« Go down, Moses » de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville – Contemplations castelluciennes –

Le Festival d’Automne propose cette année un portrait de Romeo Castelluci, au travers de trois créations : Go down, Moses, présenté au Théâtre de la Ville ; Schwanengesang D744, au Théâtre des Bouffes du Nord fin novembre, et Le Sacre du Printemps, à la Grande halle de la Villette en décembre. Après Sur le concept du visage du fils de Dieu en 2011 et The Four Seasons Restaurant en 2013, l’artiste italien revient donc au Théâtre de la Ville et offre un nouveau spectacle, bien plus transparent que les précédents dans le propos et dans sa mise en œuvre, inspiré de l’histoire de Moïse, telle qu’elle est racontée dans la Bible mais aussi des œuvres de Faulkner, de Kafka et de Freud. Partant une nouvelle fois de sa réflexion sur la question de l’irreprésentabilité, de l’invisible, il s’intéresse ici moins à l’enfant abandonné qu’à sa mère, dans une série de tableaux qui placent dans un état contemplatif.

Go down, MosesEntre la scène et la salle, un écran de tulle pose un filtre sur l’image créée, qui la met à distance, qui la patine, comme de la laque ou de l’huile sur une toile, pour fixer les couleurs, figer l’image, et transformer la scène en tableau vivant. Tandis que le public s’installe, des hommes et des femmes regardent avec attention la reproduction d’un lapin affichée à cour, comme si un sens caché était à trouver en elle, comme on regarde un portrait aussi indéchiffrable que celui de la Joconde. Lorsque la lumière de la salle s’éteint, les comédiens font place à une machine transversale, une turbine qui tourne de plus en plus rapidement sur elle-même. L’intensité sonore qui accompagne ce mouvement violent évoque le chaos recréé dans The Four Seasons Restaurant, bien que la densité reste inférieure. Des cintres, descendent deux perruques, dont une est prise par le mouvement de la machine, accroissant le sentiment de danger né de cette image énigmatique, qui nourrit l’attente du spectateur, son désir d’intensité, de sensations fortes, nés des précédentes créations de l’artiste.

Après un passage au noir, apparaît cette fois une petite salle dans l’espace de la scène plongée dans l’obscurité, ouverte vers le public. Ce sont les toilettes d’un restaurant ou d’un bar, suivant les sons qui accompagnent cette nouvelle image, dans lesquelles une femme se tord de douleur avant de se vider de son sang par le bas. L’hémorragie l’affaiblit et l’empêche de la juguler, jusqu’à ce qu’elle glisse dans son sang, incapable d’en arrêter le flot. La scène est d’autant plus poignante que tous les cris de la femme sont contenus, empêchés, et que l’explication de ce qui a lieu est encore manquante. Le titre du spectacle – inspiré de Faulkner mais qui évoque également Louis Amstrong – ne revient à l’esprit qu’avec le tableau suivant, qui réinstaure de la narration, de la linéarité, et qui permet de recoller les morceaux et donc parler de ce qui a lieu même si restent de l’insolite et des phénomènes de décalage : la femme est la mère de Moïse, qu’elle a accouché seule et qu’elle a abandonné, non dans un panier d’osier sur le Nil, mais dans une grosse poubelle verte, après l’avoir mis dans un sac noir. Elle explique à l’inspecteur de police qui tente de la comprendre et de savoir où est l’enfant que Moïse est venu les sauver de l’esclavage et de Pharaon, qu’un nouveau monde est à venir. Un scanner médical entraîne ensuite dans son inconscient, figuré sur scène par une dernière image, elle aussi créée dans le noir, une grotte qui ouvre sur un ciel nocturne, dans laquelle se meuvent des corps.

Go down - scannerPlus encore que les autres tableaux, le voile et les couleurs de la scène évoquent avec cette dernière image une peinture de la Renaissance, de Vinci par exemple, ou de Raphaël, dont le nom est repris par la compagnie des Castellucci, « Raffaello Sanzio ». Les corps se confondent avec la roche qu’ils habitent, et se déplacent avec lenteur dans ce cadre primitif. Leur mouvement presque insensible déréalise ce tableau, qui semble étonnamment lointain, au point qu’un doute surgit et l’on se demande un instant s’il ne s’agit pas d’une projection. Dans cette vision troublée, intuitive presque, on distingue néanmoins, comme au ralenti ou dans un rêve, une femme qui porte délicatement un enfant et l’enterre, avant de s’accoupler avec un homme et d’écrire en lettres de sang ou de terre « SOS », sur le voile qui la sépare de la salle, baptisant ainsi la grotte Lascaux. Le sentiment de contempler une œuvre picturale est encore accru par l’absence de tout dialogue, de toute parole dans cette dernière séquence, la plus longue du spectacle.

La réapparition du scanner à la fin montre sans grande subtilité si ce n’était pas évident que cette grotte est l’image mentale de la mère de Moïse, qui décide alors d’y trouver refuge. Ainsi s’achève la représentation, devant un public encore en attente, prêt à voir un nouveau tableau dans le mouvement imperceptible du décor, qui applaudit une première fois au ralenti mais s’arrête, incertain, désireux d’en recevoir plus, avant de se résigner pour de bon face aux comédiens.

Go down Moses - grotteCastellucci dit vouloir représenter l’invisible dans ses spectacles, alors même qu’il crée des visions, qu’il fait naître des images sur la scène. Pour résoudre cette tension, il se réfère à l’icône, qui représente l’irreprésentable par la transfiguration, par la lumière de la carnation des personnages, et qui était présente dans Sur le concept du visage du fils de Dieu et dans The Four Seasons Restaurant. Plus encore, pour ce spectacle, Moïse lui apparaît comme une incarnation de cette dialectique entre le caché et le montré. Le metteur en scène rappelle que le prophète est le seul à avoir vu Dieu et à lui avoir parlé, et que c’est pourtant lui qui a inscrit dans les dix commandements l’interdiction de le représenter. L’intention de Castellucci est donc de rechercher un au-delà de l’image, de tenter de poser une énigme, une question d’ordre philosophique à travers sa recherche plastique.

Néanmoins, le propos dépasse dans le cas de ce spectacle sa réalisation, car Go Down, Moses semble au contraire très lisible, beaucoup moins énigmatique et résistant que The Four Seasons Restaurant par exemple, qui mettait au défi toute forme de commentaire ou de mise en mots. Là où l’image gagne en puissance, en densité, alors même que sa construction, son caractère faux est mis en valeur par une débauche de moyens, c’est lorsque la parole est absente, lorsqu’elle ne vient pas plaquer explicitement l’histoire de Moïse sur un cadre contemporain. Quand elle s’évanouit, l’image tente de parler d’elle-même et le propos se déplace, de Moïse à la maternité, plaçant alors le spectateur dans un état de contemplation, de méditation, plus que de doute métaphysique ou de questionnement existentiel. Face à cette œuvre, on se trouve dans la posture de celui qui rêve face à une peinture en projetant de soi sur elle pour mieux la lire, alors que Castellucci voudrait provoquer un choc, « une électrocution ».

F.

Pour en savoir plus sur « Go down, Moses », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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