« Berliner Mauer : Vestiges » par le Birgit Ensemble au TGP – Côté Est

Ils sont quinze et se sont rencontrés au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique. Ils sont tous nés entre 1986 et 1990 et ils ont créé au cours de leur dernière année d’étude Berliner Mauer : vestiges, mis en scène par Julie Bertin et Jade Herbulot, depuis retravaillé et présenté ce mois-ci au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Après avoir rassemblé toute une série de documents, des textes, des films, des archives audio et vidéo et des témoignages, le Birgit Ensemble a conçu un spectacle dont le but est de faire revivre l’histoire du mur en Berlin. S’ils ont choisi cet événement, c’est qu’il marque la fin de la Seconde Guerre mondiale, la fin de la Guerre froide, et le début d’un monde désormais uniforme du point de vue idéologique et politique, né en même temps qu’eux et dont on est encore les héritiers aujourd’hui. La mise en œuvre est à la hauteur du projet, ambitieux : ce soir-là, j’ai vécu à Berlin Est, j’ai vibré et j’ai ri, j’ai entrevu l’Histoire sur un mode sensible et subjectif, par la scène.

BERLINER MAUER, VESTIGES (J.BERTIN, J.HERBULOT-LE BIRGIT ENSEMBLE)2015Ces comédiens sont comme moi, leur naissance ou leur petite-enfance a toujours été associée à cet événement historique dont les générations précédentes parlent avec émotion, une émotion peut-être seulement comparable à celle que l’on a ressentie le 11 septembre 2001 ou en janvier 2015 – la joie en moins – quand on a eu l’impression d’assister à l’Histoire en marche. Mais malgré les traces encore visibles, les témoignages, les images, nombreuses, les cours à l’école qui ont assimilé à jamais mon année de naissance à l’Histoire, le fait semble difficile à concevoir, quelque chose résiste. Grâce au Birgit Ensemble qui m’a donné le temps et l’occasion d’y réfléchir, j’ai compris que ce qui me dépassait ce n’était pas la chute du mur de Berlin, mais le mur de Berlin lui-même. L’idée qu’on ait pu, au lendemain de la guerre, diviser l’Europe, diviser un pays, diviser une ville entre plusieurs nations, scinder le monde en deux camps, m’apparaît inconcevable. Je ne comprends pas comment un tel mur a pu être construit, comment il a pu se maintenir pendant près de trente ans, comment il n’a pas été détruit ou contourné, comment cette séparation qui avait nécessairement des limites, des bouts de part et d’autres, s’est imposée avec autant de force que s’il y en avait eu quatre des murs, et comment ce symbole a pu avoir des conséquences aussi tangibles.

L’absurdité semble telle, l’effort de pensée est si grand – surtout à l’ère de la mondialisation et du numérique – , que pour essayer de comprendre la chute, il faut remonter le temps. Pas en 1961, à la date de la construction du mur, pas non plus en 1945, à la fin de la guerre, mais en 1944, lors du débarquement des Américains en Europe. C’est le point de départ qu’a choisi le Birgit Ensemble, une fois le public installé, réparti de part et d’autres de la scène dans un dispositif bi-frontal qui cerne le plateau. Une jeune femme seule fait le point, pose cette première marque avant que 45 ans d’histoire ne soient retracés en 2h15 de représentation. Après ce prologue qui place ce premier jalon, le spectacle commence pour de bon avec la reconstitution de la conférence de Yalta, sur un mode comique et bouffon. Staline, Churchill et Roosevelt se disputent l’Allemagne et Berlin dans un bureau, comme on se dispute des contrées sur un plateau de jeu de société en lançant le dé à tour de rôles, avant de poser tous trois l’un à côté de l’autre, pour une photographie historique. Ce sont des pantins au maquillage souligné et aux gestes grossiers, tantôt terrifiants, tantôt ridicules, caricaturaux, comme si leur démarche n’était compréhensible qu’au travers de ce prisme farcesque.

BM - murUn chant funèbre a capella fait la transition de cette scène à ses conséquences durables : une traînée de sciure vient diviser le plateau et l’Allemagne, désormais dédoublée en RFA et RDA, puis l’échelle est réduite à Berlin. Jusqu’en 1961, la frontière qui intriguait au début reste encore franchissable, et la trace du mur sur le point de s’élever amène des millions de personnes à fuir vers l’Ouest. Les comédiens prennent le temps d’illustrer ce mouvement en musique : il y a ceux qui hésitent et ceux qui ont peur, celles qui boivent vite un coup pour fêter ça, ceux qui sont confiants et ceux qui renoncent. Mais soudain, le mur se dresse, funeste. De grands pans de tissu viennent scinder la scène en deux pour matérialiser cette séparation, et ce n’est pas là qu’une coquetterie scénographique : jusqu’à la chute du mur, deux scène se tiendront dos à dos, non pas parallèles mais mitoyennes, avec parfois des effets de superposition.

