« Macbeth » de Shakespeare au Théâtre du Soleil

A l’occasion des cinquante ans de la troupe qu’elle a fondée en 1964, Ariane Mnouchkine propose après plusieurs années de création une mise en scène de Macbeth. Ce choix d’une pièce de Shakespeare permet de ressaisir l’histoire du Théâtre du Soleil, ponctuée par plusieurs des œuvres de cet auteur, Le Songe d’une nuit d’été en 1968, puis Richard II, La Nuit des rois et Henry IV entre 1981 et 1984. Néanmoins, ce nouveau spectacle ne s’inscrit pas uniquement dans la continuité de tant d’années, mais aussi en rupture, en laissant de côté l’esthétique qui a fait la renommée de cette troupe universellement connue, inspirée par les sources du théâtre oriental, notamment le Nô et le Kabuki japonais ou le Kathakali indien. Nourrie au contraire de références contemporaines, cette mise en scène s’efforce à tous prix de représenter la pièce de Shakespeare, au sens propre, de donner un équivalent visuel à ce drame monumental.

Macbeth - SoleilUne soirée avec Théâtre du Soleil est un véritable moment de vie. Placé au cœur du Bois de Vincennes, cette troupe implique déjà que l’on vienne jusqu’à elle, et le trajet qui y mène devient un voyage hors de la ville. Dans le vaste espace de la Cartoucherie, ancien site de fabrication d’armements et de poudre qui rassemble plusieurs théâtres, c’est une tout autre forme de vie que celle des trottoirs et des cafés parisiens des institutions intramuros, et l’entrée dans l’imposant bâtiment ne fait que le confirmer. L’espace consacré à l’accueil du public, avec librairie et bar, est presque aussi vaste que celui dédié au spectacle, et indique d’emblée la place qui est ici réservée à l’humain, au-delà de l’art. L’ambiance est festive dans ce lieu accueillant, où sont proposés des plats faits maison qui embaument, appréciés face à une immense fresque de Shakespeare en fond, ou des affiches historiques de Macbeth sur les murs, peintes à l’occasion du spectacle par Didier Martin. On voit là la portée d’une création dans le travail d’Ariane Mnouchkine, qui se soustrait au rythme effréné des productions annuelles et consacre de nombreuses années à un même spectacle : tout le lieu modifie son allure pour accueillir cette nouvelle mise en scène et pour mettre le spectateur en condition avant même le début de la représentation. Et ce travail sur le long terme, inscrit dans une durée qui lui donne d’emblée de l’ampleur, nous sommes invités à en vivre un condensé par une véritable immersion dans et autour d’un spectacle de près de quatre heures.

Ce partage de l’expérience de création apparaît encore à travers plusieurs autres indices. En allant s’installer, le spectateur découvre l’envers du décor. Avant de découvrir la scène, on entrevoit un emplacement qui révèle des éléments de scénographie imposants, puis une scène à côté de la scène, un espace de jeu pour la musicienne qui agit dans l’ombre tout au long du spectacle, ou encore, sous les gradins, des voiles percés de fenêtres qui laissent entrevoir les comédiens en train de s’habiller et de se maquiller. Au sentiment d’être invité à découvrir les ressorts du spectacle se mêle un autre, celui de faire effraction dans le spectacle, de saisir à la dérobée ce qui reste d’ordinaire caché. Par la suite, ce jeu de montré-caché qui pointe du doigt l’illusion plutôt qu’il ne la produit, revient à intervalles réguliers. Ce sont par exemple les êtres tout en noir qui abaissent d’un coup le voile qui sert de rideau, qui lui aussi cache tout en laissant entrevoir, ou qui viennent par la suite manipuler les éléments ensorcelés et donner à voir le fantastique qui imprègne toute la pièce. Leurs ombres sont visibles, aussi discrètes soient-elles, et font naître une interrogation : pour qui est simulée cette magie si elle n’est pas effective pour le spectateur, et a priori pas non plus pour les comédiens ? Pour les personnages peut-être, et tout particulièrement Macbeth, et il s’agit alors moins de faire croire à ses hallucinations que de le montrer en proie à elles, trompé par ces ombres, et l’écart de lui à nous se creuse considérablement.

