« Corbeaux ! » de Kunio Shimizu au Théâtre de la Ville :
les fusils sont toujours chargés

« Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! » est un spectacle qui a fait date au Japon, en 1971, quand il a été créé pour la première fois à Tokyo. Devenu mythique, il a marqué l’histoire du nouveau théâtre japonais, opposé aux formes traditionnelles telles que le Nô et la Kabuki. Kunio Shimizu, l’auteur, et Yukio Ninagawa, le metteur en scène, ont recréé ce spectacle, présenté pour la première fois en France l’année dernière à la Maison de la Culture du Japon, et en cette fin d’année au Théâtre de la Ville. Même près de quarante ans plus tard, le spectacle a conservé toute sa puissance, toute sa force subversive, et il offre l’exemple rare d’un spectacle historique dont on revit le caractère révolutionnaire des années plus tard.

Corbeaux - afficheLa pièce de Kunio Shimizu relate la prise d’otage des membres d’un tribunal par une trentaine de vieilles femmes, parmi lesquelles les grands-mères de deux jeunes hommes, accusés d’avoir lâché des bombes au cours d’un spectacle. Arrivant de toutes parts avec leurs fripes, leurs paillasses et leurs provisions, elles interrompent la séance qui laissait présager une sentence sans appel pour les deux garçons et réduisent juges, procureur et avocat de la défense au silence. Plus encore, elles les dépouillent de leurs pantalons avant de s’atteler à leur procès, au nom d’une justice plus humaine mais tout aussi cruelle dans ses effets. Alors que les menaces de l’extérieur se multiplient, après des demandes de négociations et d’apaisement qui échouent, ces petites grands-mères ne faiblissent pas et poursuivent leur entreprise, sourdes et aveugles à toute conséquence.

Dès la première image du spectacle, le public est saisi. Une musique suspendue accompagne la découverte d’un plateau étrange, qui déstabilise autant qu’il intrigue. De façon symétrique et régulière sont disposées des espèces de boîtes transparentes, des sortes de vivariums, dans lesquels sont peu à peu distingués des corps adultes recroquevillés. Des voix s’élèvent et une même parole circule d’une boîte à l’autre, tandis que les corps repliés se mettent à bouger faiblement. L’effet est d’emblée puissant, et il ouvre la voie à de nombreuses évocations, à de nombreuses questions. Ces boîtes s’apparentent autant à des prisons qu’à des refuges, alors que des coups de pistolet ou de mitraillettes retentissent au loin, à des couveuses autant qu’à des cercueils pour ces corps adultes empêchés, dans un seuil qui mêle la naissance et la mort. Les cris de revendication semblent introduire de la singularité là où ce qui frappe est la multiplicité, la répétition du même, avant qu’ils ne s’unissent en un chant à l’unisson.

Tel est le concert singulier dans lequel font irruption deux jeunes hommes. Ils s’envoient ce qui semble d’abord être une balle, entre ces tombes dans lesquels les corps s’éveillent à la vie, ils sont insouciants, jusqu’au moment où la balle-grenade leur échappe et déclenche une explosion. Leurs excuses déchirantes à leurs grands-mères introduisent aussitôt une rupture brutale, et mène sans transition au tragique, immédiatement souligné par un mouvement de confusion. Des coups de mitraillette retentissent, avec par-dessus des hurlements de douleur et des bruits de sirène. La scène disparaît sous un nuage de fumée qui fait écran, et le son se substitue alors à l’image, bien plus expressif dans sa coloration presque documentaire, que n’importe quelle scène de panique reconstituée. Ce surgissement prend à la gorge et noue l’estomac, jusqu’au malaise, bien au-delà de l’illusion, et celui-ci ne disparaît pas, il s’étend en longueur pendant de longues minutes, jusqu’au dévoilement spectaculaire d’une nouvelle scène.

Corbeaux - tribunalLes boîtes transparentes, les cris et les larmes, ont disparu et la fumée laisse progressivement entrevoir un tribunal imposant, avec haute estrade, tables, barre d’appel et tentures. La longue et douloureuse disparition de la première image entre en tension avec le caractère magique de cette apparition soudaine, et se met déjà en place un rapport singulier à la durée dans ce spectacle. La jonction est rapidement faite avec ce qui précède grâce à la présence des deux jeunes hommes, mis en accusation. Avant l’arrivée des grands-mères qui occupe la majeure partie de la pièce, l’inconséquence du tribunal est soigneusement dépeinte, tant par les raisonnements absurdes du procureur, la défense maladroite, voire inappropriée, de l’avocat, ou les remarques inconséquentes des juges. Le crime apparaît comme un présupposé, et tout témoignage en faveur des accusés semble voué à l’échec.

