« Toujours la tempête » de Peter Handke aux Ateliers Berthier – Le souffle épique de la mémoire

Alain Françon réunit autour de lui les comédiens qui lui sont chers pour sa dernière création, présentée aux Ateliers Berthier de l’Odéon. Toujours la tempête, texte de Peter Handke publié en 2012, est un récit épique qui touche à la mémoire et à l’histoire, à la traversée de la Deuxième Guerre mondiale par une famille de Slovènes de Carinthie, reconstituée par leur descendant, Peter Handke lui-même devenu narrateur, qui rend vie aux morts. Les 3h30 de spectacle sont portées par les comédiens, dirigés avec une précision qui les tient à distance de toute emphase, et dans une simplicité scénique qui focalise l’attention sur leur jeu et sur le texte.

Toujours la tempête - scénoLes limites du plateau sont floues. Incliné, il rejoint presque le sol jusqu’au faible espace qui le sépare du public, et ses côtés sont dénudés, laissant voir la structure de la salle. Sa matière évoque les maquettes qui reproduisent en miniature un terrain ou un village dans les musées, sous vitrine, avec ses anfractuosités, ses irrégularités, ses lignes qui dessinent des champs. De façon plus littérale, le discours le désigne comme la lande-steppe, la plaine inclinée de Carinthie, au sud de l’Autriche, où le descendant rassemble par la mémoire les membres de sa famille.

Comme les bancs qui émergent discrètement du sol ou s’y évanouissent, les souvenirs surgissent, et avec eux, les corps, les voix. Ce sont celles des grands-parents, de la mère, des trois oncles et de la tante. Leurs identités sont cernées avec la précision de celui qui ne les connaît pas et cherche à les saisir de façon synthétique : la sœur sombre, le Dom Juan Valentin, Benjamin le petit dernier, Gregor l’homme aux pommiers, et enfin sa mère, la joie. Le narrateur assiste à leurs dialogues, à la fois présent et absent, pris en compte et ignoré, maître d’œuvre de leur résurrection et témoin qui prend en notes leur histoire. Ce sont surtout ses mots à lui que Françon a élagués dans le texte de Handke, substituant à ses phases introductives et ses descriptions l’image de la scène et les gestes des comédiens.

Toujours la tempête - familleLe discours, central, qui parcourt le récit d’un bout à l’autre, constitué de longues envolées épiques ou de dialogues coudes à coudes, devient parole vive, sans même qu’il soit nécessaire de retoucher beaucoup le texte, dont la nature théâtrale est revendiquée et pourtant incertaine par la présence de ce narrateur. Et c’est cette parole, elle seule ou presque, qui devient spectacle, simplement enrichie par les cabrioles de Benjamin, les balancements d’un landau, un pommier onirique uniquement fait de pommes, la couleur vive d’une robe, l’expressivité d’un geste ou d’un regard. D’ailleurs, de façon symptomatique, le programme de l’Odéon est entièrement dévolu à la parole de Handke sur son propre texte, plutôt qu’à celle de Françon, comme si sa mise en scène n’était pas centrale, comme si son appréhension du texte n’était pas personnelle mais venait du texte lui-même.

Le cadre qui cerne la scène – mais pas le plateau – conserve son mystère, reste silencieux jusqu’au bout, comme le cyclorama qui sert de fond, qui pourrait être un écran de projection mais qui ne fait qu’illustrer les jours de mai peu avant la paix par sa teinte orangée. Les couleurs sont démultipliées sur scène par les lumières, jouant sur différentes atmosphères et sur des effets de contre-jour, et la musique ou des sons viennent ponctuellement accompagner les échanges. Mais c’est là tout ce qui s’ajoute à l’espace, aux comédiens qui s’y déplacent et apprivoisent son relief, franchissent ses limites et les brouillent, et au texte qu’ils profèrent. Ces trois éléments sont mis à l’honneur en même temps que mis à l’épreuve de la perception, qui ne peut s’attacher qu’à eux.