Macbeth - guerreAriane Mnouchkine prend en effet le parti de donner corps à toutes les visions du personnage sur scène. Des sorcières au cadavre ensanglanté de Banquo, sa folie prend forme sur le plateau, et cela va même jusqu’aux tables qui tournent toutes seules, aux portes qui grincent, au pot de fleurs qui tombe de lui-même, le tout assorti de fumée qui sort des dessous de la scène, comme dans une attraction d’horreur à une fête foraine. Ces effets révèlent une lecture de la pièce entièrement déterminée par Macbeth, un point de vue presque intérieur, qui fait du plateau un lieu de manifestation de sa folie, où sont importés toutes ses angoisses et tous ses délires. L’oracle des trois sorcières qui lui annoncent son couronnement à venir au début de la pièce met ainsi en branle ce seigneur d’Ecosse estimé du roi Duncan, son cousin, qui comme Œdipe, œuvre plus ou moins malgré lui à la réalisation de son destin. Les ambitions de sa femme l’entraînent dans une spirale meurtrière qui ne peut s’achever qu’avec sa fin.

La pièce de Shakespeare est un véritable défi lancé à la représentation théâtrale. A chaque scène ou presque correspond un lieu différent, qui ne sont pas seulement les diverses pièces d’un même palais, mais qui impliquent des coordonnées spatiale chaque fois nouvelles, entre l’intérieur et l’extérieur, voire entre l’Ecosse et l’Angleterre. A cela s’ajoute un nombre important de personnages, plus de vingt-cinq identifiés et nommés, les autres formant des groupes de nobles ou de soldats. Pour couronner le tout, la pièce est parcourue d’un bout à l’autre par le surnaturel, incarné par les sorcières ou les esprits qui viennent hanter le couple royal.

Macbeth - chevauxFace à cet objet insaisissable, monstrueux, Ariane Mnouchkine est loin de renoncer et entreprend de façon ambitieuse de ne rien simplifier. Sa première tâche a consisté à traduire le texte de Shakespeare, sans parti-pris de modernisation, gardant au contraire toute la majesté et la solennité un peu distantes du texte d’origine. La fondatrice du Théâtre du Soleil a ensuite rassemblé autour d’elle un nombre impressionnant d’artistes, près de quarante personnes venant ainsi saluer en ligne à la fin du spectacle. Tous apparaissent sur scène et produisent des effets de groupe qui évoquent plus le cinéma que le théâtre. On retrouve en effet dans ce spectacle la notion de figurant, qui donne de l’ampleur à ce projet, voire un caractère démesuré. Et c’est parce qu’ils sont si nombreux que peut être déployée une scénographie à grands moyens, elle aussi monumentale.

Chaque scène est un nouveau tableau qui induit une reconfiguration totale du plateau, dont la base est un sol marbré à trappes, entouré de vastes draps souples qui cachent les éléments à disposer. Les entrées et sorties des comédiens ne se font par sur les côtés mais par le fond et par l’avant de la scène, face à laquelle est amenée ou retirée une plateforme inclinée. De ces autours que l’on devine aussi vastes que le plateau lui-même, arrivent des tapis, des barrières, des pans de murs, des bureaux et des tables, des chaises et des canapés, un bunker, des peaux de bête, une barque, des lampadaires, des écrans télévisés, et même des chevaux dans des stalles. Chaque tableau est soigneusement composé d’éléments qui apparaissent et disparaissent rapidement grâce à tous ces corps actifs sur scène, les kôkens ou serviteurs de scène comme ils sont désignés, qui chorégraphient ces changements et créent des mirages.