Le trouble est jeté dans cette organisation trop bien huilée avec la venue de la grand-mère de l’un des accusés, inquiète de savoir à qui adresser sa promesse de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Il est par la suite amplifié par l’arrivée de toutes parts d’une trentaine de vieilles femmes, qui toutes descendent les escaliers de la salle pour rejoindre la scène, avec sur le dos le portrait encadré d’un homme, qu’il soit mari, père ou fils. Sans un mot, elles investissent joyeusement le tribunal et s’y installent comme chez elles, déroulant leurs nattes au sol, découpant des poireaux ou allumant leur réchaud, qui dégage une odeur salée d’Asie.

Corbeaux - jeunesComme leur prise de parole par la suite, leur geste n’est pas clairement montré comme politique, ni entrepris comme tel. Elles donnent l’impression de s’être trompé d’endroit, avant de soumettre les occupants du tribunal par leur nombre. Quand ceux-ci manifestent une quelconque forme d’opposition après leur surprise, c’est là qu’elles brandissent balais, couverts en bois, parapluies ou même grenades comme des armes. Leur discours, longuement mûri dans le silence, se fait progressivement entendre par la suite et rend compte d’un semblable décalage, entre remarques triviales, impropriétés poétiques – elles veulent dresser des « arcades » au lieu de barricades – et discours métaphoriques, profondément tragiques. Peu à peu, elles – femmes en plus d’être vieilles ou l’inverse – élèvent leurs voix et disent qu’elles sont des corbeaux, « noircis de la honte de l’homme ». Ou encore : « On a perdu la tête depuis longtemps, la haine nous a rendues folles depuis des centaines, des milliers d’années. Une flûte en os humain et taillée avec des os humains résonne constamment dans notre cœur en poussant des cris déchirants. C’est pour cela qu’on ne peut mourir. On ne peut pas crever tant qu’on ne sait pas qu’est cette flûte. Ce que crie la flûte, est-ce le sang, est-ce le sommeil, ou bien un amour insaisissable… ».

De maladresses comiques en envolées lyriques, ces petites vieilles se font progressivement entendre et se vengent de ce qu’elles ont subi, se révélant aussi intraitables que leurs ennemis, allant jusqu’à juger leurs petits-enfants après ceux qui les ont jugés. La tension dramatique est accrue par les adresses régulières des autorités, qui se font entendre grâce à un mégaphone qui recouvre le bruit des pales d’hélicoptères, jusqu’au massacre final, qui donne lieu à une nouvelle image de renaissance d’une puissance extrêmement saisissante, plus fulgurante mais tout aussi spectaculaire que la première. Jusqu’à la dernière minute, la tension entre le drame et le comique est maintenue avec justesse, suivie de près par les ovations du public.

Corbeaux !Les saluts révèlent le nombre impressionnant de comédiens réunis pour ce spectacle. Ils sont près de cinquante, et forment une masse qui exprime une émotion partagée. Cette présence massive sur scène, démultipliée in extremis, crée un fourmillement qui ne relève pas de l’illusion. D’un corps à l’autre, un discours qui retentit se bâtit parmi eux, ce qui produit un effet choral sur scène. La parole circule entre les vieilles, dans une indistinction généreuse au-delà de la nécessité de jouer un rôle précis, mis à part les membres du tribunal, les accusés et leurs deux grands-mères.

Pour cette recréation, Yukion Ninagawa, qui a largement contribué à l’introduction du théâtre occidental au Japon, a rassemblé les comédiens du Saitama Gold Theater, cette compagnie qui rassemble des personnes de plus de cinquante-cinq ans et qui commencent tardivement une nouvelle vie dans le théâtre. En les confrontant aux comédiens du Saitama Next Theater, plus jeunes, il met en acte son questionnement sur l’héritage qui unit ou oppose les générations, sur le dialogue qu’elles doivent entretenir pour que la colère irrigue de façon raisonnable la violence et qu’elle lui donne toute sa force d’action.

La pièce n’a beau durer qu’un peu plus d’une heure, sa densité lui confère une longueur autre, chargée d’histoire, lourde de sens, pleine de gravité. De 1971 à 2014, le spectacle réussit à garder une même force, que ce soit par l’image, la scénographie, l’esthétique théâtrale, ou par le texte, le message qu’il porte. Quarante ans plus tard, ce spectacle est ainsi revécu comme historique, et plus encore comme révolutionnaire, ce qui consacre bien la puissance des artistes qu’il rassemble.

F.

Pour en savoir plus sur « Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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