Toujours la tempête - blasphèneEt les phrase d’Handke, innombrables, résonnent, ses sentences autant que ses pointes d’humour, ses élans autant que ses trivialités. On se perd dans une tirade avant d’être rattrapé par une autre, comme Ursula – Dominique Valadié – attrape la mère du narrateur – Dominique Reymond, à la voix grave et séduisante – par les cheveux avant de révéler à leurs parents sa relation avec l’ennemi. C’est cet amour condamnable qui est à l’origine-même du récit, du narrateur qui ne connaît plus la langue des siens, si chère à leur cœur et à leur identité, et qui parle celle de celui qui l’a engendré, l’Allemand. Le spectacle se déroule dès lors comme un flux, il suit la continuité du texte qui juxtapose en cinq parties 1936, 1942, 1943 et 1945 sans ruptures nettes.

L’histoire dont il est question est moins marquée par les événements d’ampleur nationale ou internationale que par le destin de chacun des membres de cette famille : leurs départs, au front, pour le Reich à la recherche de l’Allemand, ou dans la forêt, pour résister ; leurs retours auprès des parents – Nada Strancar et Wladimir Yordanoff – et de l’enfant qui témoignera ; et leurs morts, successives, empilées les unes sur les autres jusqu’à la veille de la paix, leurs vies prises dans la tempête de la guerre, comme Lear dans la pièce de Shakespeare, à l’origine du titre de la pièce. Mais sur cette scène créée par la mémoire, les morts ou les absents ne sont pas condamnés aux coulisses, ils ressurgissent par leurs lettres ou l’évocation des souvenirs de ceux qui restent, de la même façon qu’ils ont tous fait leur apparition au début, invoqués par leur descendant, le bâtard sur qui s’abattent des sentiments contradictoires, d’amour et de rejet.

Si l’histoire ne leur aura pas donné raison, si elle n’aura pas été l’instance ultime qui délivre la vérité comme les résistants l’espéraient, Ursula-La Neigeuse et Gregor-Jonathan, si la paix n’apparaît que comme une nouvelle guerre déguisée, sans armes, non plus chaude mais froide, si elle ne fera que provoquer la misanthropie du seul survivant, Gregor aux pommes – Gilles Privat –, dont l’importance est croissante, imprévisible au départ, le descendant, lui, ne s’avoue pas vaincu. Son histoire personnelle est sa propre victoire, habité qu’il est par ses ancêtres. De descendant il est devenu géniteur de ceux qui le précèdent, par leur résurrection au-delà de la mort. Et les multiples variations du bonheur au désespoir, le plus marqué après la guerre et non pendant, s’achèvent avec ce point d’orgue plein d’amour et de foi, soutenu par celui qui a été rejeté et maudit, mais qui a aussi été capable d’entendre les complaintes slovènes de ses parents, leur résistance quotidienne par l’emploi de leur langue natale, les sinuosités de leur histoire dans le paysage de la lande-steppe.

Toujours la tempête - polkaLa mise en scène en elle-même ne joue pas particulièrement sur les effets d’immersion dans le passé, dans l’archéologie familiale, mais celle-ci a néanmoins lieu, de façon plus difficile, plus exigeante, par le texte et ceux qui le portent. Comme le narrateur, on suit le fil ténu de l’histoire des siens, leur histoire intime qui offre une perspective bien différente sur la grande Histoire mondiale. L’épopée est ramenée à une autre échelle, plus humble, celle de l’héroïsme familial, du poème d’envergure intime, capable de reconstituer une mythologie personnelle, celle de Handke lui-même qui a mûri le texte pendant vingt ans. Avec la même humilité, la même humanité, entièrement fondée sur des identités nettement déterminées, celle des comédiens, Françon rend compte de ce texte, offrant pour cadre à la grandeur et à la beauté de l’histoire anonyme la simplicité scénique.

F.

Pour en savoir plus sur « Toujours la tempête », rendez-vous sur le site de l’Odéon.

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