Jiminy Cricket

Nouveau rendez-vous avec Laura après lui avoir donné mes notes sur Jacques ou la Soumission et L’Avenir est dans les œufs. Alors qu’elle travaille en ce moment Journal en miettes, elle me fait remarquer que j’ai tendance à proposer une lecture manichéenne de la pièce, avec Jacques et Roberte d’un côté et leurs familles de l’autre. Elle me dit qu’elle voudrait sortir de cette logique qui distingue et sépare trop clairement personnages positifs et personnages négatifs, et qu’elle préfèrerait reléguer le jugement en spectateur, en entretenant une ambigüité. Pour appuyer sa pensée, elle me lit un extrait du Journal :

Chaque auteur dit objectif, ou juste, plein de raison, réaliste, a un méchant à châtier, un bon à récompenser. C’est pour cela que tout œuvre réaliste ou engagée n’est que mélodrame.

Mais si, au lieu de parler du méchant soudard allemand ou japonais ou russe ou français ou américain, ou du méchant bourgeois ou de la pétroleuse criminelle ou du hideux militariste ou du soldat traître et déserteur, etc., si, au lieu de tout cela, je déshabille l’homme de l’inhumanité de sa classe, de sa race, de sa condition bourgeoise ou autre ;

lorsque, derrière tout cela, je parle de ce qui est intimement moi, dans ma peur, dans mes désirs, dans mon angoisse, dans ma joie d’être ; ou lorsque je donne libre cours à l’imagination déchaînée, à la construction imaginative, je ne suis pas seulement moi, je ne suis pas un partisan, je ne suis plus avec celui-ci ou contre celui-là, je ne suis plus celui-là contre celui-ci, je ne suis plus seulement moi mais je suis tous les autres dans ce qu’ils ont d’humain, je ne suis plus le méchant, je ne suis plus le bon, je ne suis plus bourgeois, je n’appartiens plus à telle classe, à telle race, à cette armée-ci ou à cette armée-là.

– Mais je suis bien l’homme dépouillé de tout ce qui en lui est mentalité partisane, séparation, déshumanisation, homme aliéné par le choix ou le parti, et je ne hais plus les autres. C’est là le lieu de l’identification profonde, c’est là le moyen d’y parvenir.

Ionesco refuse d’être pour ou contre, il voudrait être tous les autres, en dépassant la haine par l’humain. Cette pensée et la volonté de Laura de l’investir dans la lecture de la pièce amène à situer le texte non à l’échelle de la société, sur laquelle Ionesco tiendrait un discours critique, mais à celle de l’intime, de l’humain. Le moyen de complexifier les représentations des adultes, notamment des parents, serait alors de leur attribuer des extraits du Journal, capables de révéler la faiblesse qui les fait agir ainsi.

Laura me dit également que dans sa vision de la pièce, Jacqueline était la petite sœur, plutôt que la grande comme je le pensais, ce qui impliquerait qu’elle est en phase d’apprentissage elle aussi, peut-être encore inconsciente des enjeux de la formation de Jacques. C’est là une autre complexité à explorer pour densifier notre lecture de la pièce. – Et tout aussitôt, on prend conscience que l’on ne parle pas forcément depuis le même lieu, que moi je suis pleinement déterminée par ma lecture récente et fouillée des pièces de Ionesco, alors que Laura parle surtout de sa version du texte, qui prend parfois ses distances avec la pièce. Et ce décalage se présente quand je dis Jacques et qu’elle répond Camille.

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Au gré de notre dialogue, nous en venons à poser la question de la contrainte des comédiens. Au cours de mes lectures, je me la suis posée à plusieurs reprises, car je connais les membres de la Pièce Montée et je me suis plusieurs fois demandé quels choix feraient Laura, et tout particulièrement par qui serait interprété Jacques, car le comédien, avant même d’avoir parlé ou joué, offre une première interprétation du personnage, qu’il faut maîtriser autant que possible. Dès lors que Laura travaille au sein d’une compagnie, sa liberté peut être limitée dans l’attribution des rôles, mais elle m’a appris qu’elle était encore à la recherche d’un Jacques. Cette question de la mise en œuvre du projet, de la mise en scène au sens propre du texte auquel on aboutira, m’amène également à demander à Laura si elle a pour de bon fait une croix sur l’emploi de la vidéo sur scène. Dans Albatros de Fabrice Melquiot, elle y avait eu recours et cela m’avait particulièrement plu, comme souvent dans les spectacles que je vais voir, par la densité qu’elle apporte, et le trouble qu’elle introduit sur scène. Mais il n’y en aura pas ici, ce qui n’empêche pas de concevoir d’autres formes de figurations en live sur scène, picturales par exemple, notamment inspirées par Magritte, dont l’importance des motifs des fenêtres et des portes dans ses œuvres le rapprochent de Ionesco.