Le procédé est poussé au plus loin, et je ne verrai ce soir, comme tout le reste du public, que la moitié du spectacle. Le hasard ou le destin m’ont placée à Berlin Est, du côté du communisme et de la vodka. De ce côté-là du mur, porter un t-shirt Coca-Cola sera un privilège et un geste audacieux aux yeux d’un père partisan, on chantera l’hymne de la RDA au lieu d’avoir un entracte, alors que de l’autre côté ils recevront Kennedy et ils apprendront à jouer au Monopoly. À l’Est, on cherchera à fuir à l’Ouest en se passant discrètement des messages dans des landaus et en prenant le risque de se confronter à la Stasi et lorsque l’on dansera ce sera avec gravité, alors qu’à l’Ouest ils tenteront de creuser un passage sous le mur, ils réclameront aux autorités de faire venir des membres de leur famille, ou à défaut de nous faire passer des chewing-gums et des livres.

BM - chuteIl arrive que deux scènes se superposent, et le dialogue auquel on assiste est alors entrecoupé d’un autre dialogue que l’on ne voit pas mais qui lui fait écho de l’autre côté du mur. La perception tente de se scinder pour imaginer ce qui a lieu au-delà du mur, alors même que l’on ne peut concevoir leur scène et qu’il faut rester concentré sur ce qui a lieu face à nous. À d’autres moments, l’Est perçoit un pâle écho de ce qui se déroule à l’Ouest, comme le discours de Kennedy dont les comédiens pointent avec humour le caractère politique, ou le show de Nina Hagen dont la vue est permise par une fragile projection vidéo, alors que les jeunes de l’Est se recueillent au pied du mur avec une bougie. À l’inverse, rien ne semble se passer en face lorsque le gouvernement de la RDA se réunit pour prévoir l’anniversaire du régime, ses quarante ans, avec un sentiment de fierté nationale qui fait passer outre les questions budgétaires et l’autorité du bloc russe. Seul Heiner Müller, interviewé à quelques temps de la chute, alors qu’il redoute avec la réunification l’oubli d’une alternative possible au capitalisme, est capable de passer d’un côté à l’autre, fuyant dans un sens puis dans l’autre, incertain de son souhait. Ses paroles retentissent avec la force de la prémonition et apportent un nouvel éclairage sur l’événement que l’on attend et le sentiment qu’il doit susciter.

La majeure partie de la soirée se déroule dans cette configuration qui donne l’impression de rater quelque chose, de ne vivre que la moitié du spectacle, avec un sentiment de privation que l’on croit partager avec les Berlinois de l’Est. L’ignorance de ce qui a eu lieu de l’autre côté n’est jamais comblée, elle est au contraire accrue quand, le mur enfin abattu, on découvre l’autre moitié des comédiens dans des vêtements colorés et fashion, alors que les nôtres sont restés cintrés dans leurs habits tristes. Les retrouvailles sont à la fois émues et intimidantes, car la scène se rouvre d’un seul coup alors que l’on se serait presque habitués à cette perception empêchée, qui sollicite et stimule l’imagination. La distance étonne autant que la proximité d’une même coupe de cheveux, et la réunion est pour de bon actée par le rappel de l’image très forte de Rostropovitch interprétant Bach au violoncelle sur les ruines du mur.

BM - violoncelleCe dispositif de dédoublement de la scène – au moins aussi audacieux que le projet de faire revivre l’histoire – est mis en œuvre avec beaucoup de maîtrise. Ce théâtre a beau s’appuyer sur des ressources documentaires, qui lui confèrent un caractère disparate, il n’est pas documentaire, car les comédiens se sont approprié ces matériaux et les ont nourris de leurs improvisations, jusqu’à les reléguer au rang de citations capables de nourrir leur propre discours plutôt que de s’y substituer. Tous les modes et tous les tons sont abordés, du tragique au comique, de la scène dialoguée à la danse et au chant, du jeu incarné à l’adresse directe et à la prise à parti, de la précision historique au clin d’œil contemporain, de la mesure à l’hybris. En résulte une grande beauté scénique, qui paraît d’autant plus habiles qu’ils sont quinze talents à coordonner sur scène et qu’ils se répartissent sur deux plateaux, ce qui nécessitait bien au moins deux metteures en scène. Les ressources et les modalités sont multiples et n’ôtent rien au sentiment de durée soigneusement bâti, à la longue traversée reconstituée jusqu’à la chute attendue, au dialogue comiquement amoureux de Gorbatchev et Reagan, Gorbi et Ronny, et à la surmédiatisation de l’événement qui en fait encore partie, qui ne peut être laissée de côté sans en amputer un aspect. Bien au-delà de l’enthousiasme de percevoir l’histoire autrement que par écrit, le spectacle permet une immersion qui active la réflexion et suscite des émotions intenses pour lesquelles on salue et on remercie chaleureusement le Birgit Ensemble.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Berliner Mauer », rendez-vous sur le site du Théâtre Gérard Philipe.

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