Macbeth - roseraieCes métamorphoses successives rendent l’esthétique et l’inscription spatio-temporelle plurielles. Les premières scènes évoquent la Sécession américaine autant que les conflits mondiaux, d’autres un cadre ultra-contemporain, alors que la présence des sorcières ramènent à une dimension tribale. Un caractère atemporel se dégage de toutes ces visions créées sur scène, et même atopique, tant la complexité de la narration, suivie à la lettre, brouille les repères. De très belles images surgissent, comme la roseraie dans laquelle apparaît Lady Macbeth, idyllique, l’assassinat de Banquo dans un univers aquatique qui évoque Venise, ou encore le visage comme numérisé de Macbeth pendant la guerre, au travers d’une ouverture qui nie tout le reste de son corps et dans un noir scénique qui déréalise sa présence. Tous les changements de décor sont accompagnés d’une transition sonore et musicale composée par Jean-Jacques Lemêtre, qui vient rappeler son rôle dans la coloration de chaque scène, avec également le travail des lumières.

Dans cette descente aux Enfers, les moments de décrochages sont rares, et la tonalité reste finalement assez uniforme. Ici, une scène seulement introduit du comique, incarné par le portier du château de Macbeth, qui tarde à ouvrir à ceux qui cognent à la porte. Le personnage, interprété par Eve Doe-Bruce, extrait un instant du drame et de son rythme haletant pour un morceau de sagesse bonhomme revigorant, qui capte pour de bon, avant que ne reprenne le flux des scènes.

Macbeth - paparazzisCette débauche de moyens scéniques place plus dans un état de curiosité distante face à ce qui va arriver que dans une empathie qui ferait intimement percevoir la ou les tragédie-s qui se joue-nt dans la pièce, ou même dans une posture de réflexion. Le projet d’Ariane Mnouchkine est de rendre à cette pièce sa puissance performative, de dénoncer l’avidité capable de bouleverser une situation initiale heureuse, pour que cela ne soit plus. Pour ce faire, elle n’allie pas cette fois-ci tradition théâtrale et propos politique, selon un réinvestissement des codes du théâtre oriental, mais elle imprime explicitement une touche contemporaine à la pièce, manifeste par les paparazzis qui entourent le couronnement de Macbeth après son arrivée en hélicoptère ou l’ordinateur qui lui sert à communiquer avec les forces de l’au-delà. Ces intrusions ont pour objet de mettre en cause les relations du pouvoir avec les médias, mais cette intention n’apparaît qu’après coup, à la lecture de la note d’intention de la metteure en scène, une fois sortis du tourbillon d’images.

Le texte lui-même se perd au milieu des pétales de fleurs et des réverbères, et cette mise en forme, en images jusqu’au boutiste éloigne du texte, en détourne, plutôt qu’elle ne le sert. Le spectacle devient moins celui du couple Macbeth que celui de la scène elle-même, de ses transformations permanentes et apparemment sans fin. Au milieu de ce déferlement scénique, la tension dramatique est parfois ressaisie par les monologues du personnage principal et de sa femme, qui à eux seuls donnent à voir la folie et la conscience pénétrante du mal. Parmi tous ceux qui les entourent, qui commentent leurs actes ou y réagissent, eux seuls polarisent ici le drame et le font quelque peu percevoir, en particulier Serge Nicolaï, au centre, roi et victime, meurtrier fou dont la scène intérieure est transposée sur la scène de théâtre.

Macbeth - hallUne fois traversée cette immense épopée, cette représentation imposante, restent moins les effets d’une lecture approfondie du texte qu’une série d’images, aussi spectaculaires et belles soient-elles. C’est finalement moins la pièce que l’on applaudit que le spectacle lui-même, qui ne paraît pourtant pas aussi mémorable que les précédentes créations d’Ariane Mnouchkine qui ont largement marqué l’histoire du théâtre contemporain et qui lui ont imprimé une marque singulière. La dimension du spectacle et tout ce qui l’entoure, qui en fait partie, en imposent mais donnent le sentiment d’arriver des dizaines d’années trop tard.

F.

Pour en savoir plus sur « Macbeth », rendez-vous sur le site du Théâtre du Soleil.

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