque instant. Jacques mère demande ensuite à son fils une réponse instinctive, « sans réfléchir », comme si elle souhaitait faire parler la nature, comme si sa réflexion le dénaturait, elle veut mettre fin à ses pensées, qui seraient peut-être à l’origine de sa rébellion selon elle. En disant cela, elle veut le faire revenir à une relation primaire, celle du bébé ou de l’animal.

Pour la première fois depuis le début de la pièce, Ionesco indique : « Elle attend vainement une réponse ; Jacques, obstinément, se tait ». Jusque-là, Jacques aurait donc dû prendre la parole au milieu du flux de répliques qui l’entoure, mais aucune place ne lui était véritablement laissée dans le dialogue. La mère renonce face à son silence, et invite Jacqueline à sortir avec elle, en la disant seule à être dotée de bon sens, car elle ne se frappe pas dans la main. Cette indication suggère peut-être qu’elle reproche à Jacques de s’applaudir, de se flatter de son attitude, elle lui reprocherait donc de pêcher par orgueil. Jacqueline est encore prête à essayer de convaincre Jacques, mais elle est découragée par sa mère, qui invite à le laisser – ce qu’il souhaite probablement. Jacqueline corrige sa mère qui parle de « consomption », en parlant à son tour de « consombrition ». Le terme suggère que Jacques devient sombre par lui-même, à cause de lui-même, et l’ombre est généralement associé à la sortie de l’enfance chez Ionesco, à la projection dans le monde adulte, et la conscience de la mort. Jacques serait donc lui-même responsable de ce passage douloureux de la lumière à l’obscurité, la prise de conscience qui fait sortir de l’enfance aurait déjà eu lieu, mais il n’accepterait pas pour autant de se soumettre.

Les deux femmes quittent la scène, la mère en pleurant et Jacqueline à contrecœur. On a là une image de parfaite reproduction, de parfait dédoublement générationnel qui offre un contre-point à l’écart immense qui sépare Jacques de son père. La didascalie qui accompagne ce départ suggère la présence d’un narrateur, d’un conteur ou d’un chroniqueur : « Jacques mère, à la porte, prononce cette phrase désormais historique : … ». La présence de Ionesco se manifeste ici pour le lecteur seul, à moins d’imaginer un procédé qui en rende compte sur scène. Avec ce commentaire qui introduit une subjectivité dans l’écriture-même du texte, Ionesco élève son drame au rang de l’Histoire, de la mémoire collective, ce que redouble la phrase historique de la mère, qui annonce qu’il sera connu, en tant qu’acteur de papier, de mots : « On parlera de toi dans les journaux, actographe ! ».

Tous les protagonistes sortent à part Jacques, mais ils restent sur le seuil, à l’épier, à l’observer. L’embrasure de la porte devient un point de surveillance qui renforce le caractère carcéral de l’espace, comme si Jacques était vu au travers de l’ouverture d’une porte de prison – orifice chargé sexuellement dans Un chant d’amour de Genet, l’unique film qu’il a réalisé qui traite d’amours homosexuelles. Par cette observation située à la frontière entre deux lieux, les personnages anticipent que la solitude de Jacques pourrait l’amener à parler, à rétablir sa parole jusque-là cruellement manquante. Depuis le début, Jacques est en effet parlé plutôt que parlant, agi comme une marionnette, dépossédé de lui-même, dépersonnalisé. Ils l’épient comme une bête, deviennent spectateurs sur le plateau en regardant les conséquences de leur « scène » – mis à part les grands-parents, toujours en décalage avec la situation.

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