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Toutes deux, nous réalisons que nous sommes confrontées à des difficultés lorsque nous voulons cerner le personnage de Jacques. Les motifs de ses refus sont assez flous, car aucun monologue ne révèle son véritable point de vue, et son dialogue avec Roberte épaissit le mystère plutôt que de le dissiper. On pourrait attribuer ses rejets et ses résignations à un esprit de contradiction qui le porte de façon systématique et non pensée contre l’autorité, mais cela est peu satisfaisant. De même, on se heurte à une difficulté lorsque l’on se demande pourquoi la révélation de Jacqueline produit un tel effet sur Jacques, alors qu’il semble déjà avoir conscience du temps. Sa progression est problématique, et sa complexité n’est qu’en partie dénouée à la fin de la pièce, dans son dialogue avec Roberte.

Quoi qu’il en soit Laura a le désir de laisser ouverte cette posture de Jacques, c’est pourquoi ces motifs de refus peuvent varier. Laura a donc imaginé plusieurs révélations possibles au moment où Jacques se soumet, lorsqu’on lit dans le texte de Ionesco « Eh bien oui, oui, na, j’adore les pommes de terre au lard ! » : « D’accord, je reste » ; « d’accord, je ne poserai plus de question » ; « d’accord, je suis heureux » ; « d’accord, je vous aime »… Les réactions des parents laissent ouvertes toutes ces possibilités, et c’est par elles que l’on peut sortir du manichéisme, car peut-être que Jacques n’est pas tout à fait innocent, que ses parents ont de véritables raison de le blâmer. L’inconvénient de ce type de phrase est qu’il annule l’effet de disproportion, il rétablit une vraie cause au refus, ce qui éloigne la pièce du cauchemar et la ramène à une situation réaliste, profondément ancrée dans la réalité.

Or le cauchemar tient une place centrale dans la pièce et dans Journal en miettes. L’absurdité des situations n’est pas sans évoquer les œuvres de Kafka, notamment Le Procès, dans lequel c’est précisément l’absence de motif de son arrestation qui engage le condamné dans le processus de culpabilité. Cette référence m’amène à relire l’analyse du kafkaïen par Kundera dans L’Art du roman, et à mettre en résonance plusieurs extraits :

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Quand Kafka a lu à ses amis le premier chapitre du Procès, tout le monde a ri, y compris l’auteur : le comique est inséparable de l’essence même du kafkaïen.

Mais c’est un piètre soulagement, pour l’ingénieur, de savoir que son histoire est comique. Il se trouve enfermé dans la blague de sa propre vie comme un poisson dans un aquarium ; il ne trouve pas ça drôle. En effet, une blague n’est drôle que pour ceux qui sont devant l’aquarium ; le kafkaïen, par contre nous emmène à l’intérieur, dans les entrailles d’une blague, dans l’horrible du comique.

Dans le monde du kafkaïen, le comique ne représente pas un contrepoint du tragique (le tragicomique) comme c’est le cas chez Shakespeare ; il n’est pas là pour rendre le tragique plus supportable grâce à la légèreté du ton ; il n’accompagne pas le tragique, non, il le détruit dans l’œuf en privant les victimes de la seule consolation qu’elles puissent encore espérer : celle qui se trouve dans la grandeur (vraie ou supposée) de la tragédie. L’ingénieur a perdu sa patrie et tout l’auditoire rit.

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(…) le kafkaïen n’est pas une notion sociologique ou politologique. On a essayé d’expliquer les romans de Kafka comme une critique de la société industrielle, de l’exploitation, de l’aliénation, de la morale bourgeoise, bref, du capitalisme. Mais, dans l’univers de Kafka, on ne trouve presque rien de ce qui constitue le capitalisme : ni l’argent et son pouvoir, ni le commerce, ni la propriété et les propriétaires, ni la lutte des classes.

Le kafkaïen ne répond pas non plus à la définition du totalitarisme. Dans les romans de Kafka, il n’y a ni le parti, ni l’idéologie et son vocabulaire, ni la politique, ni la police, ni l’armée.

Il semble donc plutôt que le kafkaïen représente une possibilité élémentaire de l’homme et de son monde, possibilité historiquement non déterminée, qui accompagne l’homme quasi éternellement.

(…)

Il y a des tendances dans l’histoire moderne qui produisent du kafkaïen dans la grande dimension sociale  la concentration progressive du pouvoir tendant à se diviniser ; la bureaucratisation de l’activité sociale qui transforme toutes les institutions en labyrinthes à perte de vue ; la dépersonnalisation de l’individu qui en résulte.

Les Etats totalitaires, en tant que concentration extrême de ces tendances, ont mis en évidence les rapports étroits entre les romans de Kafka et la vie réelle. (…) la société dite démocratique connaît elle aussi le processus qui dépersonnalise et qui bureaucratise ; toute la planète est devenue la scène de ce processus. Les romans de Kafka en sont une hyperbole onirique et imaginaire ; l’Etat totalitaire en est une hyperbole prosaïque et matérielle.

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La société totalitaire, surtout dans ses versions extrêmes, tend à abolir la frontière entre le public et le privé ; le pouvoir, qui devient de plus en plus opaque, exige de la vie des citoyens qu’elle soit de plus en plus transparente. Cet idéal de vie sans secret correspond à celui d’une famille exemplaire : un citoyen n’a pas le droit de dissimuler quoi que ce soit devant le Parti ou l’Etat, de même qu’un enfant n’a pas droit au secret face à son père ou à sa mère. Les sociétés totalitaires, dans leur propagande, affichent un sourire idyllique : elles veulent paraître comme « une seule grande famille ».

(…)

Non pas la malédiction de la solitude, mais la solitude violée, telle est l’obsession de Kafka !

6

Dans le monde bureaucratique du fonctionnaire, primo, il n’y a pas d’initiative, d’invention, de liberté d’action ; il y a seulement des ordres et des règles : c’est le monde de l’obéissance.

Secundo, le fonctionnaire effectue une petite partie de la grande action administrative dont le but et l’horizon lui échappent ; c’est le monde où les gestes sont devenus mécaniques et où les gens ne connaissent pas le sens de ce qu’ils font.

Tertio, le fonctionnaire n’a affaire qu’à des anonymes ou à des dossiers ; c’est le monde de l’abstrait.

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Nous avons ensuite réfléchi à la figure de la mère dans la pièce, ce qui a amené Laura à me parler des films de Xavier Dolan, qui placent cette figure en leur centre, notamment J’ai tué ma mère et Mommy. Dans ces films, le jeune réalisateur rend compte de l’amour paradoxal qui l’unit à sa mère, ce qui le rapproche de Ionesco qui exprime lui aussi un rapport compliqué à sa mère dans Journal en miette. Mais là se pose la question de la mise en rapport de l’auteur et du personnage, de leur proximité, qu’il ne faut pas forcer.

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Nous en sommes venues à réfléchir au projet de Laura, à l’adaptation qu’elle est en train de concevoir de cette pièce, de ces textes. Je n’ai volontairement pas encore lu son travail, en cours d’élaboration, mais d’après ce qu’elle me dit, il me semble qu’il lui faut densifier l’écriture, prendre plus d’éléments de la pièce pour mieux les modifier. Ce qui lui semble pour le moment au cœur de son projet est la tension entre l’amour et le non-amour, ce qui ne me convainc pas, car Jacques est à mon sens indifférent à l’amour de ses parents, aussi paradoxal soit-il. Il donne l’impression d’avoir été propulsé dans une famille qui n’est pas la sienne, ce que laisse entendre son discours à Roberte, fourni de pronoms dont la référence nous manque :

Lorsque je suis né, je n’avais pas loin de quatorze ans. Voilà pourquoi j’ai pu me rendre compte plus facilement, que la plupart, de quoi il s’agissait. Oui, j’ai vite compris. Je n’ai pas voulu accepter la situation. Je l’ai dit carrément. Je n’admettais pas cela. Ce n’était pas à ceux que vous connaissez, qui étaient là tout à l’heure, que je disais cela. C’était aux autres. Ceux que vous connaissez, ils ne comprennent pas très bien…non…non…mais ils le sentaient…on m’assura qu’on porterait remède.

La pièce et le Journal nourrissent le travail de Laura, qui veut en outre écrire. Il n’est plus question de distinguer trois parties qui se succèderaient, mais de confronter trois modes d’écriture qui invitent au tri et au montage. Laura a le sentiment de piller les textes en procédant à cette réécriture. Je l’encourage pleinement dans cette voie, mais il me semble qu’il lui faut resserrer son projet autour des questions qu’elle veut aborder. Outre l’amour, elle me parle du temps, de l’angoisse de la mort, de la pourriture… Raisonnant comme une récente étudiante et une jeune enseignante, je dis à Laura que ce qui me semble manquant pour le moment est une problématique, mot grossier, trivial, que je regrette de ne pouvoir substituer par d’autres qui me paraissent trop vagues – axes, questions, orientation… Il me semble qu’une problématique pourrait la guider dans l’écriture, pourrait lui permettre de ficeler toutes les intuitions qu’elle a, de les réunir dans une dynamique sensible. Un prof mémorable nous disait que l’on devait chercher dans un texte non pas les réponses qu’il offre mais les questions qui se situent en amont. A l’inverse, l’écriture – dont je suis malheureusement bien incapable de parler – devrait répondre à des questions qui ne sont pas nécessairement présentes dans le texte.

L’enfance est un autre axe qui anime Laura, ce qui nous amène à réfléchir à la vision de l’enfance chez Ionesco, qui me paraît idéalisée, d’autant plus que le grand-père offre l’exemple d’un adulte proche de la sagesse de l’enfance – et son rejet par les autres adultes a tout son sens dans cette mesure. J’essaie de nuancer la conception un peu datée et défaitiste qui assimile le fait de grandir à la perte irrémédiable de l’enfance. L’esprit d’enfance est conservable à l’âge adulte, et c’est notamment la quête de Benjamin dans Enfance berlinoise, qui veut conserver contre la destruction de l’enfance et l’exil la capacité d’émerveillement, de ludicité propre l’enfant. Dans la conception de Laura, l’enfance est indissociable du conditionnement imposé à l’enfant, au désir de le faire entrer dans un moule, de lui imposer des attentes, comme l’incarne Jacqueline. Mais ce conditionnement, chez Ionesco, me paraît limité à l’échelle de l’intime, et reste indépendant de la société. La fin pessimiste et vaine de Jacques rend compte de cette question, c’est pourquoi il nous semble que L’Avenir ne doit pas constituer une suite à Jacques dans ce remodelage, mais qu’il doit être réinvesti dans son cœur.

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Il s’agit donc de travailler, de creuser, l’écriture, de l’aborder comme une matière à pétrir et non comme une création ex nihilo qui serait le fruit de l’inspiration. De mon côté, il est grand temps que je lise Journal en miettes, et lorsque Laura me demande comment je vais m’y prendre, je lui dis que je n’ai pas de méthode, qu’elle sera nécessairement différente de celle qui m’a guidée pour les pièces de théâtre, qu’elle se constituera en même temps que la lecture.

Tout ce que je lui conseille de faire la rapproche du travail que j’ai moi-même à faire pour la constitution de mon projet de thèse, et cette posture ne me plaît qu’à moitié. Nous nous sommes interrogées sur mon rôle, et il nous semble que je suis là pour déranger, pour poser des questions, pour mettre en doute – aussi désagréable cela puisse être, et aussi compliqué également, lorsque deux amies mettent en place une relation différente de celle qui les unit jusque-là. La mission de dramaturge m’évoque le personnage de Jiminy Cricket dans Pinocchio, qui incarne la conscience du personnage, présent à chaque fois que Pinocchio siffle, perché sur son épaule, qui est une voix de rappel, qui pousse à la réflexion – mais qui ne vient en aucun cas juger le travail et orienter les choix car tout le plaisir se trouve dans les recherches suscitées par ce dialogue